Esmée retint une exclamation anxieuse à l’emploi du terme litre. Elle jaugea le gabarit d’Alexis avec attention. Le glossaire des animaux défila dans son esprit. Existait-il une espèce dotée d’un foie immunisé aux ravages des boissons colorées et sucrées ? La ballerine avait envie de déclarer forfait dans la minute mais elle était trop fière pour refuser de rivaliser avec la Ross. Elle aussi, elle voulait lui montrer qu’elle n’avait pas froid aux yeux et que ce n’étaient pas des marmites d’alcool qui l’empêcheraient de marcher droit. En y pensant, elle sentit distinctement son corps se révolter par avance. Tout de même, elle avança avec un sérieux qui dénotait de son sourire chargé d’enthousiasme.

« Ok. Mais on a le droit de boire autant d’eau qu’on veut et de manger plusieurs fois si c’est nécessaire ? Deal ? »

Elle plissa les yeux pour scruter l’approbation sans condition d’Alexis. La Caucase aimait cette espièglerie qui s’installait doucement entre elles. Naturellement, sans effort, sans qu’on doive s’embarrasser d’un surplus de forme. Elle trouvait ça drôle la forme naïve de la confiance qui déliait langue et authenticité.

« C’est une excellente idée ! On pourra jouer à Anima-tease ! Si vous êtes tous les deux d’accord bien sûr. »

Son colocataire s’appelait Caspian et la jeune brune avait apparemment assez d’espace pour héberger le before. Esmée aimait ce mot qui sonnait comme l’effondrement des façades au rythmes des jeux. Avec Alexis, pas de rôle à tenir parce qu’elle avait ce talent inné de mettre autrui en confiance. La brune était cependant rassurée d’avoir l’occasion de briser la glace avec le colocataire si ce dernier se joignait à leur escapade nocturne. L’expérience en club serait bien plus agréable si le trio était soudé. Et quel meilleur lien que l’enthousiasme de l’ivresse ?

La jeune femme hocha vivement la tête lorsque l’étudiante en droit compatit sur la rigidité de son univers. Elle se sentit de nouveau valorisée et encouragée dans sa démarche par Alexis. Esmée ronronnait intérieurement face à ce soutien sincère et désintéressé qui venait si facilement aux lèvres son interlocutrice. Elle ignorait si elle méritait cet appui mais chaque mot de la Ross était une sucrerie pour son orgueil. La Caucase souriait largement. Avec Alexis, elle se sentait capable de tout. Cette sensation la grisait et elle espérait pouvoir rendre la pareille à sa nouvelle amie d’une manière ou d’une autre.

Sa nouvelle amie.
Ça signifiait un peu ou beaucoup. Ça dépendait de celui qui prononçait ces mots. Ça devait se partager pour être réel. C’était une relation qui avait les accents de la loyauté et la forme de la transparence. Esmée s’en sentait à la fois proche et éloignée. Elle était intriguée par le sens d’une telle expression si ça pouvait définir ce lien qu’elles tissaient de sourires en confidences.

L’enfance d’Alexis avait dû ressembler à la sienne sur certains points : le défilé des professeurs particuliers, l’excellence comme mot d’ordre, des pièces immenses qui ressemblaient à des prisons dorées. Esmée s’identifia facilement à la lassitude des cahiers couverts d’encre. A l’inverse de la Ross, Esmée s’était pourtant alignée sur ces standards de façon indolore y trouvant petit à petit un écho avec sa personnalité ambitieuse et son désir de plaire au plus grand nombre. Elle eut un sourire doux et mima le rectangle d’un appareil photo avec ses mains pour encadrer la silhouette de la Ross du buste au visage. Elle prit un peu de recul et ferma un œil. Avec malice, elle partagea son opinion.

« Je pense que tu serais absolument divine dans un sweat oversize et avec un coupe encore plus courte, perso. »

Les yeux d’Esmée s’agrandirent en découvrant que la jeune femme s’était émancipée de son plein gré. Alexis était brave et possédait une force de caractère bien plus importante que le fard sur ses joues ne le laissait deviner. La Caucase avait aussi goûté à l’indépendance tôt mais ça avait été sous la contrainte et avec pour seul moteur sa vanité personnelle. Ça n’avait rien d’une réflexion lucide sur l’écart entre les aspirations de sa famille et les siennes. Elle se sentit coup sur coup impressionnée et à la traîne vis-à-vis d'une autre fille de son âge. Une lueur admirative illumina son regard alors qu’elle cherchait des mots qui, sans la mettre en défaut, exprimeraient ses encouragements à Alexis.

« Tu as beaucoup de trempe Alexis. C’est quelque chose que je trouve remarquable et tu peux compter sur moi t’encourager dans cette voie. »

Tout sourire, Esmée l’écouta ensuite babiller sur l’harmonie du piano et du violon. La musique était un domaine où la Caucase se percevait elle-même comme peu brillante. Il faut dire que le jour où elle avait brisé le piano à demi-queue en tentant une arabesque sauté dessus avait mis un point d’arrêt à ses leçons. Elle avait été soulagée de se débarrasser des cahiers de solfège mentionnés plus tôt par la Ross et n’avait plus jamais cherché le contact des instruments. Heureusement, ça ne l’empêchait pas d’apprécier la beauté des morceaux. Imaginer la jeune femme composer un univers de mélodies était plaisant et elle se surprit à penser qu’il y avait un point d’entente entre leur centre d’intérêt. Elle se demanda si elle jouait beaucoup de choses différentes, si elle avait l’oreille pour reproduire des airs entendus sur les touches, jusqu’où le talent d’une fille aussi impliquée s’étendait finalement.

« J’aimerais beaucoup t’entendre jouer un jour si tu es d’accord. »

A la question de la Souffle et Cendres, Esmée répondit en ressortant son celullaire. Elle trouva rapidement ses playlists préférées et songea aux morceaux et artistes qui lui avait déjà inspiré des chorégraphies imaginaires.

« C’est souvent du Billie Eilish… My Future par exemple, Lovely quelquefois. J'aime la voix de Pomme aussi, si tu connais On brûlera ? Tu sais jouer beaucoup de morceaux ? »

La gazelle soupira de soulagement en comprenant que son interlocutrice n’avait jamais parlé au premier degré. Elle allait donc pouvoir continuer d’entretenir une relation apaisée avec son foie. Les remarques d’Alexis ne manquaient pas de bon sens et le bon pressentiment de la Caucase sur la soirée à venir s’accentua. Il lui tardait d’y être. Esmée pouffa. L’image de miliciens armés de pistolets à eau et avec de bombonnes géantes en guise d’équipement était juste mémorable. Elle sourit pour signifier à l’étudiante en droit son accord. Si la miss souhaitait se charger de la modération, Esmée concentrerait ses efforts sur la sélection des boîtes les plus qualitatives de l’île.

Son enthousiasme s’accrut quand la Ross valida son idée de jeu. La ballerine était curieuse de découvrir l’âme d’Alexis. Elle n’osait pas demander directement seulement parce que selon l’interlocuteur cela pouvait passer pour de l’impolitesse. Son instinct lui murmurait déjà qu’il ne s’agissait pas d’un immense fauve parce qu’elle n’éprouvait aucune nervosité peu importe sa proximité avec la Souffle et Cendres. Elle adressa une moue lumineuse et un v de la victoire avec ses index en entendant les remerciements de la jeune femme. Cette dernière semblait moins réceptive à ses suggestions capillaire. Esmée haussa les épaules, l’air de dire que l’un ou l’autre lui allait bien de toute manière. Elle passa une main dans ses propres cheveux en remerciant la Ross dans un murmure. La Roses et Ombre avait toujours porté les cheveux courts, elle les trouvait plus faciles à associer avec sa garde-robe en constance évolution.

Une succession de noms d’artistes traversèrent joyeusement les lèvres d’Alexis alors qu’Esmée écoutait attentivement. Elle rêvait déjà de voir ses titres préférés réinterprétés par la jeune femme. Nul doute qu’elle leurs rendrait hommage. La gazelle ne pouvait s’empêcher d’être impatiente d’entendre à nouveau le son d’un authentique piano et – qui plus est – avec la Ross comme musicienne.

« La pop c’est toute ma vie ! avec les musiques classiques qui accompagnent les ballets bien sûr. Aviici j’adore, je ne m’en lasse pas, les remix en boîte sont toujours au top en plus. The fray je connais moins bien mais on a l’air d’avoir les mêmes goûts donc je te fais confiance. »

C’est vrai que c’était une sincère harmonie des mélodies dans leur playlists respectives. La Caucase était ravie qu’elles aient trouvé un pont entre leur hobbys. La bonne volonté d’Alexis pour jouer ses morceaux préférés lui réchauffa le cœur.

« Si tu veux une fois on pourrait faire un duo à l’Opéra ensemble. Sans public, juste pour nous. L’acoustique est vraiment hors norme là-bas. »

Le sourire d’Esmée s’élargit à cette idée. Ensemble, en rythme, avec les planches en bois de chêne et la piano à queue véritable. Il fallait qu’elle trouve le moyen de convaincre se professeure de lui donner l’autorisation le plus rapidement possible. La ballerine avait l’intuition que si Alexis était dans les parages, elle serait capable d’améliorer encore sa performance. D’autant plus que ce serait surement une des prestations les plus agréables qu’elle aurait l’occasion de faire.

Avec détermination, elle tendit son auriculaire en direction de la brune. La Caucase n’aimait pas spécialement les contacts physiques mais elle était submergée par l’excitation de se produire ensemble. Elle avait envie, de façon puérile et honnête, d’avoir l’assurance que ce projet ne resterait pas un tas de mots oubliés.

« Si tu es d’accord, on peut se promettre de le faire ce duo. Je tiens toujours parole auprès de mes amis. »

Elle glissa un clin d’œil à la Ross pour lui confirmer que c’était bien leur cas – elle commençait juste à comprendre que cette dernière préférait qu’on la rassure. En rangeant ensuite son cellulaire, la brune se rendit compte de l’heure. L’après-midi risquait de se terminer avant que les deux filles n’aient sérieusement ouvert un cahier. Chose que la brune ne pouvait pas vraiment se permettre étant donné qu’elle avait tout de même poser son après-midi exprès pour travailler sur sa passion. Un peu gênée de couper court à leur discussion, la Caucase mentionna ses impératifs à sa camarade.

« Le temps file à une vitesse avec toi ! Il va vraiment falloir que je travaille un peu sinon je vais me faire taper sur les doigts à la leçon de ce soir. On continuera samedi et par texto si ça te va ? »

La Roses et Ombres chercha une trace d’irritation dans le regard de la brune, soucieuse de ne pas avoir l’air désagréable. Elle retourna ensuite s’asseoir à sa place et se saisit cette fois d’un livre qui traitait des courants de la danse classiques et des ballets les plus célèbres inventés à ce jour. Elle leva brièvement les yeux sur une Alexis studieusement plongée dans ses propres cours. Elle eut un petit sourire. Elle avait de la chance d’avoir fait sa rencontre et espérait que leur relation avait beaucoup d’avenir.