Nikolaï s’enlise dans le ressac des spiritueux qui décantent en certitudes dans les octaves de sa voix grave. Jean lui fait des réponses bien succinctes – il n’a donc pas peur d’oublier le son de sa voix ? et Nikolaï doit s’imaginer la trame des pensées sous l’océanique des prunelles. Il n’avait pas pensé Nikolaï qu’un lecteur c’est secret, plus anonyme peut-être que lui qui se planque sous la police grasse de sa maison d’édition.

Jean est pourtant si réel derrière les parois translucides des verres qu’on vide pour remplir, pas par devoir seulement par plaisir.  Son sourire charmant ressemble à celui des garçons qui plaisaient au bahut de Nikolaï. On se sent étrangement à l’aise en sa compagnie… non, ça, c’est sans doute le gin.

Les épaules sont ramenées en arrière par les phalanges qu’il a emmêlé contre les reins. Il écoute les expirations de tabac, les méninges déjà embrouillées dans un carnaval de pièces montées et quelques caisses de champagne méritées. La voix de Jean fait sursauter Nikolaï.  Les talonnettes claquent sur le sol quand il pivote sur lui-même, étend des paluches enthousiastes de part et d’autre.

Ses yeux se marrent en l’imaginant en costume de pinson, la plume du stylo au-dessus du papier frais, les marées de lecteurs blonds et taiseux, comme Jean, les conférences où il n’arriverait jamais à l’heure, les questions de la presse mais pas la sienne… Il a le tourni, Nikolaï, de songer à tout ce gin pour éponger l’embarras de lire à son tour son nom ailleurs que sur le petit écriteau de son bureau ou accolé à l’arobase de son email.

Quand Klein en parle, les côtes soulevées par une dernière expiration de fumée blanche. Il veut d’abord dire pourquoi pas. Puis les mots se cassent la gueule pas loin des lèvres retroussées, c’est juste un gargouillis de rire qu’on entend dans ce fumoir où il fait bon être deux, bientôt ronds, l’haleine encrassée de tabac. Il est gêné Nikolaï, à devoir ébrouer les épaules et taper les mains comme des timbales pour sonner la fin de la récréation. Une à une, les jointures des doigts craquent, et tous ces sons de paume, le rassure.

« Ah c’est tentant ! » et ça sonne si maladroit ce préambule d’un refus, alors ses doigts s’arriment à l’arrière des lombaires pour ne pas bêtement reculer. « Mais qui fera tourner la planche à imprimer pendant que je serai à droite à gauche ? Pas mon bras droit hein. » Les boucles revêches secouent comme un balancier, ah non, son bras droit il transformerait le journal en syndicat et finirait par y foutre des litres d’huile, kilos de poudre et une dernière allumette. « Puis… Y a que les midinettes qui lisent les best-sellers sur les plages d’Ithloreas, non ? » Sa propre mauvaise foi lui fait hausser un sourcil soucieux. Nikolaï relève un regard curieux sur Jean, pour qu’on lui confirme que les cartes postales ne mentent pas, lui qui ne se rappelle pas ces dernières vacances.

« C’est une belle idée pourtant. Un vraie belle idée que tu as Jean. Peut-être que c’est toi qui devrait écrire le livre. » Il rit encore, de cette manière gutturale, ça tape les tympans, et il traîne les patins plus près de la table. Il souffle vers le haut pour écarter les mèches qui badinent sur le front. « Oui, c’est… » et la réflexion creuse, s’aiguise, alors que le nez plonge doucement dans la direction de son verre, avant de relever la tête, brutalement. « Brillant ! »

Il y a l’excitation qui lui fourmille dans les doigts, sous le plexus un tambour cardiaque, sur son sourire l’aune d’une folie hilare : hoora. Il le prendrait dans ses bras, l’emmènerait danser la polka, chanter les horreurs paillardes du milicien joufflu en pleine rue,… Avec le bras, il fait le tour des épaules de Jean, de l’autre il engouffre son verre et pousse une expiration bruyante.

« Pour les trois ans, nous allons interviewé une proie. Une proie qui comprend le journal, qui comprend l’ordre auquel j’aspire, le bien fondé de l’opinion ! » Plus il explique, plus il parle fort, il a des tonnerres d’énergie dans son corps déjà fourbu d’alcool et il ne rêve que de courir à l’imprimerie pour préparer les questions, les candidates, l’édito, la photo qu’on pourrait mettre en couleur, … C’est une ébullition, un sacré ramda, là-dedans, alors Nikolaï absorbe de quoi faire grandir les flammes qui l’agitent. Il écrase le barreau du tabouret sous la semelle comme s’il allait bondir d’une seconde à l’autre. Avec l’index, il gratte le menton où un poil esseulé cherche à crever la menton, les yeux plissés sur le fossa. « Tu en connais, toi, des proies qui voudrait témoigner ? » Il hausse lui-même les épaules en arrière, esquisse une moue à demi-boudeuse ou rieuse. Les bras bien croisés se sont finalement aplatis sur le bois de la tablée et sa colonne forme une voûte cassée, les articulations vont hurler demain. « J’en ai déjà rencontré hein. Mais elles n’étaient pas… fun ? » Oui parce qu’on rigole mieux un verre à la main, le sarcasme comme seconde nature et délivré des paillettes de la peur. Songeur, il laisse l’alcool descendre, faire une flaque et des ravages en bas. « Enfin. Tu vois. Pour servir le propos du Morning, j’ai besoin que ça soit quelqu’un de… charismatique ? épanoui ? réel ? » Il compte sur les doigts marbrés d’un duvet brun, énumère ses interrogations en quémandant l’aval de Jean dans ses prunelles embrumées.

Tout est entrecoupé par les ombres, de l’éclairage aux visages. Le bois transpire une odeur de fer que Nikolaï dévore au travers de narines épaisses et épatées. Il s’excite en gestes de plus en plus larges, les mains ouvertes et osseuses, et sirote son impatience contre des lèvres rouges et fendues par le froid. Jean est malin. Sous le polo qui épouse les épaules raides et la tignasse en épis de blé, Jean a des tiroirs de bonnes idées qui fusent à la manières des feux d’artifices annuels. Il imagine soudain, Nikolaï, qu’un lecteur s’est bien plus précieux qu’une poignée de lenss, poignée de mains.

Enfin, il pense, il cogite, s’agite, pis faut s’avouer que l’alcool aidant, il a les canines qui s’allongent dans des sourires solaires. Ils se marrent de concert, c’est bien vu, de mettre la bague à quelqu’un qui connaît sa place en ce monde. Hein Jean. Ils partagent ça, peut-être, la lucidité de s’en tenir à ce que l’on sait faire. Et si c’est dix milles lignes raturées pour trouver un titre, c’est déjà quelque chose. Les épaules s’écartent pour que la cage soit libre et qu’il en sorte encore quelques chuchotis de rires discrets, gêné de se quelqu’un un peu comme toi.

« Alcoolique ? » Il esquisse une moue espiègle et se penche, l’air des confidence, avec la plat de la paume en forme de paravent près des lèvres émoussées. « On est plus nombreux que tu ne le crois… C’est pas si difficile à trouver. Ils font même des petites sauteries assis tous en rond. Je crois. » Il avale de nouveau une gorgée, mi-étourdi mi-confus, que ça le soulage de se dérober de flatterie si facilement. Mine de rien, une petite annonce, c’est toujours comme ça que ça commence. Comme ça serait bizarre de mettre en toute lettre cherche proie bien ivre, surtout de joie, et avide lecteur pour une interview exceptionnelle. L’imaginer ramène un gloussement et il éructe une toux brûlante quand le gin manque de sortir en robinet par son nez.

Nikolaï esquisse un pas derrière, pas vraiment gêné, un grand mouchoir brun pour essuyer le visage rougi : les petites larmes d’effort dans les yeux, les cavités nasales désinfectée et le reste de la goule. « Kof… Ca gâcherait l’effet de surprise. Je peux peut-être demander à des bons amis, si je commence cette nuit. Ce sera peut-être prêt pour la semaine prochaine. Et alors… » Et alors quel coup d’éclat ! pour un troisième anniversaire, viser l’audience la plus ardue : celle de ses détracteurs. Le pied de nez l’enthousiasme par avance, au point de lever les bras. « Et alors, crois moi Jean, ma messagerie vocale va éclater. » Parce que les investisseurs vont houspiller, qu’on va vouloir radier l’agence et même son identité des registres, seulement les révolutions commencent comme ça. Enfin, c’est ce qu’il croit.

Nikolaï n’a jamais quitté son imper. Avec les doigts, il creuse dans les proches pour extraire le carnet de chèques et un stylo si usé que le logo de la marque à disparu. Bien aplati contre le bois de la table, l’ours noir pré-complète le chèque en blanc, use de toute son attention pour ne pas inverser les intitulés. « J’achète ton idée. Combien pour me la vendre Jean ? » Ses yeux ne se détache pas du papier ou il étale une signature, étonnamment souple et élancée pour une brute comme lui. « Ne fais pas le timide. On a tous une gamelle à remplir, un ami qu’on voudrait aider, une ampoule à faire changer… », son regard se soulève un seconde incisif, « Tous. ».

Et il attend Niko. Un chiffre, une dépense, un investissement, …
Il ne se rend même pas compte qu’il est trop dispendieux pour ses origines sociales, il a toujours couché l’argent à l’encre, comme le reste de sa vie.