1. La vie, la famille et ses mémoires sporadiques Un jour, c’est avec les yeux ouverts que Megumi Lei quitterait cette terre. Les yeux grand ouverts, c’est parce que jamais, jamais, elle ne pourrait partir l’esprit tranquille et entièrement reposé ; c’est parce que Megumi serait toujours angoissée à l’idée de livrer son fils seul dans un monde de performance, d'apparence et d'appartenance. Et même si elle partait, elle le ferait sans avoir pris son dernier soupir d’aise salvateur, et alors, toute son existence derrière -si elle devait se réincarner, elle la passerait à regretter de ne pas pouvoir être aux cotés de Yuahn. Avec des larmes intarissables de toute une vie, réunies dans l'impuissance et dans le cœur d'une mère face à l'imprévisible.
- Je suis encore là.
Un sourire avait fendu son visage pâle aux lèvres bleues frôlées par la mort, et Megumi s'en souviendrait toujours. Pour entendre les sonorités en immersion, Yuahn s'amusait à rester sous l'eau, et pour les entendre encore, sa mère avait cessé de le voir remonter à la surface. Des anecdotes absurdes tout le long de son enfance et bien plus tard encore, elle en avait beaucoup; tout comme la peine qui accompagnait chacun de ces instants et que son fils pouvait lui infliger, indépendamment de sa volonté. Parce qu’elle avait appris à composer avec ce garçon qui percevait son entourage mais qui ne se percevait pas.
Il avait juré allégeance dans la même maison que la sienne parce que sans elle, il n’en aurait jamais choisie. Ses études, un chaos sans nom ; s’il avait pu se conformer à la routine du monde, s’il avait pu se plier à la définition des heures, des plannings et des programmes, il aurait alors pu tracer une belle carrière de musicien
fou. Folie, était inscrite dans son étrange obsession pour d’abord les sons musicaux -étendues ensuite aux diverses sonorités plus tard : il lui arrivait ainsi de rester immobile, des heures durant, pour se laisser apprécier la saveur d'un son, d'une voix, d'un craquement et de s'en rappeler la beauté et l'unicité en se le retournant en boucle une fois le silence installé: l'ouïe au repos, commençait alors une mascarade associant des sons, des couleurs et des formes aussi indescriptibles qu'improbables. Mais lorsque la puissance de cette effervescence voguait au-delà d’une nouvelle partition imaginaire, lorsque les touches bicolores d’un vieux piano ne suffisaient plus à retranscrire tout le tumulte endiablé de ses sens, il ne lui restait plus que la rage et le désespoir à déverser contre le mur. Contre tout ce matériel qu’il trouvait à portée de main mais qui ne l'aidait jamais à matérialiser le fond de ses pensées. Fallait-il alors se féliciter que sa violence ne se tourne que très peu vers les autres vivants.
Plus tard, orienté naturellement vers des filières musicales, lorsqu'on l’attendait au détour d’innombrables représentations, face à une multitude de paires d’yeux rivés sur sa performance, il pouvait émouvoir les cœurs, toucher les âmes, dans le plus élogieux des sens comme le plus méprisable. Leur courroux quand il ne se présentait pas, leurs applaudissements quand il
performait. Ainsi le talent, il l’avait très certainement, mais le savoir vivre il lui manquait ; sa spécialité deviendrait ses longs silences inexpliqués et ses absences imprévisibles. Lei semblait avoir cette capacité à
disparaître du monde.
Alors, il lui arrivait de ne plus donner signe de vie des jours durant et réapparaissait devant une mère qui s'était rongée les sangs tout ce temps. Pour Megumi Lei, il était le baume au cœur puis l'instant d'après, le poison qui l'évidait de toute sa substance. A chacun de ses retours, Megumi scrutait le visage de son garçon et sans qu'il lui montre ses ecchymoses et ses plaies, elle savait qu'il s'était encore battu contre lui-même: elle le savait parce qu'il ne rentrait pas les blessures encore fraiches.
-Ne t'inquiète pas pour moi Megumi.
Et il lui avait posé une main sur la tête pendant qu'elle soignait ses autres doigts brisés. Il avait étiré ses lèvres pour un sourire sans forme. Chose n’est jamais aisée de renoncer à une voie pour laquelle on pense être destiné pour. Des perles avaient encore coulé sous les yeux de Megumi, elle n'avait pas eu le temps de détourner la tête pour les retenir. La veille, c'était vers elle que se tournait Yuahn en la visant de son index, pour le salut final après sa dernière interprétation en public. Renversant. Et tellement unique.
2. Un jour, une fleurDes normes, des éducations et des coutumes pour rassurer les esprits,
L’instinct, l’intuition et le réflexe pour les désappris.
A cet être qui ne connaitra ni la valeur du temps ni celle de la vie,
A cet éternel imprudent que la mort esquive et dévie,
Nature n’est jamais un rendez-vous archétypique,
Et qui s’y frotte s’y pique.
Il observe avec attention, il goûte, il applique, quitte à s’y brûler, quitte à se rouler de douleur au sol pendant des heures. Yuahn est un curieux du monde qui l’entoure. Les noms des plantes, s’il les connait à peine, nul besoin de nommer les choses pour les reconnaitre et encore moins pour les comprendre. A la force des années et de ses propres expériences, il sait identifier la plupart de ce qui pousse sur la terre de cette l’île.
Après tout, Nature se contrefiche des noms donnés par les sciences,
Nature ne nomme pas, elle apprend pour devenir prescience.
*
Harmonie plongée dans une élégante finesse,
Dégouline le long d’une courbe nommée délicatesse.
Envolée diatonique d’une gamme mineure en La,
Toucher de velours du bout de ses doigts.
Il y a là, une feuille disproportionnément immense, striée de rainures pourpres, effleurée par de bienveillantes phalanges qui savent et attendent patiemment. Bientôt, pointera une fleur éphémère et de sa naissance, elle parfumera la terre, le temps d’une journée.
Dans la serre, l’air est un peu moite, Yuahn lève la tête, et il plisse les yeux au contact des rayons matinaux filtrés par une dense végétation.
Aujourd’hui est une belle journée.
3. La vie et ses débouchés improbablesDe tout temps, lorsque la ville et ses remous lui deviennent insupportables, ce sont dans les bras de la nature dans lesquels il se jette à corps perdu. Les coins les moins civilisés et le règne végétal deviennent son doux refuge ; les plantes apaisent et pansent son esprit aliéné. Au fil du temps, c’est une dévotion innée et infinie qu’il développe pour cet environnement qui ne lui demande rien d’autre que d’
exister au gré de sa débrouillardise. Peut être même d’y vivre. Pleinement.
Parti de rien, c’est ainsi qu’au cœur de la Forêt Tue Loup, il monte pièce par pièce son repère, celui que les autres nommeront plus tard, l’Atelier. Un lieu résultant de ses disparitions successives. Au plus près de la nature, les impératifs et les devoirs s’effacent. Les mélodies infernales dans sa tête deviennent d’agréables mélopées colorées. Dans cette accalmie installée depuis plus d’une vingtaine d’années, Yuahn apprend à observer, identifier, déchiffrer. A soigner les premiers animaux en utilisant les premières plantes vertueuses. Mais aussi à se blesser comme un débutant puis à se réparer ensuite. Les années passent et étoffent sa connaissance sur les différentes mixtures et concoctions à des fins différentes. Certaines semblent parfois faire des miracles.
Et comme il ne se présente jamais vraiment, il faut croire que les autres s'en sont chargés pour lui.
Sorcier, à ce qu'il paraît...
4. L’Atelier du SorcierLoin derrière le folklore de l’univers, la Forêt Tue Loup, un melting-pot de placidité et de mystères. Dont celle d’un homme, fasciné par -entre autres, par le monde des végétaux. Un herboriste appelé Sorcier, dont l’Atelier en est devenu un uniquement parce que des consommateurs s’y sont invités et continuent de chercher
le Sorcier. Malgré les lumières qui traversent entre deux plantes, il y règne comme une sombre atmosphère, par là.
Pourtant, c’est bien là bas qu’on y trouve les meilleurs remèdes à base de plantes médicinales, se propagent des rumeurs, ces dernières années. On dit même qu’on aurait pu y obtenir des talismans et des sortilèges magiques.
Dans les faits, il y une certaine clientèle régulière. Mais la plupart du temps, on évite de l’ébruiter: à un moment donné, on a tous nos raisons d’avoir recours à ce
genre de choses. Et puis, il y a aussi ceux qui ont éventuellement trouvé l’Atelier, mais qui en sont repartis les mains vides. Vous n’avez jamais vraiment été bienvenu dans l’Atelier du Sorcier.