Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les Muses ou comme les Furies.

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Le soleil de fin de journée s'immisce paresseusement à travers les lourds rideaux, tirant une ligne dorée à travers la pénombre de l'atelier jusqu’au maître des lieux.

Doucement mais sûrement, Micheletto émerge;
se retourne, les yeux encore collés par le sommeil;
presse ses lèvres sèches ensemble avant qu’un bâillement ne les force à se séparer;
grince des dents de plaisir sans même y prêter attention.

Lorsqu’une de ses paupières s'hasarde enfin à s’ouvrir, c’est sur la toile drapée, presque ensevelie derrière son bazar, que son regard se pose.

Pendant un instant, à peine, cette pensée persistante qui hante le fond de son esprit depuis des mois se réveille elle aussi:

Ha, c’est la toile de Chanteloup,
il faudrait peut-être s’y remettre.

C’est plus une ébauche qu’une toile, vraiment. Malgré la quantité copieuse de peinture sur le canvas, elle demeure visiblement inachevée, avec des pans entiers encore vierge de quoi que ce soit d’autre que les traits de construction et le brouillon presque impressionniste de son sujet légèrement excentré.
Il s'agit de la silhouette d’un homme qu’il ne reconnaît plus depuis des années, interprété à travers le prisme de son commanditaire. Sans les objets l’entourant, il serait quasi impossible de reconnaître l’héritier de la famille.

A son avis, ce portrait fade ne ressemble à aucun des jumeaux, et ce alors que le cadet s'est tenu plusieurs fois déjà derrière le chevalet.
Immobile,
impassible,
semblant le guetter silencieusement alors qu’il tente de saisir l’essence de Désiré, cherche ses traits sur la toile à coup de pinceau avant d’admettre défaite et d’essuyer le tout avec un torchon pour recommencer.
Une fois,
deux fois,
trois fois…

A la première séance de pose, ce n’était pas un problème, tout comme sa décision de mettre fin à la session précocement: après tout, le processus artistique est capricieux, la demande quelque peu farfelue, et le client pas des plus versé dans le domaine. L'indulgence était de mise.

Après la troisième, il a décidé de travailler d'après cliché pour le reste. Une bonne nouvelle pour son commanditaire qui n'aurait plus à se déplacer, et une bonne nouvelle pour lui qui n'aurait plus à supporter sa présence.

(vous savez à quel point il est difficile de peindre avec un caïman dans la pièce ?)

S’il a eu parfois besoin de reprendre des références après un changement soudain de composition, il n’est pas allé courir après son client: après tout, celui-ci avait assez tôt fait de revenir l’importuner pour savoir si sa commande était finie. Profiter de ces visites occasionnelles pour le photographier, si la lumière s’y prêtait bien sûr, lui permettait d’avoir une bonne raison de ne pas avoir terminé la toile.

Quant à la question, elle avait toujours la même réponse:

S’il ne voulait pas attendre, il ne fallait pas commander un portrait à l’huile.

(s’il ne voulait pas attendre, il ne fallait pas le commanditer lui)

Et plus son commanditaire vient fureter, moins Micheletto a envie de regarder cet affreux portrait en face.

Alors, il abandonne cette pensée désagréable pour se laisser séduire par l’astre solaire; tourne les talons à la toile et se dirige vers le vasistas pour tirer les rideaux et le laisser pénétrer dans la pièce. Son atelier, avec son unique fenêtre, jouit d’une fraîcheur enviable à cette époque de l’année, et pourtant, en jetant un coup d'œil à l’extérieur, l’envie de se dégourdir les jambes le prend.

Après tout, avant sa sieste, il a passé une bonne partie de la matinée à peindre.

(tout sauf le foutu portrait)

Et puis, prendre l’air, c’est important lorsque l’on travaille avec des solvants.

(ce n’est pas comme si il n’avait pas dormi toute l’après-midi à côté de ses pinceaux, sans ouvrir la fenêtre)

Allez, c’est décidé.

(en plus, personne ne peut l’emmerder si l’atelier est vide)

Il fait un crochet par le miroir orné qui pend hasardeusement à son clou. Malgré ses cheveux en bataille, pour quelqu’un de fraîchement réveillé, il n’a pas si mauvaise mine; il a visiblement, par contre, posé sa joue sur ses mains empeinturlurées.

En se débarbouillant au-dessus de la plonge où barbottent de vieux pinceaux gonflés d'eau, il se prend à songer à la brise qui ne va qu’aller en s’adoucissant avec la lente descente du soleil dans le ciel… Un frémissement d’anticipation vient mordre ses épaules, aussitôt étouffé sous le grand châle dans lequel il s'enveloppe, décidé à ne pas avoir à revenir une fois la nuit tombée.

Lui qui s’était abandonné aux bras de Morphée par frustration, il ne s’est pas levé de sa sieste du mauvais pied.
C’est bien la partie du processus que le commun des mortels peine à comprendre: s’il s’était entêté à peindre, nul doute que la toile en cour aurait fini ruinée. Alors que là, même son plus grand critique (lui) peut y jeter un coup d'œil et se dire qu’elle a du potentiel, qu’il peut faire quelque chose avec ça finalement.

Quand il sera revenu, peut-être.

Si l’inspiration est là, bien sûr.

Qui sait, peut-être l’aurait-il trouvé sous son ciel étoilé s’il n’avait pas senti l’odeur de Mortimer Chanteloup sur le pas de sa porte.

Immédiatement, il fait un pas de loup en arrière; mais à peine la poignée tressaille-t-elle qu’il abandonne ses vêtements pour détaler à toute allure sur ses petites pattes pour aller se réfugier sous ses coussins.
Tapis là dans l'ombre, il attend, le souffle court.

Oh, ça ne l’enchante pas de se terrer comme ça, mais il est hors de question de se remettre devant cette foutue croûte.

©A devious route

Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les Muses ou comme les Furies.

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Micheletto n’est pas du genre pleutre, pas vraiment non; on l’a même souvent qualifié de complètement inconscient.
Mais il y a des spécimens que même un imbécile comme lui sait éviter.

Et quand la voix du crocodile emplit l’air de cette comptine sinistre, il ne regrette pas d’être allé se cacher, et il ne va sûrement sortir pour voir ce qu’il lui veut.

Alors que Mortimer Chanteloup s’enfonce dans son atelier avec une familiarité qui trahit le temps depuis lequel cette collaboration dure, il glisse hors de sa forteresse pour se faufiler entre les pots et les antiquités qui jonchent le sol. Il n’est pas con, à rester au même endroit, il a bien trop de chance de se faire coincer, et ce bordel, c’est son royaume; il sait exactement derrière quoi se cacher pour le contourner sans jamais se mettre à découvert, sur quoi débouche la jungle de bocaux remplis de pinceaux, quelles embrasses de rideau permettent à un rongeur d’accéder aux étagères et où les amoncellements de toiles font un escalier parfait pour arriver à l’autre-bout de la pièce.

Alors même si Mortimer abandonne vite, il lui faut encore moins de temps pour arriver vers l’entrée. Sa vieille porte revêche ferme aussi mal qu’elle ne s’ouvre et il n’a besoin que de quelques centimètres d'entrebâillement pour se glisser vers la liberté.

Mais ses petites pattes se figent quand la menace tombe.

Son petit cerveau se mettant à tourner aussi vite que son petit cœur bat.

En voyant la lueur menaçante du couteau à palette dans la main du crocodile, sa décision est prise.

(plutôt elle que lui !)

De toute manière, il en a assassiné des dizaines, de ces œuvres avortées: arraché la toile du châssis comme si le lin lui-même avait été souillé par la médiocrité. Personne ne brutalise ses créations comme lui, alors qu’il essaie de lui arriver à la cheville et s’en donne à coeur joie ! Qu’il les éventre toutes, fasse un massacre !

(mais quand il n’est pas en face du chevalet, il peut voir le feuillage presque turquoise délicatement ballotté par la brise d’un soir d’été comme si il y était)

Il était terriblement plat.

(il pourrait racler la peinture pour lui donner de la dimension, ou peut-être que le ciel encore nu de toute étoile, cette vaste étendue d’un pourpre sombre que le vernis dammar détache du reste, suffit amplement)

Des ciels du genre, il en a fait des tonnes -Il y en a même qui traînent abandonnés dans cette pièce.

(Il pourrait y peindre la grande et la petite ours, séparée par le grand dragon céleste)

Il pourra reprendre cette idée et la refaire en mieux.

(il peut presque voir les traits de la mère derrière ses paupières)

Elle le mérite pour l’avoir fait tourner en bourrique.

(poignardée par un stupide reptile)


Au fond, peut-être que Micheletto est bien imbécile.

Trop con ou trop fier pour laisser quelqu’un d’autre que lui-même détruire son oeuvre.

(peut-être moins détaché de cette stupide toile qu’il ne l’aurait crû)

Il faut l’être pour avoir choppé le poignet de Mortimer Chanteloup,
quand on lui doit un tableau qui est loin d’être terminé et qui a déjà été payé dans son intégralité il y a longtemps,
que l’on a jamais eu l’intention de finir,
tout ça dans son plus simple appareil,
preuve irréfutable qu’on essayait de lui filer entre les doigts.

(c’est limite si c’est pas crier ‘vas-y, bouffe-moi’)

Mais il a beau être moins imposant que Mortimer et bien plus vulnérable à cet instant, si un regard pouvait tuer, alors peut-être bien qu’il pourrait rivaliser avec ses crocs, lui effacer son petit sourire narquois et lui faire regretter d’être venu lui casser les couilles.

La réalité, c’est que ce n’est qu’un petit rat qui ne peut que lui tenir tête comme ça, pétrifié dans son geste par le cocktail électrique d’adrénaline et de rage qui pulse dans ses artères, l’instinct au prise avec sa nature. Il sent le pouls du prédateur battre sous ses doigts, n’y trouve pas la même crainte moites qui hérisse les poils sur sa nuque.
Il ne veut pas (n’oses pas) desserrer sa poigne, pas avant qu’il ne lâche ce foutu couteau et s’éloigne de la toile.

“Qu’est c’que tu veux.”

Son putain de portrait, bien sûr.

©A devious route

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La première chose qui éclate dans son esprit au moment où tout se met en mouvement, c’est le soulagement.

Malgré le fracas, elle n’est pas retombée sur la face encore humide.

Immédiatement s’ensuit un coup de fouet qui électrise tout son corps, une poussée d’adrénaline qui arrive avec la pression désagréable des doigts de Mortimer autour de sa nuque.

Un instant d’hésitation, c’est tout ce qu’il a fallu pour qu’il se fasse attraper.

(cette foutue toile a intérêt à lui rendre au centuple)

Il n’a pas pu lui échapper, mais il n’a pas non plus lâché son poignet, s’y agrippant comme si sa vie en dépendait.

(son instinct lui crie que oui)
(sa nature veut enfoncer le couteau dans sa gorge)

Tout ce qu’il fait c’est laisser échapper un sifflement qui ressemble à s’y méprendre à un feulement. Il ravale la rage qui monte à chaque seconde où le crocodile le garde bien sagement subjugué sous sa poigne de fer et le regarde de haut. “J’t’ai d’jà dis que je peux pas te donner ce qui existe pas encore-”

Il déteste la contenance alien de Mortimer, de n’entrevoir la colère que dans le fond de ses yeux alors que la sienne déborde de tous les pores.

“Si tu veux tellement rentrer tôt, prend-là telle quelle.”

Il déteste que si peu réussit à enflammer son amygdale comme s’il était sur le point de crever, de devoir se faire violence pour ne pas laisser sa voix chevroter malgré lui.

Pourtant, il devrait avoir eu le temps de s’habituer à ce que le masque de son client commence à s’effriter. On est loin du temps où l’irritation se cachait sous un sourire, quand Mortimer avait encore la patience de jouer les bons clients compréhensifs. Doucement mais sûrement, Micheletto est en train de le sortir de ses gongs, et s’il écoutait sa pauvre conscience qui ne veut que l’empêcher de finir croqué, il lui parlerait sur un autre ton pour éviter ça.

Mais ce serait mal le connaître.

“Si tu voulais quelque chose de médiocre, fallais le dire tout de suite-”

Son souffle est court, mais il trouve l’audace de lui sourire, lui renvoyer sa propre image à la figure: si lui est Mortimer, le gentil client, le bon voisin, le mari exemplaire qui a eu le malheur de se faire arnaquer et crie outrage, alors lui aussi peut être le bon peintre diligent qui essaie de se faire comprendre par un commanditaire obtus.

"tu m'aurais pas fait perdre mon temps."

©A devious route

Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les Muses ou comme les Furies.

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La petite voix au fond de sa tête, étouffée par sa connerie, laisse échapper un glapissement en sentant son épiderme céder sous la pression des griffes du caïman; mais Micheletto, lui, s’efforce de garder le sourire, même crispé.

Mortimer ne va pas lui tordre le cou, ça, il en est certain.

Parce qu’il veut rentrer dans sa parfaite petite maison,
retrouver sa femme adorée,
fêter l’anniversaire de son imbécile de frère,
et que ce serait trop stupide de faire s’écrouler ce joli château de carte juste à cause d’un tableau.

(mais s'il disparaissait aujourd’hui, est-ce qu’on le chercherait vraiment ?)
(peut-être bien, oui,
après tout, Mortimer n’est pas le seul à attendre sur une commande)

Quand son tortionnaire le lâche enfin, le soulagement n’est que de courte durée; à peine a-t-il le temps de déglutir après que la brute l’ait repoussé que déjà le fracas recommence, le bruit soudain le faisant tressaillir malgré lui.
Oh son atelier en a vu déjà des vertes et des pas mûres, ce n’est pas la première fois qu’un pot vole en éclat et que le matériel est bazardé avec furie, mais il n’est pas assez stupide pour ne pas comprendre que cette brutalité est simplement reportée sur l’inanimé.

Et il chercherait à faire en sorte que cela reste ainsi si ce n'était pour son commentaire.

Le petit rat dans sa tête court se mettre à l'abri alors que son ricanement vient se faufiler entre deux éclats. “Il faut être sacrément con pour commanditer un artiste que l'on trouve médiocre.” Il contourne assez largement Mortimer pour ne pas risquer de s’ouvrir le pied sur un morceau de verre et enjambe une flaque de vieille térébenthine pleine de peinture qui s’élargit de plus en plus sur les dalles. “Ce n’est pas moi qui ai décidé de travailler avec toi, j'te rappelle." Avec bien plus de délicatesse que ses mots, le peintre ramasse sa toile miraculée avant qu’elle ne soit prise dans les dommages collatéraux pour aller l’adosser contre l’évier -le seul endroit un temps soit peu dégagé.

Il traverse une nouvelle fois la pièce en adressant à peine un regard à son cher client, passant plus de temps à observer les marques écarlates sur sa gorge en passant devant le miroir. “Si tu veux vite retourner dans les jupes de Val, je te conseil de commencer par l’autre côté.” lâche-t-il en gesticulant vaguement vers l’opposé de l’atelier.

Ce n’est même pas un mensonge, c’est bien là que se trouve sa toile chérie, mais l'on ne peut dire qu'il ne se délecte pas de la familiarité dans ses mots.
Son insolence reprend du poile de la bête depuis que son instinct de survie ne lui fait plus ombre, mais cette nonchalance est bien feinte: même lorsqu'il s'éloigne du miroir pour aller chercher de quoi se couvrir, il continue de l’observer dans le plateau en étain à côté de sa malle à vêtement, aux aguets d’un nouvel assaut. Tout comme il fait mine de se foutre du chaos qu’il est en train de causer mais ne peut s’empêcher d’évaluer les dégâts en revenant vers lui, enveloppé dans son horrible peignoir en soie. “Alors ? Qu’est-ce que ce sera ?”

En l’état, le portrait n’en est pas réellement un; peut-être de façon contemporaine ou philosophique si vraiment l’on veut être pédant, mais même sous cette lumière, la toile est clairement inachevée. Du moins, c’est ainsi qu’il s’en souvient, car il a beau garder un œil sur Mortimer, il met sa main en œillère pour ne pas risquer d’entrapercevoir cette horreur, au risque de refuser qu’elle sorte d’ici ainsi.

Non non, c’est mieux qu’il ne la voit même pas pour qu’ils en finissent. Qui sait, avec sa sensibilité artistique proche de celle d’une moule, peut-être le caïman y trouvera-t-il un style, et vu qu’il ne l’a pas encore signée, personne ne croira qu’il s’agit d’un Qaderi.

©A devious route

Ce qu'on dit d'un malheur, qu'il n'arrive jamais seul, on le peut dire des passions : elles viennent ensemble, comme les Muses ou comme les Furies.

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Tant qu’on lui donne raison, il ne peut pas s’en plaindre, et la menace lui passe largement au-dessus de la tête: si après tout ce qu’il a fait, il se tient encore ici dans son atelier, alors rien ne réussira à le mettre sur le carreau, pas même Mortimer Chanteloup.

Surtout pas lorsqu’il est si déterminé à le faire travailler.

Micheletto ne fait plus autant le malin lorsqu’il se fait empoigner par le peignoir et balader comme s’il ne pesait rien; il faut dire qu’il est bien obligé de tituber à sa suite pour ne pas se faire traîner sur le sol jonché de débris. Mortimer se fiche bien qu’il s’ouvre les pieds sur les éclats de verre, il se délecterait probablement même de l’entendre couiner; alors quand l’incident ne manque pas, le peintre se mord les joues et ravale la douleur vive qui remonte le long de sa jambe pour ne pas lui donner cette satisfaction.

Son cul finit devant son chevalet et l’horrible portrait ne tarde pas à prendre place en face de lui. Au moins, les deux hommes s’accordent sur une chose: c’est de la merde, autant que dans ses souvenirs. Mais c’est là que leur avis divergent: lui, il n’a aucune envie de s’acharner dessus. Après tout, il n’y a que les fous qui s’obstinent à faire la même chose en espérant un résultat différent.
Des fois, il vaut mieux savoir abandonner.

Mais celui qui partage le visage qui devrait se trouver sur la toile lui enfonce pratiquement le pinceau dans la main. Il n’y a pas vraiment d’issue cette fois, alors Micheletto capitule, referme sa main mais pas sans y mettre les griffes pour laisser à son tour sa marque sur le reptile. “Très bien, si tu tiens tellement à rester ici.” Son sourire n’a rien d’un drapeau blanc, on dirait plutôt qu’il montre les crocs qui lui font défaut.

Malgré son impertinence, il se penche pour redresser son coffret à peinture, fait la gueule en constatant que l’une des charnières a cédé. "Rends-toi donc utile et remplit-moi un bocal de solvant.” Même acculé, il ne faudrait surtout pas qu’il courbe trop l’échine; et puis, cette tâche est à la portée du dernier des idiots, même lui devrait y arriver.

De là en-bas, il en profite pour débarrasser la plante de son pied du morceau de bocal traître; ça pisse le sang et ça brûle, mais la coupure a l'air relativement superficielle et avec un peu de chance ce que contenait le pot fera office de désinfectant plutôt que de l’empoisonner.
Il jette négligemment l’éclat sanglant plus loin avant de se redresser.

Les traits flous le dévisage.

Le menton dans la main, il cherche son non-regard dans cette mare terne.

Rien.

Il n’y a rien à sauver dans cette toile.

Tout ce qu’elle réussit à sortir de lui, c'est un long râlement qu’il ne cherche même pas à cacher à son client.

La fin de journée dégueule sa lumière dorée par la petite fenêtre, illumine une minuscule partie du triste atelier.
Il devrait être en train de baigner dedans, allongé dans l’herbe d’un talus, le visage caressé par la brise.

A la place, le voilà prisonnier avec un reptile vengeur pour seule compagnie.

Mais son bourreau ne va pas le laisser filer, alors Micheletto ne peut que presser des noisettes de peinture à l’huile sur sa palette encore humide. Il repousse l’heure du châtiment en préparant son matériel avec bien trop de soin, prend le temps de sortir chaque tube et d’hésiter; non, finalement, bleu outre-mer ce sera mieux que bleu cobalt, mais il faut du coup changer aussi le rouge; allez, va pour un rose quinacridone plutôt, mis de paire avec le vert outremer, mais alors peut-être que cobalt, ça irait mieux finalement…

Y’en a tellement, des couleurs, il peut jouer à ça un long moment.

Pendant qu’il fait semblant de s’occuper, il ne lance pas un regard à Mortimer, mais ce n’est pas une raison pour ignorer sa présence, au contraire. “Ma pauvre, tu vas te faire chier toute seule à la maison.” pense-t-il tout haut en faisant mine de lire l’étiquette du petit tube. Peut-être qu’il arrivera à l’avoir à l’usure, à le convaincre que devoir le supporter est un sort pire que de repartir bredouille. “J’espère qu’elle ne t’attend pas pour le repas.”

Ça n’a pas besoin d’être un supplice juste pour lui.

©A devious route