Pensées cotonneuses, tête dans le brouillard, la douleur pourtant, parvient à vriller son crâne.

Malgré ses paupières mi-closes, la lumière pénètre au travers de ses pupilles, avec le tranchant d’un scalpel : et Ephraïm la foudroie parfois du regard. Comme si cela allait réduire l’intensité des néons. Les bras se croisent sur son torse, il replie l’une de ses jambes, serre les mâchoires dans un grognement. Il n’est pas comme Uriel : il est incapable de rester en place. Ses yeux vont jusqu’à la fenêtre, il se sent étouffer, entre ces murs.

Il n’est couvert que d’un pantalon ample et d’un t-shirt sans manches, sur sa table de chevet, un livre dont il a caché la couverture. Un de ces romans d’amour, une histoire à l’eau de rose, qui allège un peu les heures passées ici. Un peu de couleur dans ces temps si sombres. La menace d’une guerre qui pèse comme une épée de Damoclès… Dans son esprit, sont ressassés les menaces susurrés et atrocités monstrueuses, dans ses rêves, reviennent les visions des corps difformes, des sons alliant raclement, sifflements, grognements, insultes et rugissements, les sensations, d’être une vulgaire proie, entouré de prédateurs.

Lorsqu’il a dû s’agenouiller, devant l’homme armé d’un fusil, la peur d’être exécuté.
Le sang, de sa tête éclatée, la terreur de vivre, ses derniers moments, les tout derniers instants, les pensées qui vont, à sa famille, à Ilya, à lui et tout ce qu’il n’a pas pu vivre. Ressac, de l’impuissance, des angoisses, d’une colère qu’il enfonce au fond de ses viscères. Ravaler, sa rage, ne sert à rien, il sait qu’elle va toujours finir par remonter à la surface. Ses mains empoignent l’un de ses coussins pour le tordre entre ses doigts. Défouler, ce trop plein d’énergie, laisser la tension, s’évacuer.

Il pense, à ce salaud d’Hazgar qui n’a probablement rien eu, à Elyas, qui l’a déçu. Elyas, qui n’a pas « eu le temps » d’écouter ses propres hommes, qui leur a dit, qu’il y avait plus important. Plus important que ce qu’il pouvait ressentir ? Plus important que son choix, d’être loyal au dépit d’être honorable ? Ses lèvres se retroussent et dévoilent ses dents. Il l’a senti absent. Trop occupé, à « surveiller » Hazgar qu’à être auprès de ses soldats. Ne le dit-on pas, traître ? Jusqu’à présent, Ephraïm a toujours pris sa défense, mais aujourd’hui, il doute, pour la première fois de sa vie, il doute de celui qu’il a assuré servir. Sa confiance, trahie. Il s’est senti abandonné par lui.

Ephraïm a été informé des conséquences de leurs actions ; après avoir trahi la Loi, le Capitaine n’aura qu’à se tenir tranquille quelques temps, alors que ceux qui ont accepté de le suivre, devront se charger de nettoyer… Une humiliation qu’il est prête à accepter, bien qu’il trouve qu’elle est bien légère pour ce qu’ils ont osé faire. Et qu’elle n’est à la fois, pas juste : comment peut on ainsi punir ceux qui préfèrent servir un Homme, qu’obéir à la Loi ? La Loi est pourtant la même pour toustes. Et n’est ce pas à Elyas d’assumer la responsabilité de ses décisions ? Ne s’en était-il pas porté garant ? Non, il s’en est dédouané dès l’instant où il leur a dit de décider pour eux-mêmes, ce qu’ils allaient faire. Sans attendre de justification, sans s’intéresser à leurs raisons.

Comme s’il était si simple, de désobéir à une figure d’autorité de la Milice et d’abandonner les siens.

Ephraïm est frustré, d’assister à une injustice face à laquelle il ne peut rien faire. Il ramène ses jambes contre lui et les entoure de ses bras. Lui qui croyait que la Milice assurait la Justice – la vraie. Pas celle qui s’adapte pour flatter les égos, pour éviter de fâcher « les mauvaises personnes », celle qui préfère punir celleux qui obéissent, que celleux qui dirigent. Il ne s’est pas réellement senti appuyé par sa direction.

Incertitudes profondes, insécurités viscérales, doutes nouveaux, petites graines plantées par son frère, par son envie, de se détacher de la Milice, comment un homme comme Uriel, partageant ses valeurs, a pu se détourner de cette voie ? Probablement car elle ne lui permettait plus de faire ce qui lui semblait juste. Et Ephraïm se sent à son tour, à ce carrefour. Ce ne sera pas le dernier, mais il s’agit bien du premier qu’il rencontre. Qui le fait douter de lui et de ses engagements. Ses yeux finissent par se diriger vers le lit à côté, où un grognement l’avertit qu’Elle s’éveille…

_ Capitaine Warnke… Vous allez bien ?

Il demande, avec une hésitation. Cette femme dirige l’Unité où son frère se trouve… Se trouvait. Il éprouve un certain respect pour elle. Et en ces temps de doutes, autant s’accrocher à ses repères.

Dans le plus fort de la tempête, il est plus prudent de se tenir aux rochers, qu’aux bois flottants. Les inconstants, ceux qui bougent selon les courants.

Ephraïm ressent toujours un curieux soulagement à la vue des corps qui s'éveillent.

Une part en lui, convaincue qu'il s'agit toujours d'un miracle : d'ouvrir les yeux malgré les blessures.

Uriel était autrefois solide, assidu dans ses entraînements ; bon réflexe, endurant, puissant. Il a suffi de quelques coups mal placés pour l'achever, pour le réduire à n'être qu'un légume tant d'années. A cette pensée, sa main se lève pour effleurer l'arrière de son crâne. La douleur qui déchire son crâne le convaint de rabaisser ses doigts. Fièrement, il retient une grimace, sans réussite. La remarque de Quill lui fait détourner les yeux…

A croire que les Kurusu n'ont pas payé suffisamment leur tribut de sang.

Depuis 7 générations, ils ont dévoué leur vie à la justice et à la protection. A servir la Milice et la population. Ephraïm s'est investi, non seulement par tradition, mais aussi par vocation.

Il connaît les risques, pour les avoir vus de ses propres yeux, pour les avoir vécus. C'est peut être ce qui lui a fait si peur, quand on lui a demandé de s'agenouiller. Quand l'homme armé s'est glissé dans son dos. Ces quelques secondes à se demander, ce qu'on allait lui faire, à se dire, qu'il allait crever, l'image revient, s'impose, quelques secondes, ses mains sont moites, les larmes montent, à ses yeux.

Tétanie des muscles, souffle coupé, les mains finalement serrées sur les draps, quelques longues secondes sont nécessaires, pour revenir au présent. Il essuie son front humide d'un revers de manche et déplie ses jambes, les bascule par-dessus le lit. Ephraïm redresse les épaules, pose les mains sur ses cuisses, il veut se tenir droit pour son rapport.

[color:9226=#536FDE_Ca] pourrait aller… mieux…

Ephraïm regarde ses mains. Ses poings serrés. S'efforce de déplier ses doigts.

_ … Mais je suis chanceux. Je m'en suis sorti.

Constate-t-il d'une voix atone. Le corps d’Uriel sous les yeux, de son corps tuméfié, fracassé, méconnaissable, déformé par les hématomes et les blessures béantes, lui, ça va, il n'a eu que l'arrière du crâne ouvert, il est encore capable de parler, de se lever, de bouger, il est encore conscient, il est encore, vivant.

_ Nous étions en patrouille sur la plage. Apparemment, il y avait du mouvement plus loin sur l'océan… Notre Capitaine a décidé d'y jeter un oeil.

Une tension naissante au coin de sa mâchoire, il ferme le poing.

_ L'on nous a ordonné de rester ensemble. Sans attendre davantage d'instructions, nous avons rejoins le bateau… Hazgar Matkovic nous avait précédés. Il a dit qu'il nous accompagnerait, notamment pour s'assurer “qu'on ne lui vole pas la vedette”...

Cite Ephraïm, ses doigts reproduisant les guillemets.

_ … Le Chef de la Sécurité a décidé que nous devions nous rendre sur une île, en dehors du territoire légal que nous sommes en droit de parcourir. Le Capitaine a demandé l'autorisation à notre Générale, mais avant de recevoir sa validation, il a décidé de suivre Monsieur Matkovic.

Ephraïm détourne la tête. Malgré la douleur qui vrille son crâne, ses jambes se balancent dans le vide.

_ Ca m'a mis la hargne. J'ai tenté de protester, mais on a su bien me rappeler que je n'étais qu'une Unité. J'avais le choix : suivre et obéir ou m'en aller. J'ai décidé de rester avec mon Unité car il s'agissait de l'ordre donné par la Générale… Mais franchir la Loi…. m'a coûté.

Ses mâchoires se serrent. Ses mots sont moins articulés, plus machés.

_ Qu'est-ce qu'on vaut en tant que Milicien… Quand on suit pas la loi ? Quand on n'en fait qu'à sa tête ? Tout ça pour suivre un… Un Homme qui a été destitué de son rang pour des raisons que l'on connaît tous. Je n'avais pas confiance en lui et ces décisions qu'il nous imposait : qu'est ce qu'il savait mais qu'il refusait de nous dire ? Et dans quoi allait il nous embarquer ? Je craignais qu'il ne nous force à trahir notre maison - ce qui est sûr, c'est qu'il m'a fait trahir une de mes valeurs.

Les jointures de ses doigts sont blanchies. Malgré sa volonté d'être objectif et impartial, il ne parvient pas à voiler la colère qui assombrit son regard. Les muscles tendus, se gonflent ; dans ses veines, afflue un sang brûlant. Ses yeux bleus se sont noircis, ses sourcils se sont froncés.

_ … Nous sommes arrivés sur l'île pour y commencer l'exploration. Rapidement, la situation a dégénéré : nous avons été attaqués par un groupe armé. De personnes dotées de doubles âmes. J'ai été pris en chasse par une femme dotée d'une âme reptilienne et celle d'un fauve probablement… J'ai réussi à la vaincre.

C'est sa fierté.

Que lui, herbivore, l'ait emporté sur un double prédateur.

Comme un doigt d'honneur, à ce Hazgar et toustes celleux qui croient, que les proies sont incapables de se défendre.

_ … Mais ce groupe n'était qu'une petite partie d'un groupe plus important encore. Rapidement, nous avons été encerclés et on nous a ordonnés de ne pas bouger…

Ephraïm ferme les paupières. Son visage, perd progressivement en couleurs.

_ Ils étaient nombreux. Armés. Notre Capitaine leur a obéi. Mais j'avais pensé à emmener une fusée de détresse sur moi. Je nous voyais… Condamnés. Dans le meilleur des cas, ils nous exécuteraient. Dans le pire, ils nous emmèneraient pour nous torturer. Ils ont parlé… D'une guerre. Que notre Peuple leur aurait nui, qu'on aurait mis notre nez dans leurs affaires, il y aurait eu une histoire avec une scientifique qui nous a rejoins, et un truc du genre, “AUBE ne se rendra jamais”... Je ne me souviens pas de tout précisément, j'étais… galvanisé par le combat…

Il baisse la tête et longe songeusement ses mains de ses doigts.

_ J'ai pris la décision de tirer la fusée de détresse pour alerter de possibles alliés sur notre position. C'est ce qui m'a valu le coup que j'ai reçu…

Ephraïm effleure l'arrière de son crâne sans le toucher.

_ Mon Capitaine a regardé.

Qu'il murmure.

_ … A la fin, les autres équipes sont intervenues pour nous sortir de là. J'ai été pris en charge par l'équipe médicale.

Et une fois de plus, son Capitaine s'est contenté - de regarder.

Pas le temps pour ses états d'âme, pas le temps d'aller le voir, pas le temps pour ses unités. Ephraïm s'est senti trahi et abandonné. Craignant presque qu’Elyas, ne soit du côté d’Hazgar. Après tout c'est lui qu'il a suivi sans discuter.

_ … J'ignore quelles ont été les sentences du Chef de la Sécurité. Celle de notre Capitaine, c'est de s'occuper d'affaires moins importantes. Moi, faire le ménage ; nettoyer encore une fois la merde des autres.

Qu'il gronde,avec une légère aigreur dans la voix.

_ Cette sentence est méritée. Nous n'avions pas à franchir la loi. J'ai fait le choix de suivre mon Capitaine, au dépends de tout le reste. Mais tout ça… ça me laisse un goût amer.

Un goût métallique.

Le goût du sang.

_ Et vous…? Comment ça s'est passé ?