Caractère


Tu te définis d’après tes mains.
Tes mains noires de cambouis, leur odeur de caoutchouc brulé et de solvant abrasif, qui plongent dans les entrailles des carlingues ; lave-vaisselle, petit train, tuyauterie de siphon, grille-pain.  Toujours à tirer sur les câbles, jamais à l’abri d’une châtaigne, d’un crachat d’eau usée, de pétarades fumantes. Tu tritures la saloperie sans vaciller et comme ça, seulement comme ça, la machine continue de tourner.

Ce sont les petits matins, le nez au-dessus d’un énorme bol de chicoré, que tu redeviens diaphane tes cils collés par le mascara séché.
Un garçon que même la lumière transperce.

Tu es la mine cassée du graphite sur le brouillon. Tu es aussi la foulure à l’entraînement du semi-marathon ou le premier mot effacé d’un message sur une appli de rencontre.
Tu es, sans le savoir, le renoncement d’une intention.

Si anodin, qu’on parlera de toi pour assaisonner l’apéro dinatoire d’amis qui ne se connaissent plus si bien. Étrangement, ils ne t’inviteront pas aux cérémonies d’anniversaire, de mariage, de voeux ou d’enterrement, mais ils voudront te trouver en se rendant au PMU du quartier ou à la pizzeria qui fait une achetée, une offerte le jeudi soir. Ils ressentent un malaise et un réconfort en te voyant. Tu peux réellement les fasciner, mais d’une manière compliquée à s’avouer, par exemple, quand ta silhouette échevelée tendue en muscles raides s’arcboute sur le vélo comme un animal à mettre à mort. Ou alors, quand tu marches au grand jour, les mains attachées dans le dos par des menottes invisibles, vêtue dans une salopette en cuir moulante qui semble crier ton aversion pour la monotonie.

Tu ne te définis pas d’après leur regard.

On te dit fantasque, flippant, rude aussi, un peu, parfois.  Parce que tes formulations sont éparses tendent à tout abréger, raccourcir, altérer, d’une manière si maladroite qu’elles passent pour une prétention mal placée, presque grossière.
C’est une timidité maladive qui te ronge. La peur de casser les moments, les gens, l’ambroisie des nuits, sans pouvoir tout remettre d’équerre en réparant, a coups brutaux de clé de douze, les boulons qui ont sauté.
Tes rires graves sont parfois à contre-courant du flux de la conversation. Parce que ton attention n’est pas toujours rivée sur les raisons de la promotion d’un tel, mais plutôt sur la table d’en face où un môme substitue une à une les frites de son parent. Ton intérêt buté pour les choses que tu ne comprends pas semble invasif. Parce qu’abreuver de pourquoi un rencard qui cherchait un peu de compassion sur un relationnel passif-agressif avec sa mère a le don de froisser – même si parler de sa mère à un rencard est légitimement questionnable.

Tu te livres peu. Tu dis que c’est superflu. Tu passes pour « Monsieur le cuir solide ». La vérité, c’est que c’est plus souvent le jargon qu’il te manque que l’envie. Les moments difficiles tu préfères les passer à fureter dans les rayons de ta quincaillerie préférée ou au fond d’un modèle d’électroménager retord.

Funfacts

Connaît ses gammes Σ A horreur des sports en équipe Σ S’intéresse à la nature de l’âme des gens pour briser la glace Σ Informaticien de dépannage Σ préfère les grosses carrosserie Σ A conçu quelques gadgets touts avec des noms qu’auraient pu trouver un enfant de 12 ans Σ « Krevitozomontre » « Krev-walkie » « Krevitzocation » Σ Possède un harmonica Σ Essuie toute la tristesse sur le revers de son index Σ Aime être sale Σ Fais un tour hebdomadaire à la déchetterie pour se fournir en matos Σ A des projets méca personnels dont il ne veut pas parler Σ A besoin de schématiser pour conceptualiser Σ Se rend 2 fois sur la tombe de Balt : 1 avec les Krevitz, 1 seul Σ Originaire d’Arc-en-terre Σ Famille un peu connue dans la région Σ Pas du tout à Lunapolis Σ Adore l’anonymat de faire partie d’une grande ville Σ Expose volontairement plus de marginalité parce qu’il n’y a pas de conséquence Σ Ne fume pas Σ Plus actif la nuit Σ Très attaché au matériel Σ Incapable de jeter même le flyer de manifestation pour les droits de proie qu’on lui a foutu entre les doigts Σ Un peu politisé Σ Très soucieux du sort des professeurs Σ A qui il va même faire des rabais ou proposer une paire de bras pour nettoyer le toit Σ Il en connaît une, Joddie, qui lui donne des cours de physique en échange de petits services Σ Plaisante beaucoup (trop) sur la fin du monde Σ ne s’est jamais remis en question sur son pessimisme Σ Le froid lui donne des somnolences Σ Il va au marché toute les semaines Σ Il cuisine beaucoup (trop) Σ L’odeur des grosses marmites fumantes l’apaise Σ Souvent il partage avec les voisin Σ Il flirte de manière un peu old school

Détails physiques

178cm Σ 69kg Σ cheveux noirs Σ yeux noirs Σ vernis noirs Σ Les contours de l’âme au graphite Σ La mâchoire rigoureuse Σ Le nez cassé, une fois, quand il a pété la gueule de Luce, sa sœur, parce qu’elle avait déchiré tous les plans Σ un corps à la gonflette Σ éternue quand il baille Σ toujours des tâches sur les doigts Σ la manie de les tenir derrière son dos quand il en s’en sert pas Σ une démarche de vieillard Σ daltonien Σ n’en a pas grand-chose à cirer des couleurs Σ des vêtements noirs ou oranges Σ une préférence pour le cuir et la provenance animale Σ des cheveux en épis qui forme une crinière sauvage Σ sa voix à les accents de ses expressions : on entend ses sourires comme ses grimaces Σ Très habile de ses dix doigts

BALTIMORE I – J’AI DIS JE T’AIME MAIS JE VOULAIS DIRE
C’est une silhouette jetée en travers du divan, le gargouillis au fond de la gigoteuse, le clapet édenté semble pester : vous m’avez oublié, vous m’avez oublié.

Igor.
Avec un prénom si vilain, les adultes se penchent sur lui l’œil rond, quel genre de petite monstruosité bosselée ou peau crevassée de bubons vont-ils voir, ils pensent, déçus souvent, de découvrir un marmot passe-partout. Il s’opère une valse par-dessus ce landau, avalée par des yeux bruns brillants, qui n’a ni queue ni tête.

Krevitz.
Pas plus joli que l’éponyme. Mais c’est agréable à dire : ça se souffle, ça se crie, ça se rie même. Ici, on est fier d’être tous un petit Krevitz anonyme dans les rouages familiaux, la même crinière jais et peau tannée par un soleil blanc et rare, l’humour à moitié gras que les femmes réussissent mieux que les hommes et la manie insoluble d’essuyer la goutte au nez sous son index.

La grappe Krevitz, six garçons et deux filles ce cépage, s’éduque elle-même ; les grands tiennent le biberon, chantent les berceuses et surveillent. Balt, avec ses nattes qui frôlent le bas de ses reins en permanence, mène toutes les expéditions, sa voix ressemble à s’y méprendre aux intonations du gouverneur, pour le « ravitaillement » et la « conquête des aires de jeux ». Un vocabulaire guerrier que ses benjamins adorent, ils font silence, la tête hochée avec gravité, et frémissent de « l’assaut » à donner. Balt n’a jamais peur, la main sur une clé de douze, elle répète par-dessus le balcon qui lui sert d’estrade :  si ce n’est maintenant, alors quand ?

Il a appris à tendre la main pour prendre la sienne.
Il s’est levé pour qu’elle le voit.
Il a parlé : Balt.

BALTIMORE II – LES CHOSES QU’ON S’EST DITES DANS D’AUTRES VIES
Krevitz !
Sept têtes se tournent, des visages raides arrêtés en pleine mastication, les cuillères pleines de purée collante et élastique restent suspendues au-dessus de la gamelle. Son tabouret grince, Igor et lui seul, haut comme le plan de travail et déjà des épaules plus larges que Motus et Curtis, marche droit sur sa sœur, avec l’index il essuie ses babines.

Il aime bien. Il marche derrière elle. Il fait exprès de caler son pas sur le sien. Altière, assurée, forte. Il a l’impression d’être le frottement du talon de ses souliers à lacets. Il se dit qu’avec un tout petit effort supplémentaire, il pourrait calquer sa respiration sur la sienne.

C’est une grande longère, elle sent le potage et le ragoût à cause de la cuisine qui y est toujours en effervescence. C’est carrelé partout, des petites dalles sans prestance, une couleur brique diluée à la flotte, qu’on peut laver à grandes eaux bouillantes parfumées à la lavande. Les murs sont ornés de Krevitz qui semblent n’avoir été qu’une seule et même personne, disposée à vieillir, rajeunir, changer de sexe, de coupe et d’époque. On traverse un long couloir, les portes de chambres sont rangées à la manière de cellules, on y tasse deux à trois Krevitz, parfois plus lors des cousinades, et les matins une file d’attente se forme devant la salle de bain des enfants, la trousse de toilette serrée sous le bras.
Tout au bout il y a le garage.

Maman.
Une femme très Krevitz, à donner le change même au fond du sceau et aimer se laissait bercer par le brouhaha des réunions de famille, des petites lunettes rondes qu’elle n’utilise pas pliées sur la poche de sa chemise vichy rouge.
Maman n’y va plus au garage que pour houspiller Balt : minuit passé Balt ! Minuit ! Peu importe quel grand projet, il pourra attendre le bol de café de demain matin ! et sept paires d’yeux épient l’échange depuis l’entrebâillement des portes de leur couchage.

Elle pousse la porte avec une telle fermeté, Balt, qu’on dirait que le battant bascule de peur. L’odeur d’huile, de fer et pierre froide brûle les narines du benjamin, elles crépitent pour ventiler. Il n’hésite pas. Sans rien dire, il va s’allonger sur le skateboard qui permet de glisser sous la carcasse d’une épave qu’ils ont désossé, ensemble.
Il entend les mains de Balt se frotter, devine ce sourire brutal qui est le sien, pas Krevitz, juste Balt : je t’ai raconté le vieil homme et la mer ?

BALTIMORE III – ET SI CE N’EST MAINTENANT ALORS QUAND
Igor…
Il ne peut pas savoir si elle a articulé ce mot.
Il a juste vue un filet de brume se former dans l’air glacial quand ses lèvres se sont tordues, mauves et cristallisées. Il se souvient de ce que sa mémoire a décidé et il maudit ce qu’elle a arraché. Il se figure un linceul de neige si pur qu’il ressemblait à du coton humide, des rameaux morts penchés pour leur offrir une fausse intimité, et son souffle amenuisé pour ne pas doubler celui de Balt.

On lui a raconté, ses yeux voilés, qu’il s’était évanoui à son chevet. Ils ont dit qu’il avait été là pour son dernier souffle. Mais lui pense que c’est un mensonge, un blanc comme ce jour-là, pour consoler quelque chose qui n’est pas consolable.

Depuis que Balt s’est effacée. A l’enterrement, on a vu maman dire : radieuse, inébranlable, têtue, et puis la voix de tous les Krevitz s’est voix brisée ensemble dans le même sanglot étouffé par un raclement de gorge impoli, ça résonnait si fort dans ce temple minuscule. Depuis que Balt est partie. A l’école on a vu le corps enseignant souffler : quelle tragédie tout de même, en voyant sept Krevitz en noir, têtes baissées, piétinés des semaines durant le parquet ciré des salles de classes, répondre « absente ! » les yeux bordés de larmes en attendant le nom Krevitz à l’appel. Depuis que Balt s’est éteinte. Aux cousinades, on a vu tous les Krevitz : vieux, jeunes, frères ou lointain parents, s’endormir les uns sur les autres dans le séjour ; la tapis, les sofas, la table, même les poutres et contre les murs, leurs ronflements tous enchevêtrés qui hachait un hommage étrange : et si ce n’est trop tard alors quand. Depuis que Balt est morte.

Putain.

IGOR – ALORS JE SERAI BREF
Igor n’a pas recouvert ses souvenirs d’enfance.
L’assistance psy du bahut a dit que c’était un blocage émotionnel. Les épaules se sont haussées. Il se sentait si éloigné du clapier aux murs blancs où on faisait difficilement rentrés plus que le bureau de Mme Cimerêve, qui voulait qu’on l’appelle Tatiana et la tutoie, et la chaise d’un patient. Il a dit : je vois merci. Il a dit ça et il est sorti. Il est rentré dans la structure de sa vie avec la même mécanique que pour changer les chaînes du vélo. Il faisait beaucoup de rêves qu’il confondait avec la réalité.
Parfois en réalisant que ce qu’il avait cru se rappeler était en fait un songe, il était pris d’un désarroi décontenancé : est-ce que j’appartiens à la bonne vie ?

Son corps, qui n’a rien oublié, restait le plus fiable.
Ses mains trouvaient les rouages dans la tondeuse, la tuyauterie de l’évacuation du lave-linge et le raccordement du compteur électrique. Elles savaient tiraient les joues de Klimt pour en arrêter les pleurs, essuyer les larmes de son père avec le revers de l’index et taper la bonne mesure pour échanger des mots codes à travers les chambres. Il pouvait les sentir frémir lorsqu’il poussait le battant du garage, que l’effluve d’huile lui parvenait, que le loquet de la boîte à outil révélait un set hétéroclite d’outils que, il imagine, ils ont pillés et collectés à travers les années.



Aujourd’hui, Igor plonge le nez dans un café brun et fumant. Sur la mezzanine du garage qu’il loue à Brise-Coeur, cent cinquante mètres carrés dans un style industriel qui lui a tapé dans l’œil, la lucarne ouverte éclaire moins son visage que l’halogène pendue au-dessus de la gazinière à deux feux, verte amande et écaillée.

Il a hâte de dérouler sa carcasse sur n’importe quel engin qu’on voudra bien lui soumettre. Il y a quelque temps on lui a parlé d’un bateau.

Ses mains serrent le bol de café si fort à cet instant.