Perdu.e dans une pénombre qui semble trouée de cercles luminescents, tu avances sans te retourner. Pourtant, la crainte de replonger est constante, et quand même la noirceur de ta vie passée continue de mordre le bout de tes pieds, tu préfères l’ignorer. Tu avances en retenant ton souffle, persuadé.e que le moindre arrêt causerait ta perte. Parce que tu n’es pas aussi fort.e que les gens le pensent. Sinon rien de tout ça ne serait arrivé.

Tu détestes la pluie. La pluie, ça te rappelle la fosse. Ça te rappelle la boue, la défaite, les disputes, les mauvais jours et surtout, l’orbite vide et les bandages humides. La pluie, elle tombe comme à un jour de divorce, ou d’opération et ça te rappelle les murs blancs de l’ambulance, ça te rappelle ton lit vide, ça te rappelle ta petite soeur qui te regarde quitter la baraque sans rien dire.

Ta grande silhouette toute cabossée s’élève le long des marches avant que ton œil ne capte un crâne rasé, attitude qui te rappelle un vieux souvenir oublié, mélange de ce que tu as été et de celleux que tu as fréquenté. T’as la mâchoire qui se tend au « Madame », et le soupire qui t’échappe à la mention de Jayson. Y’a comme un air de déjà vu dans cette histoire.


« Pas Madame, juste Wren. »


Il te propose une cigarette mais tu en cales déjà une entre tes lèvres, la flamme te réchauffe déjà les poumons, et ton parapluie se secoue légèrement pendant que tu le fermes, les gouttelettes se dispersent entre le bout de tes chaussures.


« Ouais, Jay’ m’a parlé de toi. »


La taffe se fait longue tandis que ton œil s’accroche aux affaires trimballées. Tu plonges intensément ton iris dans les siennes tandis que l’épaisse fumée glisse entre tes lèvres, accompagnant tes quelques mots.


« Suis-moi, il fait froid dehors. »


Tu écrases le mégot contre le rebord d’une poubelle et tu ouvres la marche. Les mecs comme Sam, t’en avais côtoyé des tas. Et c’est parce que t’en avais connu pleins que tu ne prenais pas le temps de prendre des pincettes.

Il y avait dans cette nouvelle vie que tu t’étais construite une contradiction que tu ne parvenais pas à dépasser. L’enfer de la fosse, tu l’avais vécu pendant tant d’années. Tu t’étais abandonné.e, jusqu’à en perdre ta vue à moitié, et ta bien-aimée. Tu t’étais fait la promesse d’être la main que tu aurais voulu qu’on te tende avant que tout ne dérape. Et pourtant. Et pourtant, c’est plus fort que toi, chaque fois que tu revois des bribes de ton passé, des acteurices de ce lieu hanté, t’as tout ton corps qui se crispe. Comme un mécanisme de défense, une stratégie de replie, tu as juste envie de disparaître pour ne plus penser à ta vie et à ce qu’elle a été.

Sam te suit, le couinement de ses chaussures fait bourdonner tes oreilles, tu pourrais t’en percer les tympans pour ne plus avoir à les supporter. Sa question se glisse entre les sons parasite, misophonie qui t’empêche de vraiment l’écouter, tu te contentes d’un regard jeté par dessus ton épaule dans ta direction. Sans répondre.

Ton œil roule dans ton orbite alors que ton regard croise celui de certains collègues en chemin. Tu les salues d’un geste de la tête en conduisant le garçon jusqu’à ton bureau. Derrière lui, tu refermes la porte et retire ton manteau humide pour l’accrocher au porte manteau planqué dans un coin de la pièce. Tu pointes la chaise pour inciter Sam à s’installer. Les manches retroussées, tu prends place à ton tour.


« Ok, Sam. »


Ta voix grave déraille légèrement, tu te racles la gorge avant de reprendre, tirant un dossier vierge de ton tiroir.


« Pour qu’on soit sur la même longueur d’ondes, j’ai besoin que tu m’expliques ce que tu attends de moi. »


Derrière tes lunettes, ton unique œil se braque sur le visage de Sam, pesant et sombre. Tu veux simplement être certain.e de la direction que va prendre cette histoire.