♫ Recollection and Regret

Le grand goût du "rien"

Les fêtes de fin d’année n’étaient jamais réjouissantes pour Lys. Le premier jour de l’année avait surtout consisté à voir sa mère lui tourner autour pour trouver quelque chose à critiquer sur son costume ; elle avait bien sûr réussi. Sans parler de ses cheveux dont les mèches ne cessaient de se rebeller sur son front. La journée avait été longue et éprouvante et, prétextant ne pas pouvoir louper le travail, le chevalier était parvenu à s’éclipser les deux jours suivants. Malheureusement, les festivités duraient quatre jours et le dimanche, le rouquin n’avait pas pu échapper à sa sentence. Il était revenu à Babel en traînant les pieds, éreinté par les transports et fatigué d’avance des heures à venir. Heureusement pour lui, il existait quelques instants lumineux dans cette pénombre familiale permanente : quelques proches qu’il aimait tendrement, quelques enfants avec lesquels il pouvait partir jouer. Mais là-dessus aussi il s’était fait réprimandé : il n’était pas baby-sitter et trop vieux pour ça. N’ayant d’autre choix que de suivre ceux qui s’appelaient des adultes responsables, le rouquin ne fit aucun effort pour cacher sa morosité. Les conversations du salon tournaient bon train sur les exploits de chacun l’année passée et, profitant que les lumières soient posées sur l’un des plus exemplaires des Ross, Lys avait fui par la petite porte, sans un bruit. Cela faisait presque deux ans que tout le monde lui demandait quand il comptait revenir dans les cuisines prestigieuses et il n’avait pas envie de répondre à cette question. Autant l’esquiver avant même qu’elle ne se glisse sur les lèvres de quelqu’un.

S’il y avait bien un endroit où ses parents ne mettaient jamais les pieds, c’était la cuisine. Et s’il y avait un endroit où Lys se sentait toujours bien, c’était également la cuisine. Il fouilla les placards, vérifia les dates des différents condiments, l’air morse et le regard sérieux. Plus il touchait bouteilles, ustensiles et casseroles, plus son visage s'adoucissait. Il revêtit un tablier sentant le renfermé traînant par là, y accrocha un torchon, et débuta de découper quelques légumes. Ces précieuses minutes étaient un moment privilégié avec lui-même. Un instant de paix, de bonheur intense et… La porte derrière lui s’ouvrit. De stupeur, le cuisinier se figea sur place, sa poêle bien tenue dans sa main, un peu au-dessus du feu. Il se tourna très lentement, craintif, les épaules affaissées. Mais lorsqu’il reconnut le visage dans l’encadrure de la porte, tous ses traits se détendirent.

« Hey. » dit-il sobrement avec un sourire tendre.

Aussitôt décontracté, Lys reprit son geste de va-et-vient avec sa poêle, faisant torréfier ce qui semblait être, par l’odeur, des noisettes et noix concassées.

« Tu veux t’asseoir ? » demanda-t-il en désignant du menton l’une des chaises de la cuisine juste derrière lui. Du même temps, il réserva le contenu de sa poêle et éteignit le feu, repartant sur un autre contenant ou il glissa divers ingrédients.

♫ Like a River

Le grand goût du "rien"

Alexis avait rétorqué aussitôt, son sourire en écho au sien. D’un seul coup, la cuisine se dora d’une lumière nouvelle. Lys rit à la question, plaisantant :

« Enfui, moi ? Je ne répondrai qu’en présence de mon avocat ! »

Malgré son rictus, ses bras restaient stables et ses mains sûres d’elles alors que le rouquin retirait une autre casserole du feu, éteignant la gazinière du même temps, fouettant encore un peu son contenu avant de le réserver à son tour. Toutefois, cuisinant ainsi il tournait le dos à sa cousine ; il décida donc de déplacer ses préparations du plan de travail sur la table à côté de laquelle elle était assise.

« Je cuisine une sorte de spécialité. C’est une vieille histoire ! »

Face à Alexis, le chevalier plaça ce qui semblait être des grandes racines – en réalité du panais – sur une plaque destinée au four. Il versa le contenu de la dernière casserole dessus. Ses yeux étaient rivés sur ses mouvements mais ses oreilles étaient tendues vers sa cousine, tout comme son attention. Il lui répondit tout naturellement :

« Je vais très bien ! J’aurais pu dire que je passais une mauvaise journée, dit-il en levant son regard pour rencontrer les pupilles d’Alexis avec un sourire complice, mais ce n’est plus le cas maintenant. »

La courbe de sa lippe s’élargit avant de disparaître en raison du tour réalisé sur ses talons. Lys enfourna sa plaque dans le four situé juste derrière lui et fit volte-face. Il sembla vérifier ses différents éléments sur la table : une casserole encore en train de refroidir, sa planche à découper propre, quelques tuiles croquantes de panais patientant sur une grille, et ses noisettes et noix torréfiées. Il jeta un œil frigo, signifiant qu’il y avait quelque chose qui devait y refroidir ; il n’avait finalement plus qu’à attendre. Il trifouilla sa montre, probablement pour y activer une alarme.

« Avant de te conter l’histoire de ce dessert… Oh, tu en voudras ? » s’interrompit-il en levant le nez de son horloge portative. Il reprit : « Enfin, toi, comment vas-tu ? Des choses nouvelles à me raconter ? »

Lys alla chercher une chaise sur le côté de la table pour la positionner là où il se tenait debout l’instant d’avant. Il s’assit, poussa sa planche à découper, posa ses coudes sur la table. Son menton désormais posé sur le dos de ses mains, le rouquin montrait une attitude d’écoute.

♫ アジサイの小径

Le grand goût du "rien"

Il y avait quelque chose de si naturel, si réconfortant, dans ces échanges entre deux coups de spatule. Petit à petit, le refuge qu’incarnait cette cuisine se transformait en un lieu emprunt de nostalgie. Dans ses murs, dans ses odeurs. Dans sa lumière qui, soudain, semblait si douce alors qu’un étage plus haut, au travers des fenêtres quadrillées, tout paraissait si froid. Lys était désormais complètement concentré sur Alexis, face à elle, ses yeux pétillants de son impatience, comme s’il était suspendu à ses lèvres. Son regard suivit la main d’Alexis, s’arrêta sur son minois anxieux.

« Tu vas y arriver. » dit-il, très confiant. « Sinon, je ne pourrais pas parler en présence de mon avocat ! » ajouta-t-il en rigolant.

Toute bonhomie se dissipa bien vite de ses traits toutefois, lorsque la jeune fille débuta de parler des attentats du 24 octobre. Le rouquin devint plus pâle et balbutia :

« T-Tu y étais ? »

Des émotions complexes s’entremêlèrent dans ses pensées et, comme d’habitude, toutes passaient sur son visage qui ne savait pas cacher ses sentiments. Le chevalier se sentit horrible, réalisant qu’il n’avait pas pris la peine de s’assurer qu’Alexis allait bien, ce jour-là. Pas un message, rien. Son estomac se tordit, son sourire disparut. Il la pensait si intouchable. Il se pensait si intouchable. Il baissa les yeux, honteux. Il voulait s’excuser, lui demander si elle sentait bien, en savoir plus, mais sa gorge était nouée, comme ses tripes. Aucun mot ne parvint à sortir et la pression qu’il se mettait seul affaissa de plus en plus ses épaules. Il en sursauta presque lorsque Alexis changea de sujet, relevant soudain la tête comme un chien venant d’entendre un écureuil – ironique. Même s’il était navrant, la joie revint sur l’expression du rouquin, d’un sourire gêné.

« C-C’est dommage, oui. J’étais en ville ce jour-là. Tu peux venir quand tu veux, bien sûr. Je t’offrirai au moins la pâtisserie ! »

L’atmosphère se réchauffa davantage. Les odeurs du passé se mélangeaient lentement à celles émanées par le four. Le soleil chatouilla les vitres une nouvelle fois. Lys inspira discrètement pour se calmer, mais une nouvelle fois Alexis le prit au dépourvu. D’un seul coup, il se leva.

« H-Ha bon ? Quand ? Comment ? Il est gentil ? Elle ? »

La surprise et l’impatience d’en savoir plus avait définitivement pris le contrôle du pâtissier qui se retenait de sauter sur place, tel un enfant. Ne tenant plus en place, il profita d’être debout pour bouger un peu. Il ouvrit le grand placard au-dessus de l’évier pour en sortir deux verres.

« Tu veux que je te dise mon histoire maintenant ? Ce que tu as à me raconter m’a l’air plus intéressant… » Il ricana et mit un peu d’eau dans chaque contenant. « Tu vas être déçue ! »

Il fit volte-face et posa les deux verres sur la table.

« Bon, alors, une histoire pour une autre, d’accord ? Tu me rassures sur ta, euh, rencontre, et je te dis mon anecdote. Marché conclu ? »

Le rouquin attrapa l’un des saladiers sur la table ; celui qu’il avait utilisé pour verser son contenu sur les panais. Il versa de son liquide dans chaque verre, le mélangea à la cuillère, puis poussa l’un des verres vers Alexis. Ça sentait bon la mandarine. Lys attrapa l’autre et vint se rasseoir à sa place, son regard fixé sur sa cousine.

♫ Winter Morning I

Le grand goût du "rien"

« Mais nan ! »

Franc, sorti direct depuis son cœur palpitant. Immédiatement. Lys eut le réflexe de lever sa main pour se couvrir la bouche mais il avorta son geste en chemin. Il resta donc ainsi, un peu idiot, les yeux écarquillés et une main aux doigts tous écartés devant son visage. Ensuite, il la baissa, l’air penaud, et se gratta l’arrière de la nuque en dérobant son regard à celui de sa cousine. Un geste commun à cette dernière. Ils étaient du même sang, après tout.
Le rouquin ricana, amusé de sa propre idiotie, et s’excusa :

« Pardon, c’est pas tant que je suis surpris genre… surpris, juste… Surpris dans le bon sens, tu vois ? »

Ce n’était pas très clair, même pour lui. C’était difficile de poser des mots sur ses sentiments. Cette petite fille qui s’était affirmée comme une adulte à la cérémonie des vœux, s’investissait dans ses études et trouvait l’amour. La voir grandir lui faisait se sentir tout chose ; un mélange de fierté, nostalgie, douceur.
Lys se détendit. Ses épaules s'affaissèrent et il se pencha davantage sur la table, attentif à Alexis. Il croisa les bras du même temps que ses coudes glissaient sur la vieille nappe en polyester.

« Je suis content pour toi. C’est un joli prénom, Alysse. Ca va te donner une bonne excuse pour revenir à Babel plus souvent, tes parents vont être contents !... »

Un sourire encore, sarcastique cette fois-ci. Le chevalier balaya l’air de sa main gauche et leva le bout de son nez, importuné à la simple idée d’imaginer l’idée qu’il développait :

« Il leur faudra bien du courage, à tous, pour espérer me faire cracher quoi que ce soit sur nos vies personnelles… » Il tourna de nouveau la tête vers son interlocutrice et lui offrit une expression tendre. « Donc t’inquiètes pas pour ça. »

Il ne dit rien, pas tout de suite, et pouffa juste en constatant les tentatives d’Alexis pour détourner le sujet de conversation. Il ne s’y opposa pas toutefois. Il rit juste, acquiesça pour le jus de mandarine et laissa ses joues se teinter d’un léger carmin embarrassé.

« Ha oui, c’est vrai… Ça n’a pas tant de rapport avec la mandarine que les noisettes, ceci dit. »

Rouges, tous les deux. Quel tableau. Mais le rouquin avait l’habitude de se mettre dans des positions délicates et du ridicule : et il avait pris à en jouer. Un des avantages d’avoir travaillé dans le showbusiness. Alors il se lança :

« C’est une histoire qui date car la première fois, tu n’étais pas né. Et parmi les nombreuses fois suivantes, tu ne devais être qu’un bébé. C’est dire à quel point j’étais jeune, moi aussi. »

Il leva les yeux pour caresser du regard les carreaux chatoyants de cette petite cuisine.

« Je n’avais pas trouvé de refuge dans cette maison, avant. Alors, quand je venais et que je voulais fuir, je partais dans la forêt. » Il rit. Ses épaules le suivirent dans son ricanement. « C’était souvent à l'automne. Je n’aime pas cette période : c’est avant l’hiver, je déteste le froid et, eh bien, je n’aime pas cet endroit, non plus. Alors, dans ma chambre d’invité, il mima avec ses mains comme s’il rangeait quelque chose, je me mettais nu et je pliais tout proprement mes vêtements. Et sous ma forme d’écureuil, je partais me cacher dans les arbres. La première fois, ma mère m’attendait devant mon tas de vêtements et j’étais idiot, nu comme un ver, face à son visage effrayant. »

Il rit encore et se tourna davantage vers elle.

« Je faisais ça souvent. Alors, au lieu de courir dans la forêt ou nu dans la maison, je prépare ce dessert chaque fois que j’ai envie de m’enfuir d’ici. Je revisite ma recette et teste d’autres choses de temps en temps. »

Il se leva et se dirigea vers le four, se pencha pour vérifier la cuisson.

« Il y avait des noix dans le placard, en plus. »

Enfin il se redressa et pivota pour regarder Alexis. Il sourit, gêné, et se gratta nerveusement le poignet.

« Tu vois, une histoire ennuyeuse. Moins palpitante que trouver l’amour, en tout cas ! »

♫ Last days

Le grand goût du "rien"

Il souriait par mimétisme, heureux du visage bonhomme d’Alexis. Les yeux de cette dernière brillaient tels ces ciels propres aux cœurs amoureux : chaque mot concernant Alysse était comme une étoile décrochée.

« C’est vrai que ça fait un moment que je ne suis pas passé. Promis, je viendrai bientôt. » dit-il confiant, un humble et sincère sourire sur ses lèvres minces.

Puis Lys en vint à raconter son histoire ; longue histoire de son enfance. Une anecdote parmi tant d’autres lui rappelant à quel point le temps défilait vite. A quel point Alexis lui avait manqué dans les débuts de sa vie, aussi. Il était indéniable que son soutien l’avait beaucoup aidé, même indirectement. Ses paumes appuyées contre le plan de table, le rouquin rit à la réaction de sa cousine.

« Je ne sais pas si je la qualifierai de ‘super’ ou ‘chouette’, mais tant mieux si elle t’a plu. »

Cela avait été sa normalité, après tout. Et même s’il pouvait en rire aujourd’hui, le chevalier n’avait pas passé de bonnes journées à ces époques lointaines, sous les sermons répétés de sa génitrice. Elle était d’ailleurs le sujet de ses soucis, aujourd’hui encore. Les lèvres de Lys s’étirèrent avec tendresse face à la considération de son interlocutrice.

« Oh, je suppose que nous avons plus ou moins les mêmes raisons. » Il jeta un coup d’oeil à sa montre et commenta : « C’est presque cuit. » Puis il poursuivit : « Pour être plus précis, ma mère a réussi à faire des pieds et des mains avec ses relations pour moi. Sans mon accord. » Il haussa les épaules. « Une petite pression supplémentaire face à une ‘offre’ que je ne peux pas vraiment refuser. Et puis, j’en ai marre de devoir me justifier face à leurs attentes démesurées. »

La montre de Lys se mit à vibrer : son alarme s’était déclenchée. Durant tout ce temps, malgré sa confession, son sourire ne s’était pas flétri. Pourtant, subrepticement, il était devenu plus éclatant à l’instant où il éteignit le four. Il sortit la plaque, chuchota « donne moi un instant » et commença à dresser ses deux assiettes sur la table, devant Alexis. C’était tout un art durant lequel les secondes se suspendaient. Il disposa un panais rôti au caramel et jus de mandarine dans chaque récipient. Sur chacune, il parsema son sablé aux noix et noisettes. De quelques mouvements rapides, Lys fit un aller-retour au frigo pour sortir une glace maison du réfrigérateur. A l’aide d’une cuillère, il déposa une quenelle du sorbet à la mandarine à côté du légume. Ensuite, à l’aide d’une douille de fortune, il poussa quelques touches de crémeux à la noisette tout autour. Enfin, il sélectionna les plus jolies chips de panais pour créer une sorte de cabane de fortune au-dessus de sa pièce maîtresse, toujours visible mais comme protégée par ces éléments croustillants.

Finalement, il poussa l’une des assiettes devant Alexis et, d’un air théâtral et volontairement exagéré, joua le serveur snob en déposant des couverts à sa droite. Tout en ricanant, Lys s’assit en face d’elle mais ne mangea pas tout de suite. Il semblait attendre, probablement impatient de découvrir ses expressions en dégustant son dessert. Son menton posé entre ses doigts croisés, coudes sur la table, le rouquin ne put se retenir de lâcher quelques mots pêchés au fond de son cœur :

« Toi et moi, vivons nos vies comme nous l’entendons, d’accord ? » Son sourire s’agrandit, ses traits aussi rayonnants que le soleil. « Après tout, nous ne sommes pas seuls. »