Désiré, écrasé de douleur.
Depuis des heures, des jours, des mois, que ça balance les reins, creuse le thorax, le goulot dans la gorge, il hurle. Il agonise, sur le personnel, dans les couloirs, à en devenir dingue. Les ongles, bouffés au sang, étreignent encore le Jack, font des valses dans l’obscurité à peine marbrée par l’unique lampe à pétrole qu’il tolère, lui, ses démons, et un monticule de cigares écrasés au fond d’un cendrier farcie d’amertume. Le cœur crevé, de ne plus avoir de fils, le cœur percé des aigreurs d’une fierté imbuvable, le cœur criblé d’un désespoir en trois actes. Hector, Valeryane, Mortimer, la fin de sa vie en trois points de suspension et il ne saurait vivre autrement que ivre, pour surmonter l’apocalypse à venir. C’est ce qu’il pense, en basculant la bouteille à nouveau, le cellulaire dans la main, à distance pour voir les lettres, un œil fermé pour qu’elles cessent de se dédoubler.

Désiré, seul, mourant, pas malade, juste effondré sur le fauteuil de velours prune, celui tâché par ses remords, l'alcool aussi. Il peste comme les mômes, déchire avec le bout de griffes, éventre avec le coffre toute la quiétude du manoir, à en avoir les perles de transpiration sous la chemise de son père, les visages blêmes des valets qui défilent dans les moments de torpeur, ramassent, réparent, rangent, la chambre et le bureau sans dessus-dessous. Lui, Désiré, ne voit plus rien, aveuglé par cette détresse qui fourmille, salope la conscience.

Avachi sur le dossier, la tête renversée, à peine assez lucide pour éteindre la carafe dans la main droite, il ressasse le décor de cauchemar où son môme lui a échappé, les yeux clos. A là recherche de la paix.

La porte grince et se prolonge dans le rugissement de la gorge.

Personne. J’ai dit. Personne. Bande de cons. FOUTEZ MOI LE CAMP.

Il éructe, essoufflé de ses propres cris, cassé, morcelé, brisé, par ce chagrin dévorant. Parce que Désiré n’a plus les idées bien claires. Parce que Désiré affronte, une fois de plus, des présages sinistres contre lesquels il ne peut rien, et qui le laisse exsangue, moite, terrifié des futurs lugubres.

L’agonie, c’est lent, ça lui rentre dans les nerfs, s’insinue par les veines, se condense sous le crâne. Il n’y a plus que le verre, plein, qu’il sert et ressert, une deuxième carafe, la première éclatée, du cristal éparpillé, en travers du tapis persan. Les gonds de la porte poussée arrache un feulement des tripes, les yeux révulsés cherchent, et tout est flou, les contours dédoublés se désaxent, et Désiré, ne voit rien, rien que la frustration salée et amère de ne même pas pouvoir de lever pour mettre son personnel à sa place. Solal. Et la lave refroidit, devient une sueur froide et la sensation du raté de battement, la gorge qui déglutit involontairement, sans y croire, qu’il est sûrement en plein délire. Ce ne serait pas la première qu’on infiltre ses songes chaotiques. Le rire racle dans l'oesophage, avec douleur, il rechigne, d’en être réduit à ça, rêver, rêver Solal, même pas dans le ouaté d’un idylle, mais dans l’enfer vivant dont il est un peu l'auteur.

Putain… J’hallu complet…

Le souffle, chaud, brûlant, sort des lèvres dans une expiration acerbe, difficile, pour Désiré, de faire un compromis avec sa propre lucidité, cette colère qu’il a, pour lui-même. Mais c’est un secret. Le délire, il s’approche, crispe le corps du fauve, qui se tend de peur de réagir à une illusion, de s’enfoncer plus loin dans ce qu’il croit être une création de son cerveau malade. La paume, jointures esquintées de tesson, agrippe dans le chemise de l'autre, tire vers lui et il inspire à plein poumons, l’odeur familière, une seule parmi dix mille, que, sans être un traqueur, il pourrait suivre sous la lune. L’électrochoc parcourt son corps, les pupilles étrécies de surprise, les doigts retombent comme si les muscles en étaient soudain sectionnés, la voix blanche.

Solal ? C’est vraiment toi ?

Il aurait les pommettes cramoisies si la bouteille n’y avait pas déjà fait des ravages en couleur brique. Parce que Désiré ne s’en rappelle pas de l’avoir appelé. Parce que Désiré, c’est trop tard pour prétendre ne pas être en dessous de tout. Parce que Solal est là, à moins d’un pas. Les deux paumes s'étalent sur le visage du Chanteloup pour en étirer toute la peau, laver la migraine. Ou se cacher de la honte.

...C’est moi qui t’ait dit de venir ?

La réponse, Désiré la connaît, il aperçoit son cellulaire tombé sous le divan d'à côté, balafré, lui aussi, d’avoir heurté trop de fois le mobilier et le sol, ce soir. Désiré cherche quelques secondes, pour faire semblant d’être digne, même si ça ne sert plus à rien,  l’échine casse une fois pour lever et il perfore la tapisserie avec les griffes, un équilibre précaire, et s’approche de la deuxième carafe pour servir des verres, gémissements étouffés quand ses pieds nus se fendent sur les éclats de la première.

Il m’arrive… Il arrose toute la table en même temps, ça ne le brûle plus quand l'alcool lèche les coupures sur l'épiderme, et étouffe un juron entre les crocs. Il m’arrive.. Ca ne veut pas s’articuler. Le puma titube un peu pour enfoncer la coupe dans le torse de l’Abberline, prend appuie contre pour ne pas s'effondrer et cherche un peu d’apaisement dans le reflet des obsidiennes. J’ai plus de fils, putain…

La voix casse et l’émotion touche les yeux en humidité contenue, qu’il étouffe en plaquant l’arête du nez dans l’épaule du brun.

Désiré est écrasé de ses douleurs pénibles, qui rongent et mordent, le long de la carcasse et de la cervelle. Dans la flaque de liquide ambrée, où, confusément, il a tout mélangé, tout embrouillé, le fauve s’est consumé, une énième fois sur le bûcher de ce qui échappe à son contrôle, le maître de rien, et ça l’enrage.

Il en a sur les babines noires de cendres, de cette exaspération pénible de l’insupportable, de vivre trop fort, les joies, les peines, le calvaire de l’abandon. Solal, bien réel, en chair et en os, à sa demande, c’est infernal. Les frontières se troublent, il a les doigts qui raclent le verre, et la gorge qui comprime les trémolos étranges de ce cauchemar éveillé.

Au fond du verre, il se dévisage, ce reflet pathétique dissout dans la couleur or, qui crispe l’organe au creux du plexus. Combien de temps avant que ça ne soit trop tard. Et le doute meurt dans les obsidiennes de Solal où il a si souvent tu toutes les déclarations, toutes les fièvres. Désiré a honte, pourtant, il ne saurait faire autrement, maintenant que ses perceptions sont éclatées et ses gestes gourds.

Les doigts, aussi minces que des lames, plongées dans les cheveux, ses tendresses presque amères de l’enfance, apaise la cage contrariée. Il s’enfouit dans l’odeur, y inspire autre chose que les remords, se laisse apprivoiser par cette voix, toujours mélodieuse, toujours familière. Un rire dur, difficile, douloureux pour lui, de rire de lui-même, s’arrache et maladroitement les mots débordent un sourire plaqué au clavicules embrassées dans l’étreinte.

J’vais pas chialer. J’suis pas une pisseuse. C’est juste que…

Le débit s’interrompt. Il faut du temps. Il renâcle durement les cassures et la sensation abrupte d’être à découvert, les nerfs violentés. Ses phalanges compriment plus durement avant de se détacher avec pudeur, son cœur qui crève déjà du froid glacial laissé par la distance. Les mirettes se perdent dans les coins de la pièce, où le tamisé n’autorise que des aperçus brefs du dantesque du mobilier faste. A bout, Désiré s’écroule dans le canapé, mate le verre qu’il tient à bout de bras comme pour interroger le sérum de vérité, le poids des confessions.

Il sait tout. Il a pas aimé. Il veut pas de cet héritage là, encore un trait de boisson, pour oublier, et ça ne changera rien, seulement il a besoin de se soulager dans le comateux de l’ivresse. Je pensais que… Il comprendrait. Que il verrait que, je fais ça pour lui aussi. Et au final… Les mots difficiles et encore, il a besoin de plus de temps pour digérer, pour embuer ses sens à renfort de soirées similaires à celle-ci. Ses yeux mirent le musicien, s'éprennent des lignes parfaites et le bras entoure le dossier à défaut d’enlacer la silhouette. Je sais pas quoi faire Solal, ça me bute…

L’enlacement mince, la truffe butée sur les clavicules, heurte même dans le comateux des sensations. Les dernières semaines, jours, il ne sait plus, ont laissé une sensation nauséeuse, un cauchemar opaque, dans ses veines. Désiré est oppressé par l’omniprésence d’un désarroi noir couturé par l’impression dense d’avoir échoué.

C’est pire de se le dire, tu as échoué ;
la litanie terrible, des damnés ;
pire, à se morfondre, se laisser crever ;
et Solal ?

Surgi de nulle part, comme cet arrière-goût de désespoir, sur le fond du palais investi par les drogues faciles, ambrées comme la colère dont il n’a jamais su quoi faire. Désiré balance entre les odeurs familières, le contre coup des somnifères, la perdition des âmes fières. La paume pressé, à la jointure de l’articulation, et les mots, doucereux comme une berceuse, laisse une impression terrible sur ses sens. Les yeux enhardis, de quelques verres c’est vrai, le fauve a les envies qui lézardent et ressemblent à des fissures dans les non-dits et les interdits. Sa conscience vacille, il écoute à demi, l’esprit déjà embrumé d’une ivresse lascive et son corps absorbe, pore contre pore, les mots comme une eau froide sur la sensation ardente de brûler vif, un soulagement.

Il voudrait dire j’men branle.
Sans y parvenir, le cœur, c’est juré, hurle de pénibles contradictions et lui, lui, ne voit plus que les obsidiennes profondes, la pression des phalanges fines contre la peau nacre qui déforme la gueule et en altère l’hargne des grognements, un instant déboussolé, presque vulnérable.

…j’aurais tellement aimé que…

Lui-même, ne sait plus bien, que les chaos ont rongé la carcasse à en faire une ossature fébrile, fragile, quand il s’agit de son fils. Alors. L’espace d’une nuit, minuit c’est dépassé, il ne voit plus que l’Abberline, le visage ciselé comme de l’orfèvrerie et les lèvres en cœur émacié. Désiré déglutit, la gorge racle, parce qu’il est envouté par l’engrenage des secondes qui semblent se ralentir au bon vouloir d’un vieil aimi dont les compassions se conjuguent à la solitude terrible qu’il a toujours porté en lui. Pardon Mortimer.

Solal…

Les mirettes sarcelle rivé sur la forme des lèvres, comme figées, et le cœur tambourine, un rythme guerrier, au fond de la cage lorsque Désiré ose presser les phalanges, lui aussi. Il ne pense plus. Il a la crâne ballonne, le reste secoué, par les pressions d’une existence choisie, une bataille terrible et inavouable contre la vie elle-même.

Pardonne moi.

Et les lèvres plaquent. Un choc. Un fracas. Quelque chose de terrible que Désiré ne saurait estimé, pas comme les peintures accrochés, où les femmes qu’il ramène, de toute manière, c’est juste pour passer l’ennui. Il embrasse avec la ferveur, la terreur, d’un courage intrusif, teinté de la peur du rejet, et les paupière closes.

Désiré dans le chahut de sa vie, c’est toujours le bordel.
Désiré au bord du gouffre, il a toujours eu l’attrait du vide, le vertige.
Il a la peau effritée par l’excitation, les pupilles élargies en deux vasques noir désir, et le souffle qui se condense contre les lèvres charnues de Solal, que les frissons électrisent. La piètre déclaration d’un crève la faim, la traversée du désert depuis qu’il a rencontré Solal un jour aussi moche que celui-ci, il avait des plaies ouvertes plein l’échine et pas plein le cœur, peut-être que ça fait toute la différence. Il y songe les mains lovées sur le bassin, des soifs brutales qui n’assèchent que sa gorge, et les doigts s’enferrent dans la chair, les mots lui manquent. Les mots lui manquent. Les putain de mots lui manquent.

Ce regard ancré sur lui qui ressemble à une promesse, une main sur sa nuque comme un dernier port d’attache et toute la raison chavire, sombre, un peu plus profondément pour Solal. De toute les chutes, quand tous les organes se resserrent en un nœud terrifiant, celle-ci mérite les cors d’une guerre, la seule pour laquelle aucune tête ne tombe, les harpes d’un ciel, auquel il n’a pourtant jamais aspiré. Il éclate en rires amers, c’est pour se sortir de cette transe, du souhait violent de vouloir voire l’oxygène aux lèvres du musicien à en avoir des migraines pires que les dernières nuits. La paume vient enfoncer la pommette, une douceur raide qui raconte sa maladresse pour la tendresse.

J’ai toujours cru que tu le savais… L’héritier vient coller son front moite contre l’autre, les yeux à demi-fermés pour se soustraire à l’émotion, sa vulnérabilité. Que tu faisais exprès de rien voir… Il expire, c’est lourd, comme le poids des décennies à regarder, de face, à la dérobée, dans l’illusoire des rêves, la silhouette féline d’un ami.  Les yeux se lèvent, timidement, un môme pris en faute, les ravages de l’acool encore imprimés dans chaque pli de la rétine, les cernes violacées aussi. Je veux te le dire sur les pics du Mont Hurleur où le soleil et le vent brûlent, dans l’Archange désert parce que j’en aurais réservé jusqu’à la dernière table, devant le saule où mon père s’est juré à ma mère…

Désiré vaincu, au bout d’une cordelette en maillons invisibles, sent l’adrénaline refluer, le laisse atone et les bras qui viennent former un étau sur la taille de Solal.