sasha, elle n'aime pas trop les missions comme ça. ce qu'elle préfère, c'est gagner ses combats dans l'arène, aller frapper deux-trois méchants qui gênent, puis venir se pavaner devant irina de ses succès. sasha, quand elle a accepté le marché, quand elle a signé le pacte avec la pieuvre, elle ne s'attendait pas à ça.elle voulait de l'action, de l'adrénaline, du combat et du danger.
mais certainement pas être commissionnée pour aller chercher des légumes à regalia.

mains dans les poches, les pieds qui traînent contre le sol, sasha tire la gueule. plus que d'aller récupérer trois patates et deux courgettes, il y a autre chose qui la gène. quelque chose d'insidieux, de sournois. quelque chose tapis dans l'ombre, prêt à faire mal. quelque chose que sasha a oublié mais qu'elle sait important.
elle se sent comme oppressée, là, dans les rues de regalia. elle ne sait pas d'où ça vient, mais elle se sent observée, acculée. elle qui a prit la navette depuis la capitale pour ne pas arriver trop tard, elle a hâte de rentrer au plus vite d'ici la fin de l'après-midi.

elle n'a pas le temps de réfléchir à ses émotions. irina lui a confié une mission. alors tant pis pour le monstre qui dort dans les ombres. tant pis pour l'anxiété grandissante dans le creux de son estomac. ses états d'âmes, sasha, elle verra plus tard.
mais tout de même.
arpenter les ruelles de son enfance, les trajets qu'elle faisait avec son père, ça lui retourne un peu le cœur. combien de fois est-ce qu'ils sont passé par là pour rentrer chez eux, après l'école ? et combien de repas se sont-ils fait dans ce restaurant ? et combien de fois sont-ils allés récupérer leurs légumes, dans les serres ambrosia ?

la voila d'ailleurs, devant les grandes serres. les énormes vitres et le climat tropical des bâtiments lui avait un peu manqué. alors sasha pousse la porte, se présente à l'accueil pour réclamer la commande au nom de alekseeva. le temps qu'on lui apporte, elle décide de faire un petit tour entre les jardins. l'odeur des fleurs est douce maintenant que le printemps est là, et elle se demande si elle ne devrait pas en ramener pour irina. sasha ne voit que peu d'intérêt dans les fleurs, mais elle sait que sa patronne apprécie.
alors entre ses doigts plus habitués à briser des rotules et défoncer des guerriers, elle s'improvise fleuriste et concocte un bouquet de jonquille et de tulipes rouges.

mais.
soudain.
le bouquet entre les pattes.
le coeur de sasha s'arrête.

devant elle, une silhouette. grande et élancée, mais la carrure musclée. les cheveux courts et ebėnes, les lunettes et les cicatrices, sasha pourrait la reconnaître entre mille.

bo-ra.
bo-ra...

bo-ra qui est partie, cette nuit d'automne. bo-ra qui s'est barrée, comme ça, d'un coup de croc, sans rien dire à personne. sans lui dire au revoir. bo-ra qui elle aussi, l'a abandonnée.

alors sasha, bien droite devant elle, son bouquet dans les mains, elle ouvre la bouche.
elle voudrait crier, l'insulter et hurler. l'assener de mots abjectes, lui renvoyer son départ à ma figure, lui rappeler qu'elle est là, qu'elle existe, même si bo-ra semble l'avoir oublié.

mais à la place, que des larmes.
aucun son ne sort.
ah, c'est vrai, sasha se souvient.
bo-ra n'aimait pas la voir crier.

et ça lui fait,
mal,
à sasha,
que de voir bo-ra comme ça: les mains dans la terre, prête à récolter un travail acharné, des jours et des mois à planter et surveiller quelques pousses, là, figées dans la terre. tout ça pour remplir un petit panier en osier et rentrer avec les fruits de son potager.
cinq mois.
cinq mois que sasha est seule.
cinq mois de disparition, cinq mois sans nouvelle.
tout ça pour quoi ? pour faire pousser des courgettes ?
une vaste blague.

mais bo-ra la fixe, sans un bruit, sans un mot. pas même un mouvement. les deux jeunes femmes se regardent en silence et sasha est la seule à pleurer. la panthère semble étonnée de la croiser là, surprise et interloquée. sasha, elle a le sourire mauvais. elle se dit que c’est bien sa veine. ça a toujours été comme ça: elle n’a jamais été au bon endroit.
il y a toujours un truc qui ne va pas, elle est là où il ne faut pas, sasha. le regard de travers, la phrase de trop, la présence là, un jour, au mauvais endroit.
c’est comme ça et puis c’est tout.
elle le sait, sasha, qu’on la classe dans les nuisibles, dans les vermines. petite frappe des bas quartier plus bonne à beugler qu’à véritablement aider la société.

mais ça la tue que de revoir tout cela dans le regard de bo-ra.

la bouche toujours entrouverte, les crocs à l’air, la mangouste n’a pas le visage menaçant qu’on lui connaît, là, dans l’arène, au milieu de l’enfer. c’est subtile mais différent de ces moments où le petit diable n’attends que de pouvoir refermer sa mâchoire sur la gorge de sa proie.
là, à cet instant,
il n’y a ni colère, ni rage.
seulement beaucoup de peine.

elle se sent stupide, sasha, a restée planter là, le bouquet dans la main et bo-ra qui ne dit rien. elle voudrait hurler, frapper, et insulter.
mais c’est bo-ra.
son idole son mentor son amie sa figure d’autorité la seule qu’elle veut bien respecter.
c’est bo-ra gang.
qui a disparu depuis cinq mois.
elle ne peut pas.

alors voilà, sasha s’avance, doucement. pour la première fois de sa vie peut-être, la mangouste à peur de s’approcher. elle d’habitude si téméraire, elle qui n’a jamais peur de rien, même pas des griffes des lions, la voilà qui surveille.
qui surveille si une panthère cachée dans une serre sera capable de lui asséner un coup de patte.
ou pire.
de s’enfuir une deuxième fois.

mais bo-ra reste statique et sasha lui fait maintenant face. elle se sent ridicule face à la carrure de la noiraude, et les joues toujours inondées se mettent à rougir: sasha ne sait pas quoi faire, quoi dire.
elle panique.
alors, sans réfléchir, il faut agir.

elle lui colle le bouquet entre les bras, lui baragouine un: “c’est pour toi.” elle lui donne un peu sèchement, un peu violemment, et quand bo-ra prend enfin les quelques jonquilles et les tulipes dans sa main, sasha baisse la tête.
puis vient enserrer ses bras autour de la panthère.
pour lui faire un gros câlin.

mais surtout, surtout.
c’est l’occasion de venir se blottir contre bo-ra pour vérifier que c'est bien elle, qu'elle est bien vivante, bien réelle.
mais aussi d’enfouir sa tête contre son corps pour ne surtout pas,
lui montrer qu’elle pleure encore.

dans les bras de bo-ra, le corps plaqué contre le sien, sasha tremble comme une feuille. c’est les larmes qui font convulser le corps qui semble si minuscule à côté de la panthère. elle a peur, sasha. peur que bo-ra disparaisse, s’évapore, alors elle serre un peu plus fort. elle a peur d’être repoussée, de se faire rejeter.  alors ferme les yeux, comme un enfant qui attend une sentence.

mais bo-ra elle,
elle passe sa main dans ses cheveux. elle lui caresse la tête d’un geste rassurant, passe l’autre bas dans son dos pour venir la serrer fort, tout contre elle. combien de temps est-ce que sasha n’avait pas reçu une telle étreinte ?
bien longtemps.
alors elle pleure un peu plus fort.

elle se laisse aller, entre les bras de bo-ra. elle en profite pour humer son odeur, pour se remémorer tous les souvenirs à brise-cœur. il est différent d’avant, son parfum. il sent moins la sueur et le sang, moins la poussière et la violence. ça sent la forêt, ça sent le pin. mais sasha, elle reconnaît, tout au fond des arômes: elle sent qu'il reste une once de fer.

devant la question, sasha serre un peu plus fort. comme pour se protéger, comme pour fuir en avant.

“je pleure pas…” mais le sanglot qui suit et son reniflement de gamine qui chouine démantèle ce début de mensonge. “...j’pleure pas !!”

elle le redit un peu plus pour s’en convaincre mais c’est si clair dans le timbre de sa voix. elle semble si fragile, sasha. alors tant pis, elle ne gardera pas la face aujourd’hui.

“...j’pleure parce que j’ai cru que t’avais disparue… que… que tu étais morte ou que tu m’avais abandonné…”

sasha, elle avait cru qu’elle ne la reverrait plus jamais. que comme tous les autres, bo-ra avait claqué la porte sans se retourner, sans daigner lui adresser le moindre regard, le moindre sourire, ou juste un au-revoir. sasha, elle s’était sentie bête, impuissante et en colère. parce qu’encore une fois, elle s’était attachée à quelqu’un qui avait fini par disparaître de son quotidien.

mais bo-ra.
bo-ra elle était là, maintenant.
dans ses bras et bien vivante.
sasha, elle n’arrive pas à lui en vouloir. elle a du mal à comprendre ce qu’il se passe. cinq mois d’absence, c’est long. elle s’était dit qu’elle était morte, ou qu’elle était partie. où ? n’importe où, juste pas ici.
mais que faire, à présent ? ça lui revient à la figure un peu trop fort et sasha finit par se décrocher de la panthère.

elle fixe d’abord le bouquet écrasé, l’air un peu désolée. et puis elle croise le regard de bo-ra qu’elle n’arrive pas à soutenir. alors elle fixe le sol, gênée. gênée parce que maintenant, qu’est-ce qu’elles ont à se dire ?
sasha, quand elle ne peut pas crier, hurler, frapper ou insulter.
elle ne sait vraiment pas quoi faire.

alors pour briser le silence,  sasha sèche ses larmes et tranche, la voix chancelante:

“euh… t’es devenue éleveuse de courgettes maintenant…?”

alors que le regard glisse vers la terre meuble. ça ne se dit pas comme ça. on élève pas les fruits ni les légumes, mais sasha, elle ne saisit pas trop la nuance. après tout, elle ne connaît que les coups de poings et les coups de crocs des souterrains.

sasha, elle resterait bien collée contre bo-ra encore un instant, encore une minute peut-être, dans ses bras, enlacée. ces mêmes bras et ces mêmes mains qui avaient pris l’habitude à force de détruire plus que de rassurer. mais sasha, elle n’a jamais eu peur de bo-ra. sasha, lovée dans ses bras, sait qu’elle ne risque rien. elle s’en fiche de savoir ô combien ses paumes sont tachées de sang, les siennes aussi. alors tant que bo-ra les passent délicatement entre ses longs cheveux blonds, il n’y a rien d’autre qui compte.

“oh… désolée…”

elle renifle une dernière fois, décolle sa tête pour éviter de baver un peu plus sur son t-shirt. sasha est bien embêtée, elle ne voulait pas la déranger. alors par réflexe, elle vient balayer de sa main le haut de bo-ra, pour essuyer les quelques gouttes qu’elle a pu laisser tomber. sauf que sasha se met à rougir alors qu’elle a frôlé le corps de la panthère de ses doigts, qu’elle vient ranger hâtivement dans les proches de son cargo noir.

sasha baisse encore un peu les yeux devant ce qui semble être des excuses. elle s’en doute, sasha, que ça n’a pas dû être facile. pourtant, elle ne peut s’empêcher d’être triste. la peur de l’abandon qui raisonne un peu plus fort dans le creux de son coeur, la mangouste ne peut s’empêcher de penser que quelque part,
c’est un peu de sa faute.

elle ne dit rien parce que lui dire qu’elle comprend, lui dire que ce n’est pas grave, lui dire qu’elle lui pardonne, ce serait mentir. alors elle se contexte de fixer le sol et d’attraper frénétiquement des bouts de tissus dans les poches de son pantalon.

et puis soudain.
une courgette.
sasha cligne un peu les yeux, surprise de voir le cucurbitacé sur son épaule.
elle ne sait pas quoi dire, quoi faire, alors d’une main hésitante, elle chope le légume pour le contempler, un peu interdite.

“euh… merci !!” elle clame ça vite et fort parce qu'apparemment, c’est ce qu’il faut dire quand on reçoit un cadeau. mais sasha, en repensant à son appartement miteux à la frontière de brise-coeur, en repassant dans son esprit ses talents de cuisinière, elle hésite. “mais… comment on fait de la bonne soupe ?”

c’est tout bête mais sasha, elle a toujours raffolé de viandes. s’il ne lui faut qu’un petit peu de pâtes et un bout de steack pour faire un tour de maître,  les légumes n’ont jamais vraiment été présent dans son alimentation; en témoignera son petit bidou parfois un peu rond.

“oh. d’accord. chasseuse… genre avec un fusil et tout ? je vois…”

elle hoche doucement la tête.
évidemment qu’elle ne voit pas.

“ah. bah, oui.”

elle hausse les épaules avec nonchalance. où est-ce qu’elle pourrait aller d’autre ? wren avait pourtant tenté de la convaincre, il y a quelques années, mais sasha avait refusé d’écouter. sans la fosse et sans l’adrénaline du combat, sasha n’est plus rien.

“dis… bo-ra…”

et voilà que petite mangouste se dandine de droite à gauche, la courgette dans la main. elle n’a jamais été très forte pour s’exprimer, pour mettre des mots sur ses émotions ou ses envies. sasha, elle n’a toujours eu que le langage des poings pour elle. alors quand elle est là, dans la serre, et pas dans une arène crasseuse, elle ne sait plus trop comment faire.

“...tu… tu m’aimes toujours ?”

c’est maladroit mais ça veut dire:
est-ce que tu vas partir sans moi ?
est-ce que j’ai encore le droit d’exister près de toi ?
est-ce qu’on est toujours amie ?
est-ce que tu veux toujours de moi ?

à la proposition, elle hoche la tête frénétiquement. comme si dire oui pouvait l’aider, d’une manière ou d’une autre, à ne pas lâcher bo-ra. parce que sasha, dans le fond, n’en a rien à faire de ces histoires de soupe et de légumes. elle n’est même pas sûre d’aimer ça. mais le conditionnel, la proposition d’apprentissage, ça implique forcément que bo-ra ne compte pas partir à nouveau, disparaître entre les hautes herbes. alors sasha, comme par peur que le lien à peine retrouvé se brise de nouveau, elle s’y accroche de toutes ses forces.

“d’accord. tu m’apprendras. mais à la viande alors, j’aime pas les légumes, c’est trop amer.” elle tire la langue de dégoût, un peu pour rire, un peu pour amuser la galerie. “sauf si c’est vraiment aussi bon que tu le dis…”

si c’est bo-ra qui cuisine, elle veut bien faire un effort.

le coeur manque un battement en attendant la réponse. sasha a peur, peur du non, peur d’apprendre que bo-ra ne l’aime plus, qu’elle ne veut plus d’elle, malgré les promesses nouvelles. sasha, elle a l’angoisse de l’abandon bien ancrée dans le coeur. elle a l’anxiété d’être repoussée bien logée dans ses poumons.
alors fatalement, les mots sont difficiles à poser et le stress monte crescendo.

“oh.”

mais finalement,
tout va bien.
bo-ra n’est pas partie à cause d’elle.
bo-ra ne la déteste pas.

“euh…d’accord…” elle baragouine maladroitement ces quelques mots, elle ne sait pas trop quoi dire face à ses joues rosies. “j’ai… j’ai cru que t’étais partie et que tu ne voulais plus me voir. j’ai cru que tu me détestais… tu sais, tout le monde finit toujours par m’abandonner alors bon…”

elle renifle un peu mais ne pleure plus. la tristesse laisse petit à petit place à la colère et à la rancœur. il y a eu fidji, puis papa, errilys et wren aussi. milles visages qu’elle a côtoyés et qui, du jour au lendemain, se sont évaporés.

“dis, bo-ra… t’es plus heureuse comme ça ?”

elle plante ses yeux dans les siens. sasha, elle voudrait que bo-ra revienne, qu’elle prenne sa main pour retourner à brise-coeur. elle l’hébergera chez elle le temps de lui trouver un toît. il y a assez de place pour deux alors ça ira. elles feront à manger ensemble et elles regarderont des films un peu nuls sur le vidéoprojecteur.

le plan est attirant mais la mangouste sait que ça ne se passera pas comme ça. il suffit de jeter un coup d’oeil sur la panthère pour comprendre que ce n’est plus la même. les mains osseuses et les phalanges défoncées ne sont plus utilisées pour détruire des gueules et blesser des âmes. les ongles recouverts de terre, bo-ra ne ferait pas de mal à une mouche avec ses carottes et ses courgettes.

et sasha, au fond d’elle, est un peu déçue.
déçue de voir que celle qu’elle admirait tant se retrouve là, par terre, à faire du jardinage. que la femme si forte, celle qu’elle voyait comme une vedette, n’a plus rien d’une guerrière.
alors la question est primordiale.
si bo-ra est vraiment plus heureuse comme ça, alors elle l'acceptetera.
sinon, il n’y a aucun moyen.

mais la réciproque aussi, est vraie. est-ce que bo-ra n’est pas déçue de voir que sasha continue de risquer sa vie dans la fosse ? qu’elle n’a pas abandonné la violence et le sang. est-ce que bo-ra finira par la détester, elle aussi, si un jour elle commet l’irréparable ? si elle fait subir à quelqu’un la même chose que ce que bo-ra à dû endurer, la perte d’un être aimé ?

mais la voix d’un des employés de la serre tire la mangouste de ses pensées. le panier pour irina est là, et sasha se retrouve désormais avec un panier en osier dans une main et la courgette de bo-ra dans l’autre.

“bon… j'dois bouger...” elle ne veut pas être en retard auprès de sa patronne. “au revoir, je suppose…?”

mouvement de corps hésitant. sasha a envie d’une dernière étreinte pour lui dire au revoir. mais le corps, d’habitude si vif, refuse de bouger. alors tant pis, la mangouste baisse la tête, l’air un peu coupable, l’air un peu désolée. le corps se tourne doucement pour quitter la serre, sans savoir quand bo-ra et elles vont se retrouver, se revoir profiter. les émotions sont flous et dans l’amertume des retrouvailles,
sasha est un peu dépassée.