Comme un sortilège qu’on aurait gravé sur la peau ; un baiser au goût d’agrumes et de matins d’été ensoleillés, douce magie familière qui ravive les vieux souvenirs d’une époque qui semble si éloignée. Ça rappelle ces étreintes volées furtivement lorsqu’aucun regard n’était tourné vers eux ; ça rappelle les mots doux, susurrés au creux de l’oreille lorsqu’on ne les écoutait pas. Ça rappelle les Je t’aime soufflés à l’arrache, articulés silencieusement sur les lèvres encore collées contre les siennes. Ça rappelle ces rêves partagés à deux ; ça rappelle toutes ces belles promesses qui ont dû être brisées, délaissées, oubliées, parce que les tyrans en ont décidé ainsi.

Mais Aadhya, elle n’a jamais oublié.

Elle n’a jamais oublié cette tendresse avec laquelle Caspian la regardait, la délicatesse des caresses qu’il a posées contre sa peau. La douceur de ses baisers, délicieuses étreintes éphémères et amoureuses.

Elle n’a jamais oublié, car elle y a souvent repensé.

Car elle s’est souvent surprise à espérer qu’il y repensait parfois, lui aussi.

Qu’il ne l’oubliait pas.

Et aujourd’hui, alors qu’ils sont tous deux cachés entre les rayons remplis de vieux livres poussiéreux, elle découvre qu’elle n’avait pas passé ces quatre dernières années à l’attendre, à espérer en vain. Aujourd’hui, Aadhya retrouve la douceur de ses lèvres ainsi pressées contre les siennes, la tendresse avec laquelle il la serrait dans ses bras.

L'impression d'être enfin là où elle devrait l'être ; l'impression d'être enfin à la maison, entre les bras de celui qu'elle aime.

Elle croirait presque être en plein songe lorsque, à bout de souffle, tigresse rompt l’étreinte doucement. Elle croirait rêver lorsqu’elle ouvre deux yeux étoilés, observe Caspian de ce même regard qu’elle posait sur lui, si loin dans le passé. Car il a tout d’un rêve ; le plus doux d’entre eux, celui sur lequel on ne veut plus jamais lâcher prise de peur qu’il ne nous revienne plus. Ça la fait sourire malgré les dernières larmes perlant sur les cils ; ça lui fait tendre les mains vers lui, les lui fait poser délicatement contre ses joues qu’elle caresse tendrement du pouce, comme lui l’a fait pour elle à peine un moment plus tôt.

“Tu m’as manqué aussi… T’as aucune idée à quel point tu m’as terriblement manqué.”

À peine audible, plus douce qu’un murmure. La voix d’Aadhya ne s’élève qu’un peu, en un rire si léger qu’on le confondrait avec la brise qui souffle dans la bibliothèque lorsqu’on en ouvre les portes. Pour la première fois en de longs mois, la voilà qui est réellement sincère, qui ne se cache pas derrière un masque de bonheur faussé. Elle sait, Aadhya, que ce bonheur ne sera que très court. Que bien vite, tout cela ne redeviendra rien de plus qu’un rêve, un souvenir auquel elle repensera, de temps à autre ; lorsque viendra minuit et que les pensées vagabonderont.

Que dès qu’ils quitteront le rayon des archives humaines, c’est la réalité qui viendra les enlacer, les guider par la main sur des chemins bien différents.

Fini, les douces étreintes au goût de doux jours ensoleillés, d’agrumes et d’amour.

Mais elle veut croire aux paroles de Caspian. Elle veut croire qu’elle pourra tracer son propre chemin ; qu’éventuellement, elle pourra le rejoindre sur le sien, et tracer son nouveau parcours avec lui.

Alors elle hoche la tête, acquiesce doucement.

“T’as raison, Casp’…” qu’elle souffle, “T’as absolument raison. Je n’ai pas de plan, ni les moyens de me tirer de ma situation, pour l’instant…”

Un soupir tombe de ses lèvres, le regard s’abaisse un instant avant de se replonger dans le sien. Pour une fois, les yeux de la tigresse brillent d’une détermination sérieuse et d’une lueur d’espoir.

“Mais… Si t’es prêt à m’attendre, alors je ferai tout ce que je peux pour m’en sortir au plus vite. Je me doute que ce ne sera pas facile, mais…”

Les fossettes creusent les joues, la peau au coin des yeux se plisse, alors qu’un grand sourire vient s’ancrer sur le visage de la jeune femme. Doucement, elle se permet de presser ses lèvres aux siennes à nouveau, murmure contre celles-ci en refusant de s’éloigner de celui qu’elle aime à la folie.

“Je t’en fais la promesse.”

Une croix dessinée du bout de l’index sur le cœur ; un sort gravé sur la peau.

Une promesse qu’elle a l’intention de tenir.

Les mains posées contre les joues, les doigts qui tracent les traits doucement. Mirettes sombres rivées sur le visage de l’aimé, alors que les lèvres, elles, s’étirent d’un grand sourire. Aadhya heureuse, sincèrement heureuse pour la première fois en quatre longues années ; Aadhya qui rit doucement, profite que Caspian chasse ses dernières larmes du bout des doigts pour s’appuyer affectueusement au creux de sa paume. C’est qu’elle voudrait étirer le moment sur une éternité ; rester à jamais ici, entre les vieux bouquins et les étagères, loin des regards indiscrets et des exigences gargantuesques d’une famille de cinglés. À jamais dans ses bras, à soupirer de bonheur, à lui souffler des mots doux, à le serrer fort contre elle afin de compenser pour tout ce temps perdu. C’est tout ce qu’elle veut après quatre ans passés à attendre, à rêvasser, à espérer que les pensées errent jusqu’à lui quand vient minuit et qu’elle ne dort toujours pas. À espérer qu’il pense à elle, lui aussi.

Elle sait, pourtant, que ce moment prendra bientôt fin. Que toute cette douceur n’est que passagère. Que chacun devra reprendre sa route pour ne se recroiser que bien plus tard. Que ce qu’elle veut, elle ne pourra l’obtenir qu’en faisant déferler sa colère, qu’en déclarant la guerre ; elle ne l’obtiendra qu’en s’émancipant complètement de l’emprise de ses parents. Elle sait déjà, Aadhya, que ce sera un combat de longue haleine.

Mais elle se conforte dans l’idée que Caspian l’attendra.

Ne reste plus qu’à savoir si elle aura le courage de s’engager, de faire un premier pas vers cette liberté tant convoitée.

Petite moue s’installe sur les traits doux de la tigresse un instant, alors qu’un air grave se peint sur ceux du fennec ; que ses paroles lui font froncer les sourcils.

“Je n’ai pas l’intention de briser ma promesse, Caspian,” qu’elle répond, la voix teintée d’une certaine tristesse. “Je n’ai peut-être pas su tenir celles que je t’ai faites, il y a quatre ans, mais on connaît tous les deux les raisons derrière ça.”

Parce que sa famille de tarés a choisi de la fiancer à Ilya. Parce qu’elle n’a pas eu ¬– et n’a toujours pas, apparemment – son mot à dire dans cette affaire. Parce que ce sont eux qui exercent un contrôle absolu sur leur descendance. Elle ne le niera pas, Aadhya, qu’elle a dû briser ces douces promesses qu’elle a prononcées à une époque où son destin n’était pas encore scellé. Qu’elle a été terrible, qu’elle aurait dû se battre dès le départ, refuser ce que la famille exigeait d’elle. Non, tigresse ne niera pas ses fautes, car elle sait très bien les avoir commises. Elle ne s’en est jamais cachée.

Mais la voilà qui soupire, qui se laisse faire lorsque le blond lui prend la main, la serre entre les siennes avec force et tendresse à la fois.

“… Tu sais très bien que le combat, c’est pas mon truc.”

La tête est basse ; le regard, ailleurs. Elle ne le regarde plus, préfère s’intéresser aux livres qui les entourent. La honte teinte les pommettes d’une légère couleur rosée. C’est qu’elle réalise très bien qu’elle se contredit ; qu’elle a dit vouloir tenir sa promesse et qu’elle se trouve déjà une excuse pour ne rien y faire. Mais il y a un fond de vérité, là-dedans ; Aadhya, ce n’est pas une guerrière.

Aadhya, elle n’a de guerrière que son âme de prédatrice.

Elle n’a de guerrière que son ambition de devenir plus qu’un pion dans le jeu de quelqu’un d’autre.

Elle n’a jamais eu cette rage de se battre, cette flamme qui fait éclater les poings et rugir la bête. Elle n’a jamais eu ce désir viscéral de se faire tempête, de répliquer aux coups qu’on lui a assénés, de répondre aux insultes avec les poings.

Au contraire, elle s’est toujours faite petite, s’est toujours effacée. Elle a toujours encaissé les coups sans même une plainte, sans lever la tête et en demandant pardon lorsque son propre sang tachait les vêtements ou s’écoulait sur le tapis. Elle a toujours baissé les yeux devant ceux qui frappent ; elle s’est toujours faite docile, conciliante.

Elle a toujours été faible.

Elle a toujours été paralysée par la peur.

Pourquoi serait-ce différent ? En quoi est-ce que savoir se battre changerait quoi que ce soit à sa situation ? Est-ce que ça la rendrait plus courageuse ?

Les paupières voilent les yeux noisette un instant, alors que la main libre vient se poser sur celles du jeune homme. Aadhyasri les porte doucement à ses lèvres, pose un baiser contre les doigts. Les presse ensuite contre son cœur et soupire longuement.

“C’est pas mon truc, la bagarre. Mais… Je veux bien apprendre,” qu’elle dit enfin, en souriant légèrement. C’est un regard amoureux, teinté d’une légère incertitude, qu’elle repose sur lui, au bout d’un moment passé à réfléchir. “Si tu crois que ça peut m’être utile, alors je n’en douterai pas.

Je te fais confiance.”

Des siècles, qu’il a dit.

Et Aadhya ne peut qu’acquiescer.

La main qu’on passe dans les boucles brunes, le geste familier qui lui a manqué ; il lui donne cette même impression qu’a décrit le blond. Que des siècles se sont écoulés depuis leur dernier moment à deux, depuis la dernière fois où ils ont pu s’embrasser. Avant que ne déferlent la nouvelle, la colère, les ressentiments envers les géniteurs trop imbus d’eux-mêmes pour comprendre que ce n’est pas à eux de décider de la vie de leur descendance. Avant que le barbelé bordant la voie déjà toute tracée ne vienne s’ancrer dans la chair, ne la promette à quelqu’un d’autre.

Elle la comprend, la frustration qui fuite dans la voix de Caspian au fil des mots. Elle la ressent aussi.

À la différence près que tigresse ne la montre pas.

Elle se contente plutôt de sourire, de rire doucement face aux piques taquines que lui lance le fennec. Voilà qui ravive de vieux souvenirs.

“J’espère bien que tu ne me mettras pas d’épée entre les mains. Ça risque de très mal finir.”

Féline plaisante, sourit. Serre les mains de l’autre avec affection. Mais elle remarque le regard qu’il jette vers l’allée, là où il n’y a personne ; la frontière entre le doux songe et la réalité qu’ils devront bientôt rejoindre. Et si de petits rires tombent des lèvres en réponse aux taquineries que lui adresse le jeune homme, le regard, lui, se remplit de doutes et de tristesse.

“Au parc des cerisiers… Ça me va,” qu’elle murmure. “J’essaierai de trouver quelque chose de plus… Adéquat, oui. De plus adéquat pour l’entraînement.”

Elle semble distraite, Aadhya. N’a pas tout à fait la tête dans le moment, même si le regard reste rivé sur Caspian. Comme pour graver chaque détail de son être, de son visage et de ses sourires, quelque part dans sa conscience ; pour ne jamais les oublier. Mais il la ramène sur terre lorsque, d’une main, il l’entraîne avec lui, en direction de cette frontière qu’elle s’imagine entre le rêve et la réalité.

Les yeux s’écarquillent un peu, les pieds se plantent fermement sur les tuiles luisantes du plancher après avoir effectué quelques pas.

Elle ne veut pas partir.

La prise se serre fortement sur la main du blond.

“Tu… Tu crois qu’on pourrait rester encore un peu ? Juste… Quelques minutes…”

Moue inquiète se peint sur les traits doux de la jeune femme.

Non, elle ne veut pas partir, Aadhya. Car elle doute, s’imagine quelques millions de scénarios possibles concernant ce qui suivra la traversée de cette barrière imaginaire.

Qu’elle sache, ce pourrait être la dernière fois qu’ils se voient.

Peut-être qu’une fois la frontière traversée, la réalité regagnée, chacun partira de son côté pour ne plus jamais recroiser le chemin de l’autre.

Peut-être.
Peut-être.
Peut-être.

Tant de possibilités.

Aucune façon de connaître laquelle de celles-ci deviendra réalité.

Alors elle s’approche, Aadhya, et le serre à nouveau bien fort contre elle. Ça la détend, de se retrouver ainsi blottie dans ses bras. L’étreinte la plus réconfortante du monde.

“C’est un peu con, et je le sais très bien… Mais je ne peux pas m’empêcher d’avoir des doutes… J’ai presque l’impression qu’on est dans la même situation qu’il y a quatre ans. À se dire qu’on se reverra, que rien ne changera.” Féline soupire. Ferme les yeux. “Mais dès qu’on quittera la rangée… On devra reprendre la routine. Partir en directions opposées. Continuer de se voir de loin et peu souvent. Ça me brise le cœur… Et ça me fait peur.”

Elle ne veut plus bouger. Préfèrerait laisser l’éternité s’écouler doucement, si seulement elle pouvait rester juste ici. Se cacher, fuir les problèmes et la réalité. Aadhya n’était plus qu’une lâche lorsque les doutes s’immisçaient dans son esprit et que les incertitudes faisaient tourner ses pensées en vrilles chaotiques.

Mais elle essaie de se calmer.

Ils ont un plan, après tout.

Ne reste plus qu’à le mettre en marche.

Non… ?