Et comme d’habitude  

Solstice d’été, à l’heure où les esprits se prélassent dans les restaurants éphémères, avant de se fondre dans quelques joyeux rassemblements festifs de plein air. Rubescent, le soleil de chaque soir, qui s’allonge sur l’horizon dans un spectacle unique que le monde oublie d’apprécier tous les jours. La fin de journée s’est assortie aux pavés rouges de la vieille Régalia, et c’est dans un long accord polyphonique qu’elle s’éteint peu à peu -en ré majeur, dans l’ouïe d’un homme à mille lieux des événements de réjouissances groupés de la société.

...Ré, deux cent quatre vingt treize hertz point sept, quand tout le monde à décidé de s’accorder en La 440. Ré, tâches incarnats.

Pot de peinture rougeoyant qui se déverse devant ses globes oculaires. Et puis toutes les harmoniques qui se superposent par dessus. Ferme les yeux, ouvre les yeux, compte les dalles sous ses pas, évite scrupuleusement de croiser une autre âme sur son passage. Éviter le surplus d’informations inutiles, se retrouver et se recentrer. Atténuer l’effet raz de marée de ses sens ...comme d’habitude.

Furtive, l’ombre qui se glisse discrètement dans les lieux au moment où ils se sont évidés. Ambrosia et ses serres, un des meilleurs endroits sur l’île qu’on ait eu l’idée de créer parmi toutes les autres constructions trop matérielles. Moins fréquentées, un sorcier aurait presque pu y élire domicile. La capuche rapiécée rabattue en arrière, il se réjouit de retrouver une ambiance presque forestière sous ces arbres préservés ainsi que les variations de parfums de la végétation. Alors, c’est sans hésitation qu’il cueille certains fruits et feuilles pour se délecter de leurs saveurs.
Plus d’instinct -bien que d’experiences, Yuahn reconnaissait les comestibles et les moins digestibles, sans doute de sa part animale. Pourtant, capable de qualifier bien des choses, il se retrouverait à court de noms s’il lui fallait nommer chaque plante dans ses concoctions; habitudes étranges pour un cerveau si criblé par ses sens. Sa connaissance n'était due qu’à sa mémoire particulièrement sélective de certains details, car incapable il était, de les reproduire sur papier pour pouvoir les répertorier.

Un fruit bien mûr au bout de ses phalanges tordues, prêt à la consommation, c’est du coin des yeux qu’il capture alors, des formes jamais vues auparavant sur la feuille là bas, plus loin, sur le côté. Il s’y assied de face et entame alors une photocopie mentale; nouvelle observation, nouvelle étude. Les minutes se figent et le monde se réduit pour quelques instants à ces deux simples existences. Un homme, une plante.

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Lumières

Alors, face à un dénommé Asiminier, des neurones se croisent soudain pour alimenter un language trop peu employé par les connaissances communes. Ainsi s’écoulent une trentaine d’années pour qu’il découvre l’arbre dont il affectionnait de doux goût velouté des fruits jadis. Quelque part dans sa tête, il y a une ampoule grillée qui se rallume, un pixel oublié qui s’éclaire contre toute attente.  
Peut être que, replonger dans quelques grimoires accélèrerait un jour son expérience mais pour l’heure, leur fascination mutuelle s’égaye, et dans un silence approbateur, il accueille attentivement les commentaires. Dans les faits, trop peu d’esprits pour se laisser submerger par l’appel des plantes et trop de monde pour tenter d’emprunter un livre dans les médiathèques de la ville sans y laisser dérailler ses sens et sa raison. Le numérique, l’automatisation, le monde connecté... il devait être un des rares animas à survivre sans. Yuahn Lei était un être complètement démodé.

Un bref pincement de lèvres de côté, un sourire intentionnel mais qui ne parvient jamais à s’apparenter en tant que tel; une salutation, trop silencieuse de sa part, trop muette de mots pour reconnaître la nouvelle arrivée -un géant au visage barré. Saurait-il un jour mieux faire. Une pause, une réflexion, et puis.

- Est ce que les absents ont toujours tord ?, il souffle, dans une demi voix qui se perdrait au moindre bruitage des environs, en réponse à l’autorisation de prélever une bouture de quelque chose dont il n’est ni auteur ni propriétaire. En ville, il était coutume de s’approprier des choses, beaucoup de choses dont il ne se posait pas vraiment la question d’appartenance. Pourtant, aux yeux du sorcier, tout s’échangeait et tout se rééquilibrait à un moment où à un autre, sans excès ni abus; les plantes de son atelier n’appartenait ainsi, qu’à la nature.

Une lueur passe alors dans ses yeux et de son regard il balaie les serres.

- ...échange aussi contre une plante marine ? Orange.

Lei, il aimerait explorer les fonds marins mais il est incapable de survivre dans l’eau. De son index, il gratte et griffonne au sol ce qui est censé ressembler à la plante de ses convoitises, sauf que son sketch ressemble à tout sauf à une plante. Dubitatif, puis finalement satisfait, il indique une taille en levant la main à partir du sol. Comme ça. Ce n’est pas la première fois qu’il demande ce spécimen là, sauf que, personne n’a jamais compris de laquelle il s’agissait sans explications ni précises ni supplémentaires.

Et d’un geste trop habitué pour paraître maladroit, Yuahn se décide de prélever une branche du jeune pawpaw. Retire ses feuilles du bas, tend le greffon à son voisin. Étudie l’odeur singulière que dégagent les feuilles arrachées, écoute le monologue murmuré pour marmonner du même ton.

- Dans la forêt, il y a de la place. Ce sera dans sept ans.

Avant les fruits. Avant que le nouvel Asiminier s’épanouisse dans la serre. Si ici existe encore.
Il se relève et pointe du doigt la fleur de la parcelle à côté, un air interrogateur. Il en utilise des extraits pour les maux de tête en recoupant avec d’autres. Et celle là? Et puis une autre. Nouvelles informations qui arrivent en flot, nouveaux instruments qui élèvent leur voix après de longues mesures à vide.

Alors il change d’avis.

- Pas la plante orange. J’échange avec un inventaire des plantes.

Celles de son Atelier.

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Yuahn observe le jeune homme tapoter un moment sur son téléphone portable, dans l’attente soucieuse d’une réponse. Son visage ne s’éclaire que lorsque que ce dernier lui accorde l’objet de sa demande, dans un étirement de lèvres qui ne ressemble jamais vraiment à un sourire, malgré toute la satisfaction qui peut s’y trouver derrière. La perspective de pouvoir en connaître davantage sur les plantes de son atelier illumine ses esprits tandis qu’il range une nouvelle fois de côté sa lubie de plante marine orange ; depuis le temps qu’il la convoite, l’obtiendrait-il finalement un jour.
 
-Dans la forêt, il n’y a pas besoin de numéro de téléphone, affirme-t-il en pointant du regard son atelier invisible depuis les serres.
 
Le sorcier est déconnecté de la réalité, les tendances, les appareils et les automatismes ont un peu à peu disparu de ses usages. Il n’a pas d’adresse physique non plus; Yuahn Lei, c’est cet individu qui se trouve un peu dans le hasard d’une rencontre non planifiée. L’instinct, la simplicité, couplés au hasard.
Un haussement des épaules et il s’éloigne.

Un jour, ils se re-croiseraient, quelque part. Une fois, deux fois, peut être même, plusieurs fois. Des noms et des terminologies foisonneraient alors pour offrir une identité au monde végétal qui jusque là, sans nom, faisait office de refuge au Sorcier. Un monde démystifié par les sciences et encyclopédies écrites, un univers trop longtemps ignoré. Des désirs de connaissances, des besoins d’apprentissage couchés sur des pages. Un langage enfin compris dans leur intégralité et des échanges simples et non teintés d’intentions quelconques. A coup de boutures, de greffons et de marcotages, mais aussi d’herbes bénéfiques et celles, néfastes à la santé. Un melting pot fait de passion et d’expériences de vie.
Un jour, bien plus tard, ils connaîtraient aussi, -éventuellement, leur propres identités respectives; juste en second plan, entre deux discussions pointues d’herboristes.

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