Le Bal Masqué

Il est des instants qui unissent, nouent et lient les âmes entre elles en des nœuds inextricables, peu important que chaque corde fusse différente, disparate ou de toute évidence opposée à une autre. La Maison des Roses et de l’Ombre était de celle capable d’un tel prodige, en appelant à ses divertissements, arts et vastes domaines aux séances récréatives capables d’unir chacun à l’admiration de ses propositions esthétiques. Un bal n’était qu’une piètre dénomination pour révéler la grandeur de l'occurrence qui allait naître, ce soir de liesse où le printemps serait honoré.

Face au pli de l’invitation, assise sur son large fauteuil et accoudée à son bureau, le titanesque capitaine de Solario avisait le billet en soupirant d’envie et convaincue de deux points précis. Dans un premier temps, Soo Yun était certaine d’avoir compris la nécessité de se présenter en duo à l'événement et dans un second, que personne ne se laisserait accompagner d’elle pour s’y rendre.

Ô, l’ourse se savait appréciée, comptait bon nombre d’amis au sein de son unité, plus encore même, c’était une famille, comme elle savait se les désigner, quand le destin ne le faisait déjà pas pour elle. Mais de là à être distinguée comme compagne de bal, il y’avait un vide que toute son immensité ne parviendrait jamais à combler.

L’abattement n’était pas coutumier au sein des expressions de la géante, pour qui connaissait ou avait déjà croisé l’officier Lin dans sa vie. Et dans la discrétion de cette pièce réservée à elle seule, aucun ne serait témoin de cette possibilité ignorée à pouvoir ressentir la mélancolie, affichée avec une profonde lassitude… Et beaucoup d’envie.

Morose s’était elle trouvée, incapable de penser à autre chose, espérant que sa porte soit soudain ouverte par une princesse ou un prince charmant, l’agrippant par le poignet pour l’escorter dans ces lieux de merveilles auxquelles elle aspirait.

Et ce moment ne venait pas.
Il ne pouvait pas venir.
Il ne viendrait p…

Son seuil fut franchi, sa surprise totale alors que la lumière de l’espoir se mêlait à celle du couloir menant à ses quartiers, l’ombre d’un homme solide se projetant jusqu’à elle, la couvrant d’une chaleur inespérée.

Jean Klein, que nombreux voyait comme taciturne, une âme damnée, blessée, lasse… Mais pas elle, jamais.

Son très cher fossa.

Le seul oeil visible de Soo Yun brillait de mille feu à cette venue, elle rougit, même, si le fait avait pu être possible, son esprit embrumé dans les pensés qu’elle venait d’avoir et le concours de circonstances qui avait bien pu pousser l’agent Klein à venir à elle. Les tempes de l’ourse bourdonnaient, son cœur avait manqué plusieurs battement, elle n’avait que très mal entendu ses propos.

Tout ce qu’elle parvint à comprendre fut tel un rêve que l’on déroulait à ses pieds.
Jean parlait du bal.
Jean parlait de savoir s’ils allaient s’y rendre.
Ensemble, de toute évidence.
Il l’invitait.
IL L’INVITAIT !

Elle bondit de sa chaise, tendit ses bras soudainement et plaqua ses larges mains sur son bureau dans un fracas succinct, mais tonitruant.
Oui, eut-elle répondu, ou du moins, eut-elle hurlé dans un enthousiasme qui la gêna même elle, une fraction de seconde plus tard. Et afin d’étouffer tout malaise, elle s’était ruée à sa rencontre, puis accepta plus formellement l’évidente invitation qui lui avait été faite. Enfin, plus heureuse que jamais, elle s’était éclipsée afin d’aller chercher sa toilette, un atour réservé aux plus rares occasions, laissant à son cavalier le soin de se préparer de son côté.
__________________________________

Ils s’étaient ainsi retrouvés face au Palais des Rois, son avant bras passé sous celui du milicien dont elle ne pouvait guère deviner les émotions, puisque les masques étaient d’usage. Son brave compagnon devait avoir bien tout prévu, étant donné qu’il arborait un trois pièces lui seyant à ravir. Elle même avait choisi d’orner ses traits d’une gueule de dragon azuré, sans aller chercher à celui-ci une autre signification que l’attrait esthétique qu’elle avait pu éprouver en le trouvant, ses propres cheveux dessinant une crinière aigue-marine coulant derrière son dos et sur sa propre tenue distinguée.

Sa prunelle céleste dansait alors même que le bal n’eut point débuté, émerveillée par la perfection des lieux, mais aussi des êtres qui naviguaient au cœur de ceux-ci. Agrippée à son partenaire, elle entendit les discours prononcés par les voix les plus mélodieuses que ce monde pouvait connaître, goûta à leur sonorité, admira la radiance de ces deux êtres qui les eurent déclarées.

Elle les entendit.
Mais cela ne voulut pas dire qu’elle les écouta pour autant.

Trop absorbée du sublime qui l’entourait, Soo Yun était presque hagarde derrière le rempart protecteur de son loup agressif. Elle n’eut même pas senti son cavalier lui échapper, probablement engloutit par la foule qui se préparait à piétiner la piste, incessamment sous peu. Un des deux éphèbes, le second d’entre eux qui eut déclamé l’allocution d’accueil et d’usage, passa à son côté, lui confiant soudain quelque chose qu’il lâcha presque dans ses mains.

Sans bien comprendre pourquoi ou la raison derrière cela, Celian Dresdell venait de lui confier un verre vidé de tout liquide.

Le capitaine de Solario eut une lueur de génie, une clarté limpide expliquant le geste du gérant de casino. Il avait deviné qui elle était et tenant à ce verre plus que tout, lui aurait confié celui-ci, sachant son trésor en d’infaillibles mains protectrices.

Le torse gonflé d’orgueil, tirant sur les coutures serrées de ses atours, Soo Yun, envahie de joie et de merveille, fut aussi inondée de fierté, levant le regard jusqu’à la voûte colossale du Palais, jurant d’accomplir son devoir avec honneur.

Nonobstant son équipe, Lys avait pu oublier le monde qui l’entourait toute la matinée en cuisine. Le service avait été long, éprouvant : seulement dix heures pour préparer suffisamment de desserts pour des invités se comptant en centaines. Il était toutefois fier de son travail, beau, raffiné, délicieux, à l’image de ce que l’on pouvait attendre d’une star culinaire. La mère du rouquin lui avait fait réserver une pièce où se changer, une fois son tablier défait. Le chevalier grimaça à la vue du masque à l’image d’un intimidant prédateur. Il frissonna. Il n’était plus un enfant : allait-elle choisir jusqu’à ses vêtements, encore ? Toutefois Lys sourit, malicieux : heureusement, il avait prévu ses propres rechanges. Avec un peu de chance, ainsi, sa famille ne le reconnaîtrait pas.

Après les discours qu'il avait écouté d'un air distrait, il déambula dans la salle du bal. Ses traits fatigués étaient cachés par un sourire radieux et un majestueux masque de lapin. D’un blanc immaculé, il n’en demeurait pas moins incroyablement détaillé : des roses, plantes grimpantes et pétales de papier le décoraient somptueusement. Le bas du visage du rouquin était apparent, comme sa chevelure bien plaquée en arrière. Si son appareil était minimaliste, il était évident qu’il était tout aussi sophistiqué et de bonne facture. La chemise cintrée qu’il portait possédait de longues manches transparentes. Bouffies aux poignets, elles se terminaient dans un dégradé gris rappelant les iris métalliques de son propriétaire. Des gants assortis collaient ses doigts de fée. Enfin, par-dessous l’élégant volant de son haut, un pantalon haut et serré allongeait sa silhouette jusqu’à des chaussures aussi blanches que le reste de sa tenue. Il avait retiré tous les piercings à ses oreilles, à l’exception de deux sobres boucles pendantes, laiteuses elles aussi.

Le pâtissier s’était promis de se retrouver avec un ami à lui. Il n’aimait guère rester seul en général, moins encore dans cette opulente maison. Alors, lorsque de loin il repéra une silhouette svelte et de grande taille, cheveux noirs et courts avec un masque de loup blanc, il vérifia sur son portable pour être sûr mais cela correspondait parfaitement à la description et ce, jusqu'aux vêtements qui lui avaient été vaguement décrits.

« Georges ! » s’écria-t-il en happant l’homme par l’épaule. « Pas trop fatigué du service ? » demanda-t-il tout joyeux, jusqu’à ce que la personne attrapée se tourne vers lui. Ses yeux rivés sur les siens, il réalisa.

Ce n’était pas Georges.