… quatre, cinq, six… ça fait 22, le compte est bon.
Je signe le document que les livreurs me tendent et fais signe au personnel qu’ils peuvent entreposer les palettes dans le hangar et descendre les cartons à l’atelier.
Le soleil brille haut dans le ciel bleu. Sa douce brûlure réchauffe mon visage. Les yeux clos, je me permets quelques secondes de répit avant de retourner me planquer sous terre.
Là bas, les seuls rayons de soleil qui me parviennent sont ceux de mon imaginaire.
Une brise fraîche me caresse les cheveux.
- Mr Kendal, excusez-moi. On vous demande à l’administration.
Bon. Quand je disais quelques secondes je pensais plutôt à une ou deux minutes mais soit, on va dire que quelques secondes suffisent.
Une dizaine de jours n’auraient pas suffi à me préparer à ça.
Hob, soit raisonnable…
- Raisonnable de quoi? Raisonnable de QUOI!!!
Je fais les cent pas dans le bureau, mon cerveau cherchant désespérément une issue sans jamais en trouver de raisonnable.
- Vous savez par quoi j’ai dû passer à cause de cette … Cette… Montgomery?
Des réunions à n’en plus pouvoir, des après-midi à poireauter en costume cravate ridicule, des brevets et des contrats à relire minutieusement, des brevets et des contrats à corriger! Des documents encore et toujours et maintenant on vient me dire que la collab était un succès et que l’on en veut plus?????
- Non je ne sais pas, mais expliquez-vous.
C’est faux.
Elle sait. Mais c’est son job, pour elle c'est la normale.
A m’entendre elle doit croire que je me suis fais molester, ou quelque chose du même acabit.
Je lui lance un regard contrit et parce que je ne suis pas un sale gosse je finis par me planter devant son bureau, y poser gentiment les deux mains à plat, mon regard droit dans le sien.
- Bon okay mademoiselle Louise. Mais pour l’amour de tout ce qui est vivant sur terre, au ciel et dans la mer. Jurez-moi que ça va bien se passer cette fois-ci.
Louise m’adresse un sourire pincé, saisit mes doigts de sa main froide et me répond de cette voix toujours tranquille qui lui va si bien.
- Tu vas survivre Hob.
Il en est de trop. Je quitte le bureau, claque la porte et hurle dans le couloir pour que tout le monde l’entende.
- JE M’EN FOUT! JE QUITTE PLUS JAMAIS MON TROU!
Alors comment je fais pour me retrouver dans un bureau à Babel habillé comme un représentant de commerce alors que je suis censé ne plus jamais quitter mon trou?
Disons que maman m'a gentiment fait comprendre que le placard obscur qui me sert de chambre aurait l’air d’un palace à côté de ce qui m'attendait si je ne me bougeais pas le cul.
Un ultimatum quoi.
Assis dans un fauteuil confortable je fais mine d’apprécier la vue tout à fait quelconque. Fleur est censée arriver dans 3 minutes et je peux aisément affirmer que j’angoisse.
Plus vite on règle les dossiers et plus vite je suis libre. Or cela dépend de sa bonne volonté.
Fleur, je l’aimais bien au début (je l’aime toujours bien, ce n’est pas une mauvaise personne hein!), mais je suis à présent absolument certain qu’elle n'a rien à faire de ma personne et que je suis le seul à avoir quelque chose à perdre dans cette histoire! J'aimerais être un oiseau et sauter par la fenêtre.
En soit un lynx c’est presque un oiseau.
Les fenêtres sont scellées de toute façon.
Soupir.
Par pitié. Viens à l’heure. Au moins la première fois.
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Mer 12 Avr - 8:28
Pour l'amour des corporates
La tête au-dessus de l'évier Fleur, les cernes jusqu'au parquet. Un bâillement à s'en décrocher la mâchoire, la grimace habituelle sous une migraine lancinante. Un doliprane en travers de la gorge Fleur, espérer raccourcir le temps, s'enliser loin des tourments. Nauséeux lendemain de fête, on observe ici et là les cadavres de bouteilles, vidées jusqu'à la dernière goutte ; sangsue alcoolisée qui ne sait pas s'arrêter, raccourcir les minutes de vie pour oublier l'ennui. Fleur voudrait rester sous la couette, comater, ne pas se réveiller. Au miroir, elle offre sa plus belle (odieuse) grimace. Elle sera à l'heure Fleur, elle a tout son temps, tasse de café bien noir entre les mains, renifler les aromes comme une diva en manque. Elle sera à l'heure Fleur, même quand elle peine à enfiler son tailleur, une jambe en l'air, même quand les aiguilles tournent plus vite que sa réactivité matinale, même quand sac en main, elle trottine un peu avant d'abandonner, se contenter de tanguer sur ses escarpins bon marchés.
La porte ne grince même pas, c'est bon signe, la brune balance son petit sac à main mal assortie à sa tenue (elle n'a pas fait attention en partant), s'affaisse peu gracieusement dans le fauteuil le plus proche. "Pitié Marion un café s'il te plait." Comme s'il elle ne venait pas d'en boire un. Les lunettes de soleil bien calé sur son visage, Fleur plisse le nez, offre son premier salut au visiteur du jour. "Ah monsieur Krandalle" Elle ne sait plus si c'est ça. "Hob" ça sera plus simple. "C'est gentil de vous déplacer jusqu'ici." Même si elle ne sait plus très bien pourquoi, offre un merveilleux sourire au cas où, ternis par la fatigue, l'odeur de la clope et les cernes dissimulées sous ses lunettes.
"Je n'ai pas mes dossiers sur moi, mais j'ai tout en tête évidemment." Elle les a oublié à la maison, c'est une situation gênante, Fleur sourit encore plus, finit par grimacer quand la douleur dans son crâne fait des siennes. Le café de Marion arrive enfin, elle la remercie en hochant la tête, ayant sincèrement oublié d'en proposer un au jeune Kendall.
Plus le temps passe et plus je fond dans le gros fauteuil. Il est tellement moelleux, j’ai l’impression que je vais finir par m’y noyer.
Tic
Je n’ai pas sommeil.
Tac.
Pourtant mes pensées divergent.
Tic.
Je rêve de soleil.
Tac.
D’être loin d’ici…
J’entends les talons raisonner sur le sol carrelé bien avant que Montgomery n’écorche mon nom, mais il me faut du temps pour émerger et je reste encore quelques instants le regard vague avant de me frotter les yeux du bout des doigts.
Depuis combien de temps je suis là moi?
Je jette un coup d'œil vers l’horloge puis vers la coupable des quinze minutes de retard. Un large sourire me fend le visage, c’est en partie pour répondre au sien et surtout pour ne pas rire de son apparence.
Loin de moi l’idée de me moquer, au contraire. Quitte a être en retard, autant que ce soit justifier. Et rien ne justifie mieux un retard qu’une bonne grosse gueule de bois. Je trouve juste la situation rafraîchissante, pour une fois.
"Je n'ai pas mes dossiers sur moi, mais j'ai tout en tête évidemment."
La sincérité quitte bien vite mon honnête sourire, il ne reste plus que les muscles crispés et la mâchoire tendue. Oui et moi j’ai oublié mon matos à l'atelier. J’ai même pas un stylo, juste un calepin qui par chance se trouve dans la doublure de ma veste.
“Si vous le dites, je vous fait confiance Rose.”
La boutade ne suffit pas à me remonter le moral.
C’est la merde.
Marion arrive avec un café, nos regards se croisent alors qu’elle dépose la tasse sur la table basse.
“Je pourrai avoir le même mais avec du whisky en plus et beaucoup de sucre?”
Elle souffle doucement du nez, me sourit légèrement et s’en va. Pourquoi elle agit comme si c'était une blague? Je suis très sérieux!
Je me redresse dans mon fauteuil, les coudes appuyés sur les genoux.
“Bon, anyway. Ça fait plaisir de vous revoir. - Non, mais on va éviter de demander comment ça va, cela pourrait être mal pris. -Apparemment notre dernière collabe a été un véritable succès commercial, je n’ai pas eu l’occasion - et la motivation - de lire les rapports, mais peut-être l’avez vous fait? Quoi qu’il en soit, sachez que Mr Kendal, mon frère, vous a couvert d’éloges et ne jure plus que par votre nom. Il est ravi de nous voir travailler ensemble à nouveau.”
C’est comme ça que l'entreprise grandit depuis plus d’un siècle. Les parents passent le flambeau à leurs enfants et les business évoluent en fonction des compétences de chacun.
Ma mère est née pour diriger, tout comme ma sœur, mon frère, lui, est capable de vendre tout et n’importe quoi à n’importe qui.
Et puis il y à moi.
J’ai parfois le sentiment d’être un peu talentueux moi aussi, mais on ne me le dit jamais et on ne me félicite que rarement. Alors je me tais et garde ce sentiment secret, ce n’est qu’un débordement d’égo, ce n’est pas joli, personne ne veut voir ça.
“Voulez-vous me présenter vos dossiers?”
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Lun 17 Avr - 12:42
Pour l'amour des corporates
Fleur la tête en vrac, l'estomac patraque. Force dans ses gestes une joie de vivre un peu exagérée, l'honnêteté des bons travailleurs ; ceux qui savent ceux qu'ils font probablement, s'enlisent à la sueur de leur front pour quelques lenss encore, une réputation certainement. Fleur pas plus cupide que la dernière fois qu'elle y a réfléchit, s'emmêle les pieds dans ses propres dépenses, le loyer à payer et le monde qu'on oublie de savourer. Juste laisser filer. Le nez se fronce à la mention du prénom tout en pétale rosée, ce n'est pas vraiment elle car Fleur, on a depuis longtemps oublié de la laisser profiter du soleil, longtemps oublié de l'arroser avec autre chose qu'un mojito en terrasse bondée. "Hm." Elle n'en dit rien, elle aime bien les roses au fond, si ça peut lui faire plaisir. La blague écoutée d'une oreille distraite fait relever les lippes dans un sourire presque amusé. Mais de l'humour de bon matin, il ne faut pas trop le lui en demander et si ça amuse Marion alors pourquoi pas. La mention de l'alcool lui donnerait presque un haut le coeur, elle préfère ne pas en écouter plus, secouer la tête et se pencher sur son dossier imaginaire.
"Ça me fait plaisir aussi." Un peu machinalement, elle repense encore au whisky pour doser un café. Pourquoi pas après tout ? "Un succès vraiment ?" La tête se redresse vivement, Fleur n'avait pas vu ça comme ça. De son côté, ça avait tout l'air de ressembler à un véritable fiasco. Un sourire factice prend ses aises, elle se renfonce dans son siège, agite les doigts comme une magicienne. "Ah oui évidemment, j'ai tout lu." C'est à peine si elle sait de quoi on parle. "Vous direz à votre frère que le plaisir était partagé." Elle se souvient de lui, un peu moins du contrat. Un sourire mielleux, les sourcils froncés sous la migraine et la voilà qui pioche dans sa mémoire pour se remémorer ses talents
" Pour votre proposition, j'ai effectivement quelques cas qui pourraient coller. Une jeune femme tout juste sortie de l'école qui ferait des merveilles dans votre atelier. A moins que pour cette collaboration vous ne préfériez un artiste confirmé. Ernest Lindl pourrait coller oui... " Sa mémoire peine à se remémorer les visages et CV de ses petits protégés. Ernest pourrait faire l'affaire oui, tout comme Linda si son âge ne pose pas de problème. "Vous avez des attentes particulières ?"
Une jeune artiste capable de bosser dans les ateliers? Ce serait idéal. Dernièrement, certains artisans se plaignent d’avoir trop de travail et trop peu de temps pour le faire alors des mains jeunes et douées, ça ne se refuse pas!
Sauf que ce n’est pas pour répondre à ses plaintes qu’on m’a habillé en pingouin et envoyé à Babel.
Augmenter le rythme de production n’est pas dans la mentalité de la maison. Ce que l’on veut c’est du beau, du rare, du cher.
- Des attentes particulières? Bah… Un nom sur le dos duquel se faire du pognon j’imagine.
Je n’ai rien contre l’argent, je n’ai rien pour non plus. Enfant de famille riche qui ne connaît pas le prix des pâtes et du pain, je suis plus excité à l’idée de recevoir un bouquet de fleurs qu’une liasse de billets.
Combien j’ai sur mon compte? Aucune idée. Mon salaire? Avec les bonus, les dividendes et tous le bazar je ne sais plus trop.
Alors pourquoi je me donne autant de mal au boulot? J’évite d’y penser, je ne pense pas que la réponse soit très satisfaisante.
Avec l’approche de l’été vient la saison des cerfs-volants donc…
Il est commun chez les enfants capables de voler de se lancer des défis de voltige. Les cerfs-volants offrent une manière pour leurs camarades cloués au sol de participer au jeu en leur créant des cibles et obstacles autour desquels évoluer.
Les participants profitent de ces jeux pour montrer aux yeux de tous leurs couleurs, leur courage, leur bon goût et leur fric.
- On va partir sur Ernest.
Ernest Lidl, impossible de passer à côté de ce nom à moins de vivre dans une grotte.
Originellement sorti de l’école des beaux-arts, c’est un artiste dont la popularité à récemment atteint les étoiles grâce à son webcomic publié indépendamment.
Je ne l’ai pas lu mais il me semble que l’histoire traite d’Anima dotés de pouvoirs élémentaires. Des aventures et de la romance dans un monde imaginaire grand comme la planète terre, de quoi en faire rêver plus d’un.
Et pour ceux de plus de 20 ans il est aussi l’artiste à l’origine de nombreux clips musicaux mélangeant vidéo et animation, très populaires dans les années 80.
Son style psychédélique et haut en couleurs est absolument parfait pour créer des mondes volants éphémères.
Penché en avant, le calepin posé sur le genou, je griffonne quelques idées. L’odeur du café me chatouille le nez et me déconcentre.
Non je ne suis pas accro.
- J’aimerais lui proposer l’élaboration de 10 designs différents, il travaillera directement avec moi donc on devrait pouvoir itérer relativement vite. On aura fini avec lui vers début Juin, le reste se passera dans nos ateliers avec nos artisans.
Je referme mon calepin comme si le boulot était terminé, pourtant nous n’avons même pas commencé. Il faut encore parler organisation, chronogramme, paperasse et argent, des domaines dans lesquels j’excelle autant qu’en vol acrobatique.
Heureusement que Fleur est là pour faire sa part du travail…
- Voulez-vous lui faire part de la proposition et remettre le reste à plus tard?
Et c’est parti pour les réunions à tout va. Peut-être que du point de vue des bureaucrates cela ressemble à de la productivité, moi je vois ça comme une perte de temps.
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Dim 23 Avr - 12:30
Pour l'amour des corporates
Fleur grogne un peu sous la migraine, ours mal léché peut-être, Hob a des attentes particulières, elle aurait presque préféré rencontrer son frère. Un bâillement réprimé, elle réfléchit à la vitesse d’un escargot, se sent fondre petit à petit dans son siège. Mime un froncement de sourcil, une réflexion intense pour paraitre un peu plus compétente. « Hm il n’y a pas que l’argent dans la vie vous savez. » Il y a les débordements aussi, la façon de glisser dans les danses, la lumière des projecteurs et la bouteille de vin bien en main. Elle secoue la tête, presque de désespoir. Elle a soudainement envie de vomir son petit-déjeuner inexistant. « Je ne suis pas sûre que mes supérieures apprécient que l’on traite leur talent de gouffre à pognon. » Il ne l’a as dit comme ça, mais Fleur a soudain l’œillade sévère.
Les ongles au verni écaillés tapotent quelques secondes contre le bureau blanc. « Bien, Ernest donc, s’il accepte le contrat évidemment. » Et s’il disait non ? Oh Fleur en a déjà une sacrée migraine, à elle de lui faire signer tout ça en arrondissant les angles, embellissant les choses peut-être. Elle ne sait pas le faire pour sa vie mais pour les autres, ça lui parait plus simple. Comme un vendredi soir. Fleur ingurgite la moitié de son café d’une seule traite, un petit peu ragaillardi par le breuvage corsé, son préféré.
« Il faut que je regarde son emploi du temps, ce n’est pas certain qu’il puisse commencer immédiatement. » Les ennuis commencent, Fleur ne l’a pas apporté, ce fameux agenda. Les mains vides elle ne pensait pas à ça. Elle mime un sourire poli, les yeux plissés comme pour dire que tout ira bien. « Mais je suis sûre qu’on pourra s’arranger ! Ernest est un artiste difficile, il vous fera certainement quelques caprices et je ne peux que vous conseiller de jouer le jeu. » Ou il est fort probable que ça lui retombe dessus. « Je lui transmettrai tout ça évidemment. » Elle hoche la tête en hésitant, finalement pas si certaine que cet Ernest soit le meilleur choix pour cette demande.
Mais n’est-ce-pas comme ça que vos supérieurs voient justement vos talents?
Le talent fait ce pour quoi il est talentueux, nous nous contentons de l’encadrer et nos supérieurs se serrent les mains chaleureusement, se félicitant mutuellement assis sur leur jolie petite fortune.
Je ne relève pas le commentaire.
On est là pour parler de signer des papiers, pas pour s’enliser dans des discussions pseudo philosophiques sur le sens de la vie.
J’écoute Fleur d’une oreille distraite. Si il accepte, blablabla, oui oui, il commencera quand il pourra. Si elle boit de l'alcool comme elle boit son café, le résultat ne doit pas être joli à la fin de la soirée.
Enfin. Je suis bien placé pour penser ça moi. Je souris face à mon hypocrisie puis jette un coup d'œil en arrière pour voir si Marion ne ferait pas une apparition soudaine un café à la main.
Puis silence.
Hum… C’est à mon tour de causer. Je creuse dans mon cerveau, cherche l’écho des derniers mots prononcés par Montgomery. Ils ne me plaisent pas alors que je plante mes yeux dans les verres fumés de Fleur. Jamais encore je n’ai eu autant envie d’en finir. Submergé par une lassitude sans fin, je laisse doucement tomber ce personnage de businessman qui ne me correspond guère.
“Écoute Fleur. Je ne suis pas là par plaisir. En ce qui me concerne je veux juste pouvoir faire mon boulot tranquillement et ma présence ici est en contradiction avec cet objectif. Je ne suis pas un babysitter, je ne suis pas un fan boy, je n’ai pas d’énergie pour les difficile. C’est un honnête contrat que Kendal propose à ton gus, avec certainement plus de friques à la clef que nos deux salaires combinés pour le reste de cette mission. Tu connais les attentes de la boite, si Ernest va me donner trois fois plus de boulot que nécessaire alors ne me le propose pas.”
Je me mords les doigts instantanément. Ce n’est pas en faisant de jolies cerf-volant que l’on va réussir à faire face à la concurrence. Rien que le nom de Lidl nous permettrait de décupler les ventes et je suis certainement le seul dans cette histoire à réellement attendre de lui qu’il fournisse quelque chose de plus que ça.
Pourtant.
L’idée qu’il puisse recevoir des éloges pour mon boulot me donne la gerbe.
Plutôt que de revenir sur mes mots, je continue de dévaler la pente, emporté par mon inertie.
“Un artiste difficile c’est un artiste mort. Ne pas avoir conscience de la précarité de sa situation montre …”
Montre quoi?
Un manque de maturité? Ou une preuve de confiance en soi, de respect pour sa personne? Le retour de Marion un café à la main m’offre tout le luxe de ne jamais terminer cette phrase.
“Merci.”
Je me dégonfle, je soupir, cette situation m’énerve et la façon dont je la gère m’énerve encore plus. Je devrais me contenter de dire oui, de signer ce que l’on me demande de signer et laisser au futur moi gérer les emmerdes qui en découleront.
Et c’est parti pour les réunions à tout va. Peut-être que du point de vue des bureaucrates cela ressemble à de la productivité, moi je vois ça comme une perte de temps.
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Lun 15 Mai - 10:03
Pour l'amour des corporates
Les masques tombent un peu, les sourires se fissurent, le professionnalisme ne colle ni à l'un, ni à l'autre quand l'idée d'un canapé moelleux leur plairait davantage à tous les deux. Les sourcils se froncent derrière les verres, une main se crispe contre le rebord de la table, l'autre bien sagement sur sa tasse de café qu'elle regrette déjà d'avoir avalé comme si sa vie en dépendait. Elle pourrait en cet instant tout vomir à leurs pieds. Fleur l'hypocrisie flamboyante, une main à son cœur, la grimace en ardeur. Souffler d'effroi, un peu pour donner le change.
"Mais qu'est-ce que tu crois Hob, c'est une collaboration, je ne t'apporte pas un sous-fifre bien obéissant sur un plateau. Les artistes sont ce qu'ils sont, doués et bornés. Il faut faire des concessions ne t'attend pas à ce qu'Ernest te mange dans la main et boive tes paroles comme du petit lait. Il a sa propre idée de l'art et même si je pense que vous vous entendrez bien, vous n'avez pas intérêt à foirer cette collaboration dans l'espoir de savoir qui pisse le plus loin."
Ah les hommes. Les billes roulent dans les orbites, Fleur pousse un soupir légèrement désespéré d'avoir à tout gérer. "On ne travaille pas tous pour de l'argent tu sais." Elle oui, mais Hob n'a pas à le savoir. Ernest est un honnête gars, un peu difficile mais il fera passer sa passion avant tout. L'ours se penche soudainement au-dessus de la table, remontée. Cette discussion ne tourne pas bien et si la brune n'a pas pour habitude de protéger ses talents, elle n'aime pas particulièrement le ton que tout cela prend. "Et un artiste facile c'est un artiste qui ne se fait pas de nom. Si vous voulez quelqu'un de plus obéissant il vous suffit d'aller le dénicher dans la rue en proposant une très belle somme."
Le dos se cale à nouveau contre le dossier, les bras se croisent de frustration, voilà de quoi faire grimper sa migraine. Marion revient avec un second café, Fleur finit le sien en une dernière gorgée, soudain maussade. Elle a hâte que ça se termine, que le monde tourne enfin droit. Qu'on la laisse souffler un peu, poser la tête entre ses bras et piquer un somme.
Je ne touche pas au café, mes yeux sont plantés sur le visage de Fleur alors qu’elle joue les offusquées. Ça m'énerve. Je serre les dents et me tais. Je n’aime pas l’idée de lui causer du tort, ce n’est pas mon intention, sa critique aussi légère soit elle me brûle comme de l’acide. Sur ma nuque, je sens mes cheveux se hérisser.
Je suis si faible. Insignifiant. Petit rouquin boiteux, bouffeur de souris sans charme et sans charisme.
Elle soupire. "On ne travaille pas tous pour de l'argent tu sais."
Oui je sais, ce n’est pas mon cas d'ailleurs! J’aimerais le lui dire, pour qu’elle me pardonne ma grossièreté, qu’elle rentre chez elle et se dise que finalement, ce Hob, c’est pas un mauvais bougre, mais le prédateur face à moi se fait gros et je n’ai nulle part où fuir.
Alors comme le reflux de l’océan je me penche à mon tour sur la table et déferle vers le large.
"Tu essayes de me dire quelque chose? Si Ernest a une vision” tant mieux. Pour une fois je ne serai pas le seul à bosser dans cette putain de boite. Ça me changera. Je n’ai jamais demandé à ce que qui que ce soit mange dans ma main Fleur. Tu me connais? En dehors de ça - Je désigne l’air d’un geste agacé - Tu me connais? Non! Personne ne connait Hob Kendal et tu sais pourquoi? Parce que je passe ma putain de vie dans un trou à bosser comme un rat pour que d’autres jouissent des bénéfices d’un travail absolument parfait et je ne m’en plains pas! Mais qu’on ne vienne pas ensuite me prêter d’aussi viles intentions!"
Je me rends bien compte qu’il n’y à pas de quoi se laisser aller aux sentiments de la sorte, mais le train du pragmatisme a quitté la gare depuis belle lurette. Une angoisse primitive fait gronder le petit Lynx. Le pelage est gonflé et les griffes sont sorties, même si on ne le voit pas.
La colère qui naît de la peur n’est-elle pas la plus dangereuse?
J’ai envie d’envoyer valdinguer la table basse à travers la salle mais il y a un café dessus, si je le renverse ça risque de donner du boulot à quelqu’un qui n’a rien à voir avec tout ça. Je le saisis sans délicatesse tout en continuant mon flot de paroles.
La dernière fois c’était une artiste extravagante et j’ai passé trois mois à refaire tout son boulot. Aujourd’hui tu me dis que Lidl est difficil alors permet moi de me préoccuper un peu de ma santé mentale parce qu’il n’y aura putain de personne pour le faire à ma place.
Mes derniers mots sont accompagnés de trois grands coups sur la table. Je ne sens plus ma main le tant d’une seconde, puis la douleur irradie de ma paume jusqu’à mon épaule, si je n’étais pas habitué je penserais sûrement m’être cassé quelque chose, mais s’éclater le carpes contre une table fait toujours hyper mal. Il faut juste serrer le poing et attendre que ça passe.
Cela dit, mon caprice digne d’un gamin de cinq ans a le mérite de me refroidir instantanément. J’ai honte de mon manque de professionnalisme et me sens à présent prêt à courber l'échine sans broncher. Je ne suis pas très compliqué à débourrer faut croire.
Je finis mon spectacle en apportant mon café à mes lèvres et ma main meurtrie au coin de ma tête, profitant tant bien que mal de ma chevelure bien peignée pour cacher les spasmes qui prennent mes doigts.
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Dim 21 Mai - 11:24
Pour l'amour des corporates
Le café a un goût amer, Fleur la main qui se porte à l’arrête du nez, souffler de mécontentement, tenter de maîtriser la migraine et les étincelles de colères. Un peu perturbée en si bon (mauvais) matin, elle aurait préférée rester au lit, s’ensiler dans ses couvertures, attraper une bouteille de gin et s’en repaitre jusqu’à plus soif quitte à oublier pour quelques heures. Hob est tendu, elle est tendue, tout ça finira mal et Fleur, elle préfèrerait que ça se finisse tout court.
« Non Hob je ne te connais pas et c’est très bien comme ça, on est associés, pas meilleurs amis. » Encore un soupire, une grimace derrière la mauvaise humeur. Les ongles, vernis rouge écaillés tapotent nerveusement contre la table. Elle ne sait plus trop quoi dire, elle voudrait rentrer. « Pas besoin de s’énerver, la table ne t’a rien fait, j’ai mal à la tête… »
Et il serait mal avisé de vomir sur les chaussures de son collaborateur. Elle se renfonce dans son siège, prend un air moins courroucé. « Ecoute, si on voulait une bonne santé mentale on ne ferait pas ce genre de boulot, on se contenterait de planter des jolies fleurs à Regalia et de respirer et de respirer le bon air frais de la campagne. Est-ce que c’est de ma faute si tu te mets la pression ? Non. Ernest n’est pas difficile, il est spécial, mais comme le sont tous les bons artistes qui plus tard marqueront leur temps. A prendre ou à laisser, tu le veux avoir toi oui ou non ? Je ne te force pas la main, tu n’as qu’à aller trouver un bon petit artiste qui rendra ta journée bien plus aisée si c’est ce que tu veux, mais alors je ne peux rien pour toi. » Fleur hausse les épaules, lèvent les mains dans un geste vaincu. Elle ne sait pas trop quoi lui dire à Hob, qu’il prenne ou non ce contrat, elle s’en fiche un peu.
