“Carmine, j’ai besoin de toi. Aide-moi à me changer les idées, je n’en peux plus.”

C’est ce que Tigresse avait demandé (voire même, presque exigé), lorsqu’elle a texté son amie, ce matin-là. Tôt en avant-midi, mais pas trop ; juste assez pour savoir que Carmine serait éveillée, à cette heure. Et elle a l’air pâle, Aadhya, quand elle croise son reflet dans le miroir, à croire qu’elle s’était isolée dans les sous-sols du manoir Mehrothra pendant des semaines, sans laisser le soleil lui toucher la peau. L’air engourdie, comme s’il n’y avait plus rien qui puisse l’atteindre. L’air un peu déboussolée, un peu dépareillée, avec ses cheveux en pétard qu’elle n'a pas vraiment pris la peine de coiffer avant de s’évader de sa prison, ce matin-là.

Des semaines s’étaient écoulées depuis ce terrible jour et il lui semblait que rien n’allait plus. Les espoirs tombés en miettes, les progrès qui ont régressé d’un coup. Aadhya qui avait retrouvé le sourire, qui avait trouvé une raison pour laquelle se battre, s’est soudainement retrouvée le cœur arraché, corps et âme engourdis. Après avoir déchaîné sa colère sur tout ce qui lui est passé sous la main, après avoir versé toutes les larmes que son corps pouvait produire. Après tout ça, voilà ce qui en restait ; Aadhya, qui a perdu cette rébellion qui l’avait enflammée depuis quelques temps, la motivait à préparer son émancipation prochaine – Aadhya, prise au dépourvu, bien paumée face à la Vie qui lui semble si vide, à présent. Vide de sens, vide de but.

Vide.
V i d e.
V i d e.

Pourtant, ce n’était pas comme si elle avait gardé tout ça pour elle. Elle en avait parlé à Ilya, de ces chagrins qui lui ont serré – et qui lui serrent toujours – la poitrine, de cet amour qu’elle a nourri durant des années et qui a éclaté si facilement. Elle lui a tout dit – n’a omis que le fait qu’elle aimait son frère pendant tout ce temps –, mais voilà qu’il lui semble que se vider le cœur n’a eu pour effet que de lui faire ressasser les terribles souvenirs.

Peut-être avait-elle simplement besoin de sortir un peu, de voir autre chose que les plafonds moches du manoir, d’entendre autre chose que les parents et les frères qui s’engueulent dans une autre aile de la demeure. Peut-être avait-elle besoin de tenter quelque chose – n’importe quoi – pour ressentir à nouveau, se débarrasser de cet engourdissement qui l’accable depuis un temps.

Mais de toutes les solutions, elle ne s’était pas attendue à ce que Carmine choisisse de la traîner à la plage.

À bien y penser, en fait, Aadhya aurait certainement dû s’en douter. Mais la tête n’était pas à ce genre de réflexions, actuellement. Pas alors que ses propres pensées mettent une éternité à lui parvenir. C’était un miracle en soi qu’elle pense et se décide à bouger de son lit, ce jour-là, alors qu’elle a frappé un nouveau bas impossiblement bas. Elle n’allait pas s’en plaindre, cependant. Peut-être que prendre un peu de soleil et s’immerger dans l’eau salée de la grande bleue ne lui ferait pas de tort.

Alors elle avait enfilé son maillot et attaché ses longs cheveux bouclés en un chignon, ramené un peu n’importe comment sur sa tête. Sur le bras, un grand sac de plage contenant l’essentiel pour passer une belle journée sur le sable chaud ; de l’autre une petite glacière avec quelques boissons à partager. Les grosses lunettes fumées à la mode sur le nez, et voilà qu'Aadhya a attendu l'arrivée de son amie, en se disant que celle-ci devait certainement avoir une idée en tête. Ça ne l'étonnerait pas si c'était bien le cas.

“Y’a un coin où tu préfères qu’on s’installe ? J’ai pas vraiment de préférence, pour ma part.”

Les pieds dans le sable fin, la tête, les épaules et le dos plombés par la lumière chaude du haut du jour. Aadhya qui suit Carmine sans vraiment s’opposer à ce qu’elle propose – d’aller se poser sur la jetée, d'où l’on pourra sauter, ou bien à l’ombre de celle-ci. Ça l’indiffère, tigresse, qui ne pense pas trop à se jeter à l’eau pour le moment. Que ce soit sur le sable brûlant ou au bout d'un quai défraîchi sur le point de s'écrouler, tant qu’elle n’est pas seule et qu’elle peut se changer les idées, c’est vraiment tout ce qui compte.

Et pourtant, voilà qu’elle hausse un sourcil, Aadhya, lorsque la rascasse lui annonce qu’elle a déjà invité une personne de plus à se joindre à leur duo. Et si elle hausse les épaules et répond simplement “Non, t’inquiète,” la nouvelle est accueillie avec un peu d’amertume et un soupçon de trahison.

Ah, oui, c’était bien ce qu’il lui manquait ; l’opportunité de montrer sa mine grise devant Helen, de toutes les gens présentes sur l’île.

Elle qui croyait qu’elles ne seraient qu’elles deux en ce bel après-midi, loin des problèmes et des gens qu’on n’a pas nécessairement envie de voir.

Mais bon. Que pouvait-elle y faire, de toute façon ? L’invation a déjà été envoyée et acceptée, selon ce que lui raconte Carmine, puisqu’elle lui précise qu’Helen devrait se joindre à elles bien vite. Un sourire pincé se peint sur le visage et un soupir plus tard, disparaît. Elle se résigne ; Aadhya n’allait tout de même pas rembrouer la jeune femme et la renvoyer chez elle après qu’elle ait fait tout ce chemin.

Derrière les lunettes fumées, petite princesse observe ; Helen qui s’est bel et bien pointée, le regard qui s’est posé sur l’amie, le sourire complice qui s’est esquissé sur les lèvres. Ces mêmes lèvres qui embrassent furtivement la joue de la rascasse, geste qui fait hausser un sourcil à Aadhya derrière les verres qui obscursissent le regard.

“Oui, en effet,” qu’elle répond simplement, de manière ni trop sèche, ni trop enthousiasmée. “Et je t’en prie, appelle-moi Aadhya.”

Aadhyasri, c’est bien trop formel. Aadhyasri, c’est un prénom qu’on écorche trop souvent, qui tombe des lèvres de ceux qui le prononcent trop souvent et d'un ton insultant. Aadhyasri, c’est réservé aux gens qu’on aime pas, un fourchelangue que bien peu réussissent à articuler du premier coup. La misère réservée aux ennemis.

Chose qu’Helen n’est pas en cet instant, même si, parfois, sa tête lui revient pas, pour une raison qui lui échappe.

“Si ça vous dit, on pourrait aller trouver un petit coin d’ombre où poser nos trucs, et dès qu’on est installées, je sors les boissons,” qu’elle dit Aadhya, avec un grand sourire aux lèvres et en désignant la glacière qu’elle tient d’une main. “Sainte-Haklyone sait que j’en ai grandement besoin, là, maintenant.”

Oui, il y avait un grand besoin à combler.
Un besoin de se défaire d’un stress terrible,
un besoin de se défaire d’émotions néfastes qui l’accablent depuis quelques temps,
un besoin de se changer les idées.
Un besoin de se distraire,
de bitcher un peu contre la Vie,
contre tout le monde et personne à la fois.