Les lèvres caïmans s'arquent dans un rire silencieux, encore une gorgée pour dissimuler l'amusement derrière le verre rempli. Mortimer ne veut pas avouer avoir les yeux plissés par la blague qui n'en ait pas vraiment une, ne veut pas montrer que parfois, une simple discussion autour d'une bière a quelque chose qui sort de l'ordinaire.

Elyas ne le remarque sûrement pas lui-même, mais derrière les soupirs grognons le chasseur le sait lui, que l'autre accroche bien plus la lumière qu'il ne le fera jamais. Bourreau bien trop heureux d'investir les ombres, il offre la façade lisse pour dissimuler tout ce qu'ils n'oseront tous jamais dire à haute voix. Elyas, Désiré, Valeryane, il s'amuse parfois d'observer simplement les regards se dévier et la lumière ricocher quand lui, personne ne le remarquera jamais.

Il hausse un sourcil. "Épuisant ? Trouve toi une femme et des gosses et reviens me voir. Tu n'es pas épuisé Elyas, tu te pavanes." Ce n'est pas vraiment vrai, mais Mortimer n'a jamais prétendu ne pas falsifier les vérités quand bien même il sait pertinemment qu'une âme de petit paon n'irait jamais bien au teint de son compagnon du moment. Les préférences amoureuses du dingo passées à la trappe pour l'image parfaite du couple devant la grande maison ; Mortimer sait pourtant parfaitement qu'il n'y aura jamais de femme. Mais peut-être des enfants, un jour, ça le fait sourire encore que de l'imaginer sans oser le lui avouer à haute voix.

"Tu penses que j'en suis capable ? Je trouve que je souris déjà très bien." C'est tout un art à parfaire et il sait s'en satisfaire. Il laisse s'arquer les lippes en dévoilant des énormes crocs caïmans, un sourire d'enfer qui disparaît tout aussi vite alors que sa dentition reprend une forme normale. Il hausse les épaules comme si rien ne s'était passé. "Non je te laisse tout ça." Prends soin.

"Je serais le plus heureux si je ressemblais rien qu'un peu à mon propre père en vieillissant."
Le condor silencieux, trop stricte, son visage lui apparaît comme à chaque fois qu'il pense à ses parents. Un mariage heureux, une belle baraque, une famille trop excentrique pour pouvoir être appelée "équilibrée". Lui, ça ne lui plairait pas de ressembler à son père, le fusil posé contre la cheminée, prêt à dégainer.

Oui Mortimer ferait très certainement fureur, les crocs souillés du sang de ses pauvres victimes, les pupilles reptiliennes braquées sur les minois, les effrois. Il en rit silencieusement, s'imagine roi des monstres rien qu'une seconde ; mais ça, ce n'est fait ni pour la lumière, ni pour ceux qui sourient sans se préoccuper de la vie.

Oh Elyas n'imagine pas le nombre d'heures que le caïman peut passer à vadrouiller dans les montagnes ; écouter la chasse des rapaces, somnoler sous le vent qui passe, l'odeur des sapins enneigés et des traques dissimulées. Mais contrairement à son frère, Mortimer n'a pas le teint hâlé par ses escapades, ça ne l'étonne pas qu'on l'imagine cloîtré à jamais dans la fosse, sourire de fureur sur le visage. Il souffle, vient passer une main sur sa barbe d'un jour.

"Je suis sûr que je sors plus que toi." Il a bien compris la pique, force pourtant un visage paisible sur le minois. C'est peut-être la bière ou l'atmosphère, l'hésitation marque pour la première fois les traits du chasseur avant qu'il n'enchaîne, d'un ton plat. "Je compte aller chasser la semaine prochaine. Ça me prendra quelques jours." Quelques jours passés à suivre les traces, parfois ne rien ramener, juste se contenter de l'air frais du Mont Hurleur. Oublier le temps qui passe, comme d'habitude Valeryane le réprimandera pour s'être un peu inquiété.
Le regard se braque sur le dingo, dans un haussement d'épaule. "Tu veux venir ?"
Mortimer, il accusera la bière ou l'atmosphère, alors qu'il reprend une énième gorgée. Ça délie les langues, peut-être regrettera-t-il après d'avoir seulement penser proposer.

Mortimer n'ose pas avouer que peut-être, c'est bien là une invitation tranchée, pour quelqu'un qu'il ne peut ignorer. Un haussement d'épaule, il ne répond pas à la pique, se contente d'attendre le refus ou les sourires, presque vexé de voir le dingo en jouer mais la langue finit par se délier, lever à nouveau le verre à trinquer à sa propre santé.

"Ne sois pas si impatient de te jeter dans la boue et de tant marcher que tu ne sentiras plus tes pieds."

Il ne dit pas Mortimer, que partir en montagne avec lui n'est pas une partie de plaisir, que Valeryane ne le fait jamais, préférant le laisser s'exiler, batailler, attendre de s'être lassé des odeurs de forêt et de montagne enneigée.
Comme un nouvel accord, un hochement de tête. Aucun d'eux ne pense à la fosse, à la milice, à l'entente cordiale ou aux idées mauvaises. Ca pourrait être un véritable fiasco, l'indécision se glisse entre les viscères ; ça pourrait être la journée de trop, eux dont les mondes, les envies, les idées ne se suivent plus depuis trop d'années -l'ont-elles seulement déjà fait ?

Le verre se lève et le caïman avale ce qui lui reste de boisson, bon buveur sans ciller ni tanguer sur ses pieds, il en faudrait bien plus pour le déstabiliser.
Le verre claque contre le comptoir, Mortimer se relève de sa chaise haute, un regard en coin pour le dingo. Tout a été dis, demandé, accepté et Mortimer n'est pas du genre à traîner ou s'impatienter.

"Parfait alors, je t'appellerai." Un jour peut-être, et alors mieux vaudrait qu'Elyas se tienne près.
Les lippes se tordent en sourire faussement doux, pour le serveur aussi bien que pour son partenaire du soir. Il est grand temps de dire au revoir. "Je te laisse, c'était sympa Elyas." Une petite tape sur l'épaule, amicale bien qu'il rêverait d'y planter quelques griffes, pour la forme et l'habitude.
Mortimer ne regarde pas en arrière, s'assurer des au revoir en bonne et due forme, la porte claque dans son dos et le voilà qui resserre l'épais manteau. Amusé un peu, peut-être plus qu'il ne l'aurait pensé.