Mortimer Chanteloup n’a jamais été aussi concentré de toute sa vie. Mortimer Chanteloup n’a jamais autant sué pour un repas, jamais autant paniqué à l’idée de tout faire cramer. Minutieusement, le cuisinier se penche sur le plan de travail, les grands doigts fins venant charcuter la chair rose, en extraire les arrêtes aiguisées comme des couteaux de bouchers.
Valeryane n’aime pas les arrêtes.
Le saumon acheté à Ithloreas quelques heures plus tôt git éventré dans la cuisine, délicieuse bête bientôt dégustée par les crocs affamés. Valeryane n’a certes pas de grosses canines acérées, il a hâte de la voir sourire jusqu’aux oreilles, lui dévoiler ses petites dents brillant de ravissement.
Un couteau entre les mains, le bourreau vient finement trancher le poisson. Mouvements habiles comme répétés mille fois, les soirs d’orage quand hurle les voleurs, les tricheurs ; les soirs d’été à découper les pièces du boucher. C’est parfait, la lame suit délicates arrêtes comme elle suivrait les veines.
Mortimer aime bien provoquer, Mortimer aime bien cuisiner.
L’odeur iodé lui donne déjà l’eau à la bouche, il se retient de ne pas tout avaler maintenant comme un enfant devant sa pâtisserie préférée. Mais alors, que servira-t-il a sa femme pour le diner ? Pour son anniversaire, il ne faut que le plus beau, le plus tendre, le plus harmonieux. Mortimer a donc enfilé un tablier (car apparemment il ne faut pas se tacher), Mortimer a donc sortie ses grands talents de cuisinier (car apparemment ses plats sont les meilleurs). Des crevettes en entrée, les lasagnes aux saumons qui suivront. Un fondant au chocolat pour le dessert, tout a été minutieusement réfléchi ; pour les grandes dames mystérieuses on ne fait pas les choses à moitiés.
Les mains toutes poisseuses essuyées sur le tablier, il tente vainement de rattacher une mèche échappée de son chignon maintenant désordonné. Il a passé une heure à se coiffer, contrairement à ses 30 secondes habituelles. Mais aujourd’hui est un grand jour, aujourd’hui Mortimer sera beau et sa femme n’aura rien à redire. Il souffle, abandonne l’idée d’être parfaitement coiffé et se retient de s’essuyer à nouveau les mains sur sa belle chemise blanche. Non, il faut utiliser le tablier.

Sortant le grand plat en terre du placard, il jette un œil un peu nerveux à l’horloge murale. Crispe la mâchoire, ça ne va pas le faire. Il n’est pas très doué pour être à l’heure Mortimer alors tant pis, Valeryane arrivera surement d’un moment à l’autre. Il l’a prévenu, l’a répété plusieurs fois ce matin :
Chérie je rentrerai tard ce soir, des problèmes sur les rails. Oui une calamité…
Heureusement, Mortimer ment comme il respire. Sauf dans le doux cocon de leur maison, il a alors pour une fois fait exception ; une surprise ça se travaille, une surprise ça se mérite. Mortimer a longuement hésité, à faire comme à la télé, inviter toutes les amies de sa femme, la famille et les cacher derrière le canapé. Hurler de joie en voyant la vedette du jour arrivée, la bouche grande ouverte par la surprise.
Mais non, le caïman n’a aucune envie de voir des inconnus piétiner son joli tapis, n’a aucune envie de partager le repas en souriant naïvement. N’a pas non plus le courage d’écraser le pieds de Désiré sous la table pour qu’il se montre un peu plus aimable avec les convives. Ni de lui faire les gros yeux lorsqu’il évite sa femme du regard. Et à bien y réfléchir, le jumeau se pointerai très certainement avec sa conquête du jour, la présentera comme sa future femme et l’oubliera 3 jours plus tard. Mortimer, il n’a pas que ça à faire, apprendre à connaître toutes les femmes de son frère. Non ce soir, c’est la femme et son mari, Valeryane et Morty.

Le plat au four, il soupire de soulagement. Une chose de faite et c’est déjà ça. Sortant un saladier, il se met maintenant à la préparation du gâteau.
Le grincement du portail parvient à ses oreilles, les pas qui se rapprochent et la clé contre la serrure. Mortimer lance un regard dépité vers le chocolat fondu entre ses mains.
Il n’est jamais très bon avec le timing.

Mortimer grimace, Mortimer les mains noires de chocolats ; hier poisseuses de sang. Valeryane comme une bouffée d’air frais comme un papillon dans son giron. Une étincelle de gloire, vibrante comme un baiser les soirs d’été. Il la sait là avant même de relever les yeux de son saladier, avant même d’entendre les premiers mots amusés, douce berceuse à ses oreilles. Il s’arrête un instant pour la contempler en souriant car Mortimer n’a pas besoin de plus, il n’a pas besoin des milliers d’étoiles dans l’univers car il a la sienne.

“Bonsoir…”

Sourire amusé lui aussi, comme pris sur le fait, il lève les mains chocolatées dans un signe de paix, de prisonnier échappé réclamant sa captivité. Entre les bras de sa femme promis il ne s’évadera plus jamais, c’est comme un paradis de satin, cette joie tous les matins.
Il fallait rentrer plus tard.
Il l’a sur le bout des lèvres retroussées mais le pâtissier ne dit rien car il le sait déjà, Valeryane a compris. Le four qui brûle, les saladiers qui trainent et l’odeur de poisson pour les nez délicats.

Le sourire s'agrandit quand la belle vient se presser contre lui, se frotter contre son cœur. Prêt à l’enlacer à son tour il s’arrête in extremis, grimace un peu.  “Ah oui c’est vrai… pitié pas la corvée de lessive.” Malicieux il se laisse embrasser, la laisse s’éloigner un instant avant de revenir à la charge, plaquer ses mains pleines de chocolats sur les joues de sa femme pour l’embrasser brusquement, comme il se doit.
S’éloignant à son tour, il n’est pas peu fier des traces de doigts sucrées sur la peau ivoire. “Joyeux anniversaire !”
Voilà, il n’a presque rien taché.
Reprenant sa cuillère en bois et son saladier, il se remet à cuisiner, amusé et ironique.

"Ça va, comme tu peux le voir je maîtrise parfaitement ton repas d’anniversaire surprise. Donc si tu pouvais fermer les yeux et faire comme si tu n’avais rien vu je serais le plus heureux des hommes.”

Même si évidemment, il l’était déjà.

“Et toi ? Tes collègues n’ont pas été trop collants ?”

Il le sait, Valeryane est beaucoup trop apprécié à l’observatoire pour que quiconque oublie son anniversaire. La connaissant par cœur, il se doutait qu’elle devait être légèrement agacée par tout ça.

Des sourires qui lui donnent chaud au cœur, des rires qui lui remplissent les poumons. Valeryane comme une bouffée d’air frais, la flamme de ses pensées. Adorable peinte en chocolat, peinte en sucre ; une œuvre d’art parmis toutes les esquisses. Alors oui Mortimer il triche, use de ses crocs qui raclent les chairs, use de de ses grandes mains capable d’étrangler l’ennemi. Il use de ses sourires pour la faire rire, de ses manies parfois enfantines quand il se retrouve seul à ses côtés. Car il n’y a bien qu’elle pour parvenir à faire ressortir l’enfant dans ce corps d'écailles aux canines aiguisées, à faire ressortir l’homme amoureux sans que le bourreau ne daigne protester. Les mains toujours sales ; un jour c’est le sang, cette fois c’est le chocolat.

Délicieuse vengeance quand sa femme vient à son tour lui barbouiller les joues, malicieuse comme toujours. Mortimer lui offre un sourire carnassier car elle ne perd rien pour attendre ; de ces sourires violents qu’il sait faire doux juste pour elle. Oh non, elle ne perd rien pour attendre.

“Femme cruelle !”

Il ricane, passe une main sur ses joues pour venir en racler le chocolat et quelques secondes plus tard, se lecher les doigts car il ne faut pas gâcher. Le remerciement lui fait fondre le cœur une nouvelle fois et le voilà qui se demande un instant s’il n’a pas complètement fondu depuis le temps ; flaque humide entre sa cage thoracique. Mais un regard pour la brune et il sait que non, tout est étrangement intact sous sa chair, il le sent déjà battre un peu plus vide.  

“Si je ne le mérite pas, alors tu ne mérites pas non plus mon superbe repas.” Un petit regard faussement rancunier alors qu’il continue de battre la pâte qui redevient doux comme une guimauve quand elle lui propose son aide.“Si tu m’aides alors ça n’a plus d'intérêt… et de toute façon j’ai presque fini.”

La laissant se débarbouiller dans le lavabo, il verse la pâte à gâteau dans le moule, allume le four et enfourne le tout. Il se met maintenant à nettoyer son plan de travail car connaissant Valeryane, tout doit être impeccable. Il hoche la tête en l’écoutant.

“Il doivent penser que tu nous ruines en botox.” Malicieux, il ne peut s’empêcher de lui jeter un coup d'œil. Les cheveux foncés et quelques mèches mouillées par les éclaboussures du lavabo, le teint pâle comme une déesse et la démarche bien droite d’une souveraine, la raie est décidément toujours aussi resplendissante. A lui non plus, elle ne lui semble pas avoir beaucoup changé depuis leur rencontre, 6 ans plus tôt, à croire qu’elle ne vieillira jamais et qu’elle sera toujours là, à le contempler comme il la contemple ; avec amour.  
Il la laisse se coller à lui, conscient de tout son corps pressé contre le sien, et il sourit encore.

“Comme tu t’en doutes il n’y avait pas vraiment d’ennui sur les rails…” Haussement d’épaules. “Assez banale contrairement à la tienne. Une petite vieille n’a pas arrêté de me poser des questions sur les horaires, qui sont pourtant placardés de partout dans la station… elle ne voulait plus me lâcher et j’ai presque cru qu’elle allait me demander de l’épouser.”

Si l’anecdote en ferait rire plus d’un, Mortimer préfère en grimacer. Il a pris sur lui pour ne pas lui arracher sa canne et la balancer sur les rails (et potentiellement la vieille avec). Seul son désir de rentrer tôt à la maison pour préparer le repas est finalement parvenu à freiner ses pensées meurtrières. Les soit disant problèmes sur les rails, ce n’était pas à lui de les rendre plus réels.
Se décollant (à contrecoeur) de sa femme pour se rincer les mains dans l’evier, il entreprend ensuite de faire un brin de vaisselle car il fallait être honnête, Mortimer cuisinait comme un bourreau ; salement.

“J’ai changé d’avis, je lave et tu essuies."

Quitte à choisir, il préférait l’avoir tout près de lui.

Femme cruelle, femme fatale. Valeryane trop douce, trop belle et inaccessible pour le commun des mortels ; lui, il a parfois l’impression de pouvoir la toucher simplement du bout des doigts, comme une étoile que l’on explorera jamais totalement, comme un soleil qui leur brûlera les ailes ou une lune un peu trop téméraire. Mortimer ne s’y trompe pas, cette voix douce comme la soie et profonde comme les limbes pourraient attraper n’importe qui dans ses filets, tous les noyer jusqu’au dernier. Mortimer, il ne trouve pas sa femme fragile et encore moins docile.
Les écailles qui glissent sur la peau, les yeux froids reptiliens et les griffes grossières sorties pour la nuit, Mortimer se sent monstre et pourtant, il se demande parfois lequel des deux fait le plus peur.
Les doigts fins viennent se perdre dans ses mèches ébènes et le reptile frissonne un peu, se penche pour apprécier la caresse sans quitter la jeune femme des yeux, infime sourire au coin des lèvres. S’il était Désiré, il aurait ronronné.

“A t’entendre ce conducteur a tout pour lui, je serais presque jaloux…” Oui, absolument. “Et puis ne parlons pas de sa femme, sournoise, perfide mais incroyablement belle. ” Il soupire en se laissant embrasser, faussement fataliste.

La moue boudeuse de Valeryane lui arrache un rire amusé alors qu’il tend une main mouillée pour lui caresser la joue avant qu’elle ne se mette à essuyer la vaisselle à ses côtés. “Tu as proposé ton aide toute seule, personne ne te force à venir traîner dans mes pattes.”  Eclat espiègle dans le regard car au fond ils se savent tous les deux, elle ne sera jamais mieux à sa place qu’à ses côtés et s’il leur faut un peu de vaisselle pour rester coller alors soit.
Le caïman reprend une assiette, la nettoie avant de la passer à sa partenaire, et ainsi de suite. Lorsqu’il se délaisse enfin du dernier ustensile trempé, le conducteur s'essuie rapidement les mains avant de venir se coller derrière Valeryane, tout sourire, une main sur son ventre et l’autre venant jouer avec une longue mèche de cheveux.

“Tu essuies la vaisselle comme personne, je crois que je suis amoureux.”

Un peu trop.
Une douce odeur de saumon commence à envahir la pièce et le bourreau se lèche déjà les babines. Il n’y a pas à dire, il est sacrément doué pour cuisiner.

Les regards s’aimantent, s’accrochent et se décrochent. Un sourire doux sous la mine rusée, une caresse invisible sous les mouvements brusques. Un souffle échappé, un regard qui en dit long comme s’ils ne pouvaient s’en empêcher ; chaparder un brin d'éternité. Le sourire aux lèvres qu’on ne parvient plus à décrocher, Mortimer a qui on voit offert la lune et les étoiles, un peu de paradis dans son enfer carnassier où il aime lui-même s’enfermer.

Valeryane téméraire, si cruelle. Un compliment de plus ne fera pas de mal et bien que l’homme en ait mille en bouche, des centaines de belles paroles à faire rouler sous la langue, une moue réfléchie fait son apparition ; un peu de fausse réflexion.

“Hm je crois que c’est son anniversaire.” Il vient tapoter le bout du nez de sa femme dans une mimique espiègle. “Quelle chanceuse." Le reste des compliments volontairement passé sous silence, le caïman s’amuse à distiller ses propos. Valeryane, elle ne peut pas toujours tout avoir juste en battant des cils.
L’éclat de rire en réponse au commentaire, un baiser délicatement posé sur le front de la brune pour montrer son total accord.
Comme des aimants.

“Vale, je crois que le monde entier est amoureux de toi, mais ils ne le seront jamais autant que moi.” sourire en coin alors que les mains sont essuyées sur le torchon déjà humide. Oui, tout le monde aime Valeryane Chanteloup, diréctrice de l’Observatoire et femme diablement radieuse à la beauté déniché sous une nuit d’été.

La vaisselle se termine bien vite, les hanches doivent malheureusement se dessouder et Mortimer à le regard presque navré. Douce odeur dans la cuisine, ils finissent ensemble par ranger bols et ustensiles avant que le reptile ne se penche pour observer la cuisson du plat. “Hm ça m’a l’air prêt.” Il hésite un instant, il aurait voulu servir l’entrée avant, mais le plat pourrait refroidir. Se redressant dans un regard autoritaire, un intime d’un geste de la main à sa compagne de déguerpir. “File t’asseoir dans le salon, j’apporte tout.” Car il est hors de question qu’elle travaille ici encore une seconde de plus.

Quelques secondes plus tard, le plat est sorti du four et amené sur la table où reposent déjà tous les couverts (heureusement Mortimer est un homme qui pense à tout) Il s’excuse avant de repartir chercher les entrées (des crevettes marinées à la citronelle) et une bouteilles de vin blanc. “Et voilà !”

D’un geste sûr, il remplit les deux verres de vin avant d’en tendre un à la vedette du soir et de lever le sien, sourire tendre au bout des lèvres. “A tes 32 ans !”