regalia, ça lui semble un peu moins pire, un peu plus supportable, maintenant que dans le paysage, il y a bo-ra. durant les retrouvailles inespérées, les larmes ont coulé sans être maîtrisée, et sasha s’est retrouvée bien mise à nue devant ses émotions et sa vulnérabilité. mais tout s’était bien fini, les numéros échangés et le cœur un peu plus léger. elle avait mit quelques jours à tout digéré, quelques jours à comprendre où elle en était, avant que bo-ra ne l’invite à la maison.

sasha n’avait pas hésité. elle était libre ce soir, pas de combat de prévu, aucune tête à l’affiche. c’était un de ces soirs calmes où elle allait tout de même dans la fosse pour passer le temps, voir les copains ou se moquer des ennemis, et boire un peu en riant fort.
mais pas ce soir. elle l’avait réservé pour bo-ra.
irina a été prévenue au détour d’un sms. sasha sait que ça ira, cela fait quelque temps que sa patronne est un peu plus souple. et puis, elle a bien le droit à une pause de temps en temps.

alors voilà, dans la navette pour être aux alentours de dix-huit heure à régalia, sasha s’était vite hâtée de rejoindre la forêt. pour une raison toujours ignorée, l’ambiance de régalia et le mélange de ses souvenirs d’enfance la dérangeait un peu trop. elle avait donc filée jusqu’à la cabane des chasseurs comme indiqué par bo-ra, avant de venir frapper à sa porte, une bouteille de vin dans la main.

“saluuuuuuuut !!! je suis là !”  difficile de la manquer. mais sasha fait l’effort de ne pas crier. “tada !” elle brandit la bouteille de rouge qu’elle tient dans sa main, toute fière. elle ne dira pas si elle l’a acheté ou volé, mais la bouteille est digne d’un bon repas. “j’ai des bières dans mon sac à dos au cas où.”

celle-ci, elles viennent de son frigo. les restes des soirées avec kaien où la tête finit toujours sans dessus dessous.

“eh, franchement, c’est sympa l’ambiance. j’aime bien.”

elle balaye l’endroit du regard. il fait encore bon, la nuit tombera dans quelques heures. il y a le bruit du vent sur les cimes des arbres, quelques oiseaux qui chantent encore, l’odeur de la mousse et de l’écorce. sasha qui ne connaît plus que le bitume et les dédales, elle doit avouer que cela lui fait du bien.

“on mange quoi ce soir ? j’peux t’aider ? j’suis super cuisinière il paraît je mérite au moins 4 étoiles !!”

elle ment un peu sur ses talents de cuisinière, elle n’a rien d’un chef toilé. mais il faut admettre que la mangouste se débrouille. vestige d’un père peu présent et d’une enfant qui a dû se nourrir tôt et seule. alors elle le jure, elle fera un excellent commis.
elle est toute joyeuse, sasha, tandis qu’elle entre dans la nouvelle maison de bo-ra, le regard curieux de découvrir où la panthère vit désormais.

elle a les lippes qui s’étirent en voyant bo-ra apparaître derrière la porte de bois. le visage est solaire, petite mangouste toute contente de voir son amie apparaître. elle se dandine devant l’annonce, toute fière d’avoir visé juste pour la bouteille de vin.

“oh, c’est vrai ? tant mieux alors ! je me suis dit que ça irait bien avec la viande.”

parce que sasha ne perd pas le nord. bo-ra est chausseuse et elle salive d’avance en s'imaginant le délicieux morceau de barback cuisiné au feu. elle a promis, la panthère, que si sasha devait se retrouver à manger des légumes et déguster une bonne soupe, ça ne se ferait pas sans un bon steak.

la mangouste plisse les yeux devant le refus. ça lui aurait fait plaisir de l’aider, d’autant que sasha n’aime pas rester à patienter. elle a ce besoin d’agir, l’envie de bouger et de faire quelque chose de ses mains qui s’agitent dans ses veines. d’habitude, elle frappe, elle griffe, elle triture la matière et les chaires. mais là, bo-ra a été claire. alors sasha fait la moue mais obéit, toutefois curieuse de découvrir l’endroit où elle vit.

“waow !” murmure étouffé devant les armes aux murs. sasha hésite, mais ne se risque pas tout de suite à les manipuler entre ses mains de néophytes. “eh, bo ? tu m’apprendras à chasser un jour ?”

la chasse avec un fusil, pas celle avec ses crocs. même si, dans le fond, sasha se moque bien de tuer le bétail à la source, elle se dit juste que c’est vraiment la classe de savoir utiliser un fusil. elle rigole doucement, signe d’une joie mordante, avant de faire le tour du salon pour rejoindre dehors. c’est une petite cabane, il n’y a pas grand chose mais chez sasha non plus, il n’y a rien à voir. habituée à son petit appartement à brise-coeur, elle n’aime de toute façon pas les trop grands espaces: ça l'oppresse.

“d’accoooooord.” elle abdique lentement et se laisse tomber machinalement sur les chaises de camping, bien vite à l’aise le corps dans le tissu en toile. “mais si tu as besoin de moi tu me dis hein !”

elle en profite pour contempler un peu l’endroit. elle se surprend à fermer les yeux pour profiter de la légère brise de vent, le chant des derniers oiseaux qui lui parvient aux oreilles. ça à des airs de vacances, des airs de week-end. une sérénité que sasha ne connaît plus, loin des cris et des sanglots d’un quartier où tous les rêves se meurent.

le regard qui s’illumine quand bo-ra hoche doucement la tête. ça veut dire oui, non ? ça veut dire qu’elle et sasha finiront dans la forêt, le fusil entre les mains et la veste de camouflage à humer les odeurs du gibier. ça veut dire que sasha calera la crosse de l’arme sur son épaule, et sentira l’adrénaline au moment de presser la gâchette. ça veut dire qu’elles rentreront fière de leur prise du jour et qu’elles fêteront la chasse d’un délicieux repas.
n’est-ce pas ?

“yay !” elle lève les bras toute contente. “oh.” elle les baisse. “bon d’accooooord.”

elle abdique vite quand c’est bo-ra. elle sait que de toute façon, elle ne lui échappera pas. le regard de la panthère est trop vif et sasha serait bien incapable de s’y dérober.
sasha dans son siège rassemble tous ses efforts pour calmer toutes les cellules de son corps qui lui disent de bouger, d’agir, de jouer. mais elle reste là, patiente comme jamais, en attendant bo-ra. celle-ci finit par revenir, le plateau de l’apéritif entre les mains.

sasha observe un peu ce que la chasseuse rapporte. les morceaux de viande séchée lui font directement de l’oeil, bien plus que les chips.

“ça à l’air trop bon !! c’est ta propre viande ?”  sasha tend la main pour attraper un morceau mais est trop vite rattrapée par le verre de vin. ah, oui, c’est vrai, irina lui a déjà dit pourtant: il faut toujours trinquer avant. alors voilà, les verres sont levés et se cognent et sasha dévoile ses crocs dans un sourire heureux. “santé, bo-ra ! et merci pour l’invit’ !” et voilà qu’elle avale le vin rouge un peu trop vite. “eh, il est bon, j’suis contente.”

le palais pas tellement habitué au grand cru, sasha aurait sans doute dit cela pour n’importe quel vin qui ne lui aurait pas arraché la gorge à la première gorgée. la voilà enfin qui peut piquer un morceau de viande séchée qu’elle gobe d’un coup. elle se pourlèche ensuite les babines, toute contente: c’est délicieux.

“okay. c’est VRAIMENT trop bon. tu fais ça comment ? ça doit sécher longtemps ? ça a vachement d’goût !”

elle rit doucement avant de reprendre une gorgée de vin, cette fois-ci un peu plus doucement, ainsi qu’une poignée de chips. tandis qu’elle grignote son apéritif, elle s’enfonce un peu plus dans son siège, comme pour se forcer à rester assise. elle observe un peu la vue, profite du calme, savoure l’instant. elle s’imagine un peu la vie de bo-ra maintenant, depuis quelques mois, depuis la fin dans la fosse. une nuit de calme, de chasse, et de murmure de la forêt. elle lui avait dit qu’elle était heureuse, la dernière fois, dans les serres ambrosia. elle avait dit: oui, ça va.

“eh, bo ? tu te sens seule parfois ?”

est-ce que ça lui manque, la fosse ?
probablement pas.
et les combats ?
peut-être un peu.
et sasha ?
est-ce qu’elle lui manque, à bo-ra ?

sasha hoche doucement la tête au fur et à mesure que bo-ra lui raconte comment faire. elle ne retiendra pas, elle le sait d’avance. sasha ne retient pas ces choses-là. ça l’intéresse, pour sûre, mais dans deux heures quand le vin aura fait effet que la tête se mettra à tourner, il n’y aura plus de place pour retenir une recette aussi compliquée.

“ça à l’air d’être beaucoup de travail quand même.” rare moment de lucidité dont sasha est capable de faire preuve. “franchement, tu m’impressionnes à avoir tout appris toute seule en si peu de temps ! t’es vraiment trop forte.”

parce que dans la tête de sasha, dans son petit monde parfait, sur sa planète à elle, ça n’a jamais fait aucun doute. bo-ra a toujours été au-dessus, toujours été au sommet.  sasha se penche alors vers bo-ra, reprenant un peu de viande au passage, les doigts déjà gras entre les chips et la barbaque.

“c’est quand la saison de la chasse ?”

ça sous-entend: c’est quand que tu m'emmènes ? elle n’en sait rien sasha, elle a sû quand elle était petite et puis elle a oublié quand elle est partie. quand elle a quitté régalia pour finir à lunapolis et y  passer quinze ans sans jamais la quitter ou mettre les voiles. la fosse comme une arène ou comme une prison.

“tiens, je sais pas si je te l’avais dis, mais moi j'viens de régalia, à la base. j'suis née ici.” elle relève la tête pour fixer le ciel. elle n’a jamais vraiment parlé de son passé, jamais vraiment parlé de tout ce qui s’est passé avant d’habiter lunapolis, avant de finir dans ses sous-sols.“mais ça faisait une paye que j’étais pas v’nue…”

depuis les serres, en réalité. sasha aurait préféré décliner la demande d’irina et de ne pas foutre les pieds dans ces terres hantées. elle ne sait toujours pas pourquoi, mais la forêt lui inspire une certaine nostalgie, une mélancolie parsemée d’une angoisse qui lui tord un peu trop les entrailles pour y penser ce soir.

“mais, eh ! j’suis contente quand même parce que sinon je t’aurai pas r’trouvé !”

elle lui tend le poing, à moitié avachi dans son siège en toile, tout sourire. elle l’invite à venir frapper ses phalanges contre les siennes, comme un serment fait autour d’un bon verre.
elle se resserre d’ailleurs une coupe de vin, ayant fini son verre et commençant à avoir vraiment envie de boire.

“mhhhh… non, ça va.”

elle réfléchit tout en avalant une nouvelle gorgée de vin. sasha, seule ? bien sûr que oui qu’elle se sent seule. elle se sent seule depuis qu’elle est partie de régalia, depuis qu’elle a vu la mort dans les yeux vitreux de polly. elle se sent seule depuis que papa est partie, qu’il l’a abandonné dans leur appartement tout petit. elle se sent seule depuis ses seize ans, sans personne pour l’accompagner dans les ruelles d’une ville trop grande. elle se sent seule dans la fosse, quand elle combat son adversaire jusqu’à gagner ou perdre. elle se sent seule parce qu’ils sont tous partis: maman, papa, errilys, wren et bo-ra.

alors elle oublie tout dans la violence, dans l’adrénaline et dans l’alcool. elle oublie qu’elle essaye juste de s’échapper d’un trou noir, de trouver sa place. et souvent, à force de sombrer un peu plus dans le vice, d’y aller tête la première, ça marche.
elle oublie, sasha. elle oublie et lorsqu’elle rend fière irina, lorsqu’elle se marre avec aesop ou qu’elle picole avec kaien.
elle se sent un peu moins seule.

“j’ai toujours plein de choses à faire alors j’ai pas trop le temps d’y penser, t’sais ? y’a toujours des gens partout avec moi !” mais c’est souvent pour se fritter ou pour s’oublier le lendemain. “donc ça vaaa.”

sasha s’enfonce un peu plus dans ses mensonges et dans son siège.
il y a comme un silence, un flottement et puis...

“mais…”

et puis il y a un mais.

“... tu m’as un peu manqué.”

elle avale la fin de son dernier verre comme pour fuir en avant, se sentir un peu moins, s’oublier dans le silence et dans le vin.

sasha baisse les yeux. ah, oui, elle voit. bo–ra avait déjà expérimenté la chasse quand elle était petite. vestige de son père, savoir-faire transmis par un parent. ça ne lui est pas venue comme ça, ça n’a rien de prodigieux, c’est du travail et de la volonté.

“je vois. moi je trouve que ça reste impressionnant et chouette. c’est bien d’avoir pu apprendre plus jeune…”

sasha soudain un peu triste, le ton moins enthousiaste qu’à son habitude. c’est qu’elle s’est piégée seule dans le jeu cruel des comparaisons. parce que si elle jette un coup d’oeil sur sa vue, sur ses capacités, qu’est-ce que la blonde sait faire à part frapper ? rien. qu’est-ce que sasha a appris de ses parents ? rien. qu’est-ce que la mangouste ferait de sa vie sans la fosse ?
r i e n.

non, sasha, sans la fosse, sans les combats et sans la violence, elle n’est pas grand chose. petit carnivore perdue dans une arène où elle se croit libre parce que dans cette cage, elle a assez de place pour courir. sasha n’a pas eu la chance de grandir avec une mère (partie devant le berceau), avec un père (resté sur le carreau), avec un frère. personne ne lui a jamais rien appris, rien transmis. pas de week-end dans la forêt à chasser, pas d’après-midi dans le salon à dessiner.

elle n’a finalement rien pour elle.
et le bilan est amer.

“moui… je sais pas, je n’aime pas trop la ville… je m’y suis pas super bien sentie quand j’y suis revenue… la forêt tue-loup, ça va, j’aime bien !” les plaines, sasha n’en parlera pas. partagé entre ces grandes prairies qui font plaisir à son âme de mangouste, mais l’anxiété grimpante lorsqu’elle pense à ces lumières et ces bruits qui la hantent et qu’elle ne sait identifier. “arc-en-terre j’y suis jamais allé ! c’est bien ? y’a quoi à voir ?”

elle a soudain l’idée un peu folle de partir en vacances avec bo-ra, visiter la montagne ou le sanctuaire déchu et peut-être même y voir des fantômes et des monstres ? ah ça, sasha, ça lui plairait bien.

“oh ! la courgette !” elle fronce les sourcils, cherche dans ses souvenirs. “ah, oui ! j’ai fait un curry avec de la volaille. c’était plus simple de tout cuire dans une seule casserole et j’avais envie de crème…”

elle se gratte à l’arrière du crâne, l’air un peu gêné. la raison derrière ce repas copieux était l’affreuse gueule de bois dû à une soirée trop arrosée la veille. et si sasha rougit un peu, c’est à cause des messages confus qu’elle avait envoyé à bo-ra, sans tellement réfléchir.
même si d’habitude non plus, elle ne réfléchissait pas beaucoup.

“en vrai c’était bon, un peu amer mais bon !”

contrairement aux apparences, elle est loin d'être une mauvaise cuisinière. elle a appris très tôt, parce que papa rentrait tard et qu’elle n’avait pas le choix. alors dans la petite cuisine de son appartement de quelques mètres, il lui suffit d’un peu de pâtes et d’un bout de steak pour faire un tour de maître.

“oui oui !” bien sûr qu’elle s’y plaît. et même si c’est faux, penser le contraire c’est s’avouer vaincue. et ça, plutôt crever. “...bah, j’sais pas, c’est évident, non ?” sasha fronce les sourcils en dévisageant bo-ra, mais finit par sourire. “déjà c’est faux, y’en a pas des tas ! et puis nous, on est amies, non ?  je les aime pas les autres, c’est pas mes potes, on a pas passé des soirées ensembles à rire ou picoler, on a rien tissé ! alors que moi j’aime passer du temps avec toi ! ça suffit pour que tu me manques, non ?”

elle ricane un peu. elle n’est pas la meilleure sur les sentiments mais elle est au moins plus douée que ses amis quand il s’agit d’être honnête avec soi-même. sasha, elle n’a pas peur de dire à ceux qu’elle aime à quel point ils comptent pour elle.

“franchement, toi ou kaien, vous avez du mal à accepter qu’on peut vous aimer pour ce que vous êtes sans avoir besoin d’être exceptionnels ! vous êtes chiants parfois !”

et elle achève sa rhétorique en lui tirant la langue avant d’éclater de rire.
dans la petite tête de sasha tout est si facile.
tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

“...ah ?! c’est vrai ?”

si sasha à l’habitude de balancer ses sentiments à la figure de ses proches, il reste rare qu’elle ait une réponse positive, un semblant de réciproque. alors la voilà un peu étonnée, surtout de la part de bo-ra qu’elle n’avait pas vu depuis six mois. elle qui craignait de lui avouer qu'elle lui avait manqué, la voilà surprise de la réponse de la panthère.

mais elle se reprend bien vite parce que:

“enfin, j’veux dire… bien sûr ! j’suis exceptionnelle !”

sasha bondit de son siège, le torse bombé et le poing qui vient frapper son coeur comme pour se donner un air grandiloquent. elle rit encore, en profite pour reposer son verre (il ne faudrait pas le briser sans faire exprès) et reprendre à grignoter avant de faire un pas en avant pour observer la forêt, les bras écartés.

et puis, elle fait volte-face.

“mais… comment ça des personnes comme moi…? j’suis comment…?”

le ton un peu doux, un peu mielleux tout à coup.
ah, ça l’intéresse vraiment sasha,
de savoir comment elle apparaît au regard de bo-ra.
et tant pis si elle n'a plus de vin.