Avachi contre un mur, le caïman ne perd pas une miette du spectacle, se délecte de la scène avec un amusement presque ennuyé. Des mois, des mois qu’il recherche le fils de Désiré avec la hargne du chasseur qui n’abandonne jamais, suit la moindre trace jusqu’au bout, jusqu’aux membres écorchés et dents ensanglantées. Hector Roussos. Un nom comme un autre, noir sur blanc et qui provoque l’ouragan, la sensation d’avoir atteint un but, d’avoir ouvert les enfers et laisser croitre les monstres. Il n’a rien dit à son frère. N’a pas scander haut et fort avoir une traque à mener, un gosse à ramener.
Silence silence comme le crocodile sous le fleuve, à l'affût ; Désiré à sa place se léchait probablement les babines comme un félin excité.

Un coup de poing supplémentaire, là-bas à une vingtaine de mètres de là et Mortimer ne grimace pas. Il est coriace le gamin, à n’en pas douter. Il crache et il se relève, inconscient de sa défaite imminente. Tout seul face aux autres gosses qui prennent un malin plaisir à faire pleuvoir les coups sur sa grande carcasse, il ne fait pas le poids. Le bourreau s’est renseigné, son neveu est un raton-laveur tout en orgueil, les genoux écorchés et les pensées trop vives.
Il est parfait.
Mis à part le passage à tabac, il est parfait.
Mortimer soupire, le gamin lui fait un peu penser à Désiré, 20 ans plus tôt. Caïd de la cour de récré, inconscient des coups que Mortimer rendait parfois à sa place. Mais une ombre reste un ombre et aujourd’hui encore, il s’amuse des querelles d’écoliers.

L’ombre se lève finalement, tranquillement, lève les bras et fait craquer les os dans une macabre symphonie. Il se demande si ces petites frappes sont des gosses de riches. Il aime bien les enfants Morty, mais n'apprécie pas particulièrement que l’on frappe son nouveau neveu fraîchement retrouvé ; s’il a apprécié le spectacle jusque là (ah les oncles ça ne doit pas non plus leur mâcher le travail !) il estime en avoir marre des poings qui ne sont jamais en bonne position, des jambes qui trébuchent sur elles-même et du mauvais élan que prennent les coups. Ces gosses là, ils ne savent pas faire.
Alors il va leur montrer.

S’approchant lentement, lueur prédatrice au fond des yeux noirs, il s’exclame nonchalamment.

“Dégagez, aucun de vous ne sait se battre correctement de toute façon.”

La dans cette ruelle toute sombre, pas très loin de l’école de son neveu, ses yeux brillent d’une lueur un peu folle. Les insultes pleuvent à son encontre. Un gamin un peu trop téméraire lève son poing, totalement suicidaire. Mortimer l’attrape en souriant avant de le lui tordre dans le dos. Ça craque et il grimace un peu. L’autre cri. Il n’a pas l’habitude de se battre contre des enfants, il ne maîtrise pas sa force de caïman.
Une fois la menace répétée et le garçon relâché, la petite bande prend ses jambes à son cou, peut-être un peu terrorisée mais Mortimer n’y fait déjà plus attention, son regard fixé sur le raton-laveur.

“Pas toi.”

D’un mouvement brusque, le bourreau vient attraper le col de l'adolescence, le plaquant contre le mur sale. Un sourire envahit son visage ; cruel, doux, oh personne ne sait jamais vraiment.

“C’est bien toi Hector Roussos ?”

Il veut confirmation, car ça serait vraiment bête de maltraiter le mauvais gosse.

Hector, il a le sang sur les lèvres et le teint vermeille. Il a les genoux comme une toile macabre et les côtes probablement aussi sombres qu’un soir d’orage. Il a le mérite de se relever sous chaque coup, comme son père avant lui et sans aucun doute le père de son père. Un Chanteloup pur et dur ? Oh Mortimer ne sait pas encore, le petit doit faire ses preuves, le petit doit montrer toute sa rage et sa rancœur. Mortimer en est certain, un raton-laveur aussi peut hurler comme un loup. Les autres gamins partis comme un diable à leur trousse, le caïman n’a plus d’yeux que pour son cher neveu ; son préféré, le seul et unique.
Hector Chanteloup, ça sonne bien, comme une carcasse dévorée au petit déjeuner, une lamentation d’os brisés sur la jetée. Ça sonne bien.

"Appelle moi Mortimer.”

Appelle moi tonton. Il sourit, ça l’amuse de voir l’autre se coller contre le mur quand la poigne du bourreau se fait plus présente, plus glaçante. Il observe le visage en silence. Un peu de Désiré dans la courbe du menton. Un peu de Désiré dans la forme des yeux, les cheveux sombres.
Un peu de Désiré dans cette âme charcutée, ces paroles presque crachées.

“T’es pas mon genre non plus petit, je ne suis pas là pour ça.” Sourire sourire sourire. Car c’est comme ça qu’on fait peur, harmonise la douleur.

Le visage tout peinturé de sang, il va falloir arranger ça. Ce n’est décidément pas présentable. Mais plus tard. Mortimer décole le gamin du mur sans le lacher, le traine à sa suite d’une poigne bien ferme. Hors de question qu’il s’échappe.

“Toi et moi on va causer et tu verras, après c’est toi qui voudra poser les questions.”

Mais pour l’heure, il n’y répondra pas.
Un père retrouvé, ce n’est pas tous les jours.
Dans la ruelle, le caïman ouvre la porte d’une arrière boutique en forçant un peu, d’une main sans jamais lâcher Hector.
Le caïman fronce les sourcils en contemplant ce qui semble être le cagibi d’un restaurant un peu miteux. A cette heure là personne ne mange, ça fera l’affaire. Il pousse le gamin à l’intérieur sans lui laisser le choix.  “Tu vas-”  Une femme bien en chair fait son apparition, à l’autre bout de la pièce et pousse un hurlement sonor, le coupant dans sa discussion. Mortimer grimace, inspire et offre son plus beau sourire, papillonnant presque des cils. Ca, il sait faire, presque mieux que découper la chair.

“Pardonnez-nous madame mais mon fils vient de de faire une mauvaise chute devant chez vous… Regardez comme il est mal en point ! Pas la peine d’appeler les secours, ces pauvres gens sont débordés…”  Il prend un air contrit, presque gêné. “... mais est-ce que vous pourriez aller nous chercher des bandages à la pharmacie et de quoi désinfecter ? Le pauvre à peur du sang… oui voilà merci, c’est très gentil à vous de nous laisser rester ici un instant… oh non c’est vous qui êtes trop aimable.”

Voilà, aussi simple qu’un coup de fusil, un os qui craque ou un doigt arraché. Désiré lui pardonnera probablement de se proclamer père quelques secondes. Les bonnes femmes aux cheveux grisonnants sont toutes les mêmes et celle là prend rapidement l’air sincèrement inquiet qui lui revient de droit, promettant de faire au plus vite et quittant la pièce en se retournant une dernière fois pour lancer un regard compatissant au pauvre Hector qui n’a pas pu en placer une, la main de Mortimer lui enserrant maintenant le cou comme une promesse de mort.
Bien, l’idiote est parti, le bourreau perd immédiatement son sourire mielleux pour fusiller Hector du regard et d’un geste brutal, le fait asseoir sur une chaise bancale qui traîne dans le coin.

“On va parler de ton arbre généalogique alors je te conseil de te taire, de rester tranquille et de répondre à mes questions. Et alors peut-être que je te laisserai repartir d’ici en un seul morceau.”

Menacer les autres, une activité terriblement fascinante. Mortimer a le visage tout près de celui d’Hector, les mains crispées comme des serres sur ses épaules pour l’empêcher de se relever. Oui, c’est décidément le meilleur moment de la semaine.

La bonne femme partie, Mortimer a tout son temps, toute son attention rivé sur son rafraichissant neveux. Les yeux sombres comme un fou, nul doute qu’à la première erreur de sa part le raton prendra la fuite, s’enfuira sur ses quatres pattes et en profitera peut-être pour le narguer. Ce regard mortel, c’est un peu Désiré, c’est un peu 25 ans plus tôt à gueuler que le roi de la cour c’est lui et personne d’autre. Hector n’a pas l’air d’un caïd, les genoux écorchés et le sang qui perle sur le vieux plancher. Un souvenir pour la bonne dame quand ils en auront fini ici. Mortimer se désintéresse vite des blessures du gamin, ça ce n’est rien, il survivra et s’il pleure comme un bébé c’est qu’il ne mérite que bien pire. Petit regard appréciateur, Hector n’a pas l’air d’être le genre d’adolescent à pleurer quand on vient l’embêter, il pense avoir bien observé.
Et sa répartie, il l'apprécie, éclate une seconde de rire avant de se reprendre, une main pour cacher son sourire amusé.

“Je la connais pas ta tortue, mais elle m’a l’air charmante.” Oui, absolument charmante. Il souffle d’agacement, rapproche son nez de celui du gamin. “Je connais pas non plus tes fils de bourges mais je me ferais un plaisir de passer les voir juste après.” Regard glacial, ça l’embête de frapper un gosse mais laisser des petites frappes harceler son neveux, ça l’embête encore plus. Il se recule, retrouve un semblant de sourire mais les yeux sombres restent froids, observateurs.  “C’est ton père qui m'envoie." A peu près, mais Mortimer, il aime bien les mensonges, ça roule sur la langue comme une sucrerie pimentée.

Se redressant complètement, il jette un œil autour de lui et vient déplier une petite chaise bancale sur laquelle il s'assoit comme un prince, les jambes étendues devant lui jusqu’à frôler celles d’Hector comme un avertissement.  “J’ai des questions pour toi, voit ça comme un test.” Malicieux, fatal, il sort un petit carnet de la poche de sa veste sans lâcher l’autre du regard. Une seconde pour s’assurer qu’il ne bougera pas, et il baisse la tête, lit la première ligne écrite plus tôt ce matin.

“Première question. Imagine une maison en feu. T’as une pièce avec une de tes mères, l’autre avec 3 enfants en pleurs. Tu ne peux entrer que dans l’une d’entre elles et sauver ses occupants, laquelle choisis-tu ?”

Le regard se vrille à nouveau dans les iris de l’autre. Le dilemme du sacrifice, basique. Choisir de sauver le plus grand nombre et se séparer de l’être cher ou faire l’égoïste et jouer l’affinité. Mortimer lui, il n'hésitera pas une seconde. Sourire sournois, il aime bien ce genre de jeu, le caÏman.

Mortimer tout propre face au gamin de sang, comme une mauvaise peinture, une bataille inachevée. Mortimer, il veut son neveu fort et téméraire, rude et sans scrupule. Mortimer, il veut son neveu loyal comme un cerbère et fidèle à l'emblème du loup. Il a son idéal et n’est pas sûr de l’avoir en face de lui. Et si Hector plongeait son frère plus bas que terre ? Désiré la bave aux lèvres et sourires carnassiers, Désiré qui baisse pourtant les yeux quand on parle du fils perdu, de l’héritier Chanteloup sans nom sans visage ; juste la conviction de le savoir quelque part. Pourtant, l’idée d’avoir quelqu’un à qui apprendre à chasser, à qui donner des gâteaux en cachette et se moquer du grand-père, ça lui fait briller les iris, ça lui fait frétiller le cœur pourtant sang-froid.
Mortimer décide de faire la surprise, de ne révéler ni à l’un, ni à l’autre. De gribouiller ses notes sur son calepin en souriant doucement, sourire de prédateur un peu fou un peu froid un peu excité par la perspective d’une famille réunie.
Un reniflement et les sourcils qui se froncent, la caïman n’aime pas les gros mots et le fait savoir d’une voix autoritaire.

“Fais attention à tes paroles.”  Exactement comme ton père. “Tu le sauras bien assez tôt.”

Il y a un peu d’émotion, un peu d’angoisse dans les pupilles du gosse et Mortimer se tend. Faire pleurer les gens c’est une habitude, une certitude. Mais Hector, son neveu ? Ça l'embête un peu alors Mortimer range ses grandes dents, tente de prendre un air un peu moins cruel. Ce n’est pas bien dur, personne n’y voit jamais que du feu.
Les gamins donc.
La réponse ne plait pas au bourreau qui le fait savoir dans un claquement de langue peu appréciateur. “Hm c’est pas gagné…”

Et comme le sang continue de goûter sur le plancher, que les ecchymoses enflent un peu, Mortimer finit par soupirer d’agacement, se lève de sa chaise en sortant une mouchoire de sa poche. “Bouge pas, t’as du sang qui coule de partout, pire qu’une passoire."  Les sourcils froncés par l’agacement mais un sourire un peu plus doux pour apaiser, le reptile essuie les arabesques écarlates qui coulent de la lèvre avec application. Soigner les blessures, il sait faire. “Ils te voulaient quoi ces gamins ? Tu leur a fait la misère ? A moins que ce ne soit le contraire.”

Un peu satisfait du sang essuyé, il se redresse en hochant la tête, laisse la mouchoire trempée de rouge s’échouer à leurs pieds.
“Je suis pas sûr que tu sois vraiment comme je l’imaginais.” Mais il devra peut-être bien faire avec. Un grand sourire apparaît à nouveau sur les lèvres. “Mais tant pis, tu peux m’appeler tonton Mortimer si tu veux.” Lui, il le veut.

Il l’a sent, l’angoisse dans une odeur frustrante, lui chatouille les narines ; ces relents de peur, ces relents d’espoirs tout en ardeur. Si Hector flippe, c’est bien. Mais Mortimer, il aimerait bien être un oncle sympa, un oncle qui déborde d’amour et de chasse à l’ours. Il a des choses à lui apprendre Mortimer, mais lui-même a tout à apprendre pour s’occuper d’un adolescent. Les vieilles bagarres du lycée, c’est un passé encore gravé dans sa mémoire d’adulte marié, les poings qui se cherchent jusqu’à se fracasser sur les pommettes. Ses premières bagarres, ses premières victoires ; chant du loup champ de guerre, Mortimer a promis de tous les emmener en enfer, ne pas les laisser faire.
Il se penche, assis de nouveau sur sa chaise bancale, les jambes étendues devant lui. Le sang tache le mouchoire dont le gamin s’est emparé, mais le sang tache toujours tout et la caÏman se demande soudainement, s’il n’en a pas mis sur sa jolie chemise car Valeryane oh Valeryane n’aimera pas ça.

Laisser son neveu se faire une place seul dans la cour de récré ? L’idée est tentante, Mortimer est partisan du travail en solitaire, des épreuves à affronter seul. Mais Désiré Désiré Désiré ne serait peut-être pas de son avis. Lueur sournoise dans le regard, la caïman n’en ait pas à une balafre près.

“On ira les voir plus tard, eux ou leurs parents. C’est moche de se venger comme ça sans aucune classe.” Mortimer au moins, il vise les rotules, il vise là où ça fait mal, là ou personne n’en ressort indemne.  
Pas assez bien pas assez bien non ce n’est pas ça, Mortimer prend son temps, fouille dans la poche de son jean pour en sortir son paquet de cigarette et un briquet.

“Ce n’est pas ce que j’ai dis, mais avec Désiré comme père j’imagine qu’on peut s’attendre à tout de la part du fils…”  Il porte la cigarette à sa bouche, l’éclat de la flamme venant lui brûler les doigts, fumée expirée dans une satisfaction malsaine. Il ne le lâche pas du regard. “C’est pas plus mal, ça me fera plus de choses à t’apprendre. Tu aimes la chasse ? Le jardinage ? Les randonnées en montagne ?”

Tu aimes la rage, le désespoir, l’odeur de l’orage ? Les os qui craquent et les regards fous qu’on lance à la dérobée comme un sordide secret ?
Hector il est, un peu cassé, un brin cabossé. Hector, il est parfait.
Haussement d’épaules quand le gamin se lève, bouge ici et là. “C’est original au moins, c’est pas un date là, c’est une première approche. C’était la seule manière que j’avais de te faire tenir tranquille. Ici tu peux crier,il n’y a pas grand monde pour t’entendre.”  Encore une bouffée de tabac, Mortimer fronce un seconde les sourcils en souriant avant de tendre son paquet vers l’autre, la cendre tombant de son autre main, brûlant le sol sali par le temps. “T’en veux une ?”