C’est un appartement de célibataire.
C’est bien parce que ce le répéter n’a pas fait disparaître la curiosité déplacée de ton regard. Il n’y a pas d’odeur de lessive à lavande ou de bougies au spéculos, le silence n’est jamais meublé par autre chose que le son de l’enceinte, le frigo est jonché de portions individuelles qui occupent difficilement plus de la moitié de l’espace et la salle de bain ne compte qu’une seule brosse à dent.

Tu n'as pas fouillé.
Simplement, tu viens ici de temps en temps, aux premières gelées quand les canalisations font des siennes, l’été pour dérouiller le vieux climatiseur. A l’évidence, tu viens quand on t’appelle, la petite mallette rouge brique pendue au bras gauche, et tu ne fais pas de chichis sur l’heure ou l’urgence. Bout à bout, si notre foyer nous reflète tu peux dire d’Elyas qu’il est célibataire.

Du grand cube brillant, dont tu as extrait d’abord l’intégralité avant de couper l’eau et plonger dans la tuyauterie, tu retires ton visage, taché par un peu de flotte grisâtre. Tu le cherches du regard.

Pourquoi t’es célibataire ? De but en blanc. Et tout embarras effacé derrière la canette de mousse, il y a une moustache blanche sous ton nez, que tu soulèves du plan de travail pour t’asseoir confortablement en tailleur.

Les yeux, bleus et translucides, te fixent avec une insistance surprenante. Penaud, tu baisses les tiens sur le canon, tes paumes serrées sur l’aluminium froid que tu ramènes dans l’espace entre tes cuisses. Tu imagines répéter la question. Pourquoi t’es célibataire. Si les yeux d’Elyas veulent bien s’agrandir un peu plus pour devenir deux soucoupes, semblables au regard ahuri des hiboux d’Arc-en-Terre, alors il faudra renoncer à la curiosité polissonne de tes manières. Mais la gorge racle, une réponse déglutit à contretemps, et toi tu rignoches.

Ta main presse le flanc de l’enfin brillant et vidé. Tu y mets le même soin qu’un docteur, précis et attentif, et lèche la mousse restée collée au duvet de moustache. Si ça c’est un lavabo, pas étonnant qu’il soit cassé tous les quatre matins. Un clin d’œil, la malice réhaussé d’un sourire. C’est un peigne que je dois chercher dans le conduit ?

Krevitz, borné, tu n’as pas oublié sa question. Elle est là, entre tes méninges, elle gratte, chatouille, interrompt l’écoulement naturel de tes pensées. Parce que ce n’est logique. Une goulée pour faire passer toutes les évidences en sous-titre de cette déclaration. Capitaine. Droit et sensible. Intelligent. Facile d’accès. C’est dans tes yeux. Un nouveau coup de langue, ton index frotte distraitement une tempe alors que tu dévisages la plafond, blanc sain. L’envie d’être aimé. Tu t’auto-acquiesces, un hochement certain, et laisse quelques gorgées supplémentaires rejoindre le fond de ton gosier.

Tu te penches en avant, te laisse retomber plus confortablement conte les portes de placards et les genoux se déplient, exhibés à travers les trous d’un jean usés.

Alors, pourquoi t’es célibataire ?

Tes mains le savent, tu peux la poser cent fois que la réponse ne sera pas plus satisfaisante.

Embarrassées pour toi sans doute, tu peux les sentir frotter ta nuque, fort.

Il tousse Elyas.
L’embarras chez lui ça ressemble à un mauvais rhume, menace de renâcler dans le nez et de se dévider en postillon. Tu aimerais l’arranger, lui qui semble toujours si apaisé et facile, trouver un geste qui rimerait avec ça va aller. Tes mains se tortillent sur la canette, y pianotent un morse étrange, peut-être : Je suis désolé. Je ne voulais pas que tu t’étouffes. Eh. c’est bon maintenant on peut passer à autre chose. Mais la curiosité, la lueur revêche au fond de ton regard, n’en démord pas.

Igor n’est pas psy. Si tu devais retaper des gens il y a fort à parier qu’il faudrait inventer une espèce cyborg, tu hausses un assentiment d’épaule à l’idée, un sourire contrit aussi.

Qu’est-ce qu’il en sait ?
Parce que depuis le départ, Krevitz pose la mauvaise question. Celle un peu tordue : pourquoi le vélo ne va plus vite ? alors qu’il faudrait demander, aux clients un peu timorés, pourquoi vous ne pédalez pas plus vite ? Quand Elyas le dit à voix haute, ça semble plus clair, et la tête se balance avec humeur.

Il n’aime pas avoir tort.
Il ne sait pas trop quoi faire, quoi dire, il lance un regard à la machine à laver, sa vieille copine, et à l’évier au-dessus, qui n’ont pas beaucoup plus d’opinion qu’un soleil levant, même s’ils sont plus beaux à tes yeux.

Je me mêle de ce qui ne me regarde pas c’est ça ? Parce qu’on te l’a déjà dit que tu étais invasif, voir blessant, à te mêler de la vie des autres avec un avis bien tranché, ta logique affutée. Les paupières fermées tu soupires en entendant le grincement de la porte du frigo. Tu trouves ça absurde toute cette crispation autour de l’intime, il ne pas prendre feu ou exploser comme une machine pourtant, alors pourquoi autant de prudence. J’ai pas fini... Mais conscient de l’impair de le dire, tu termines ta canette à grandes goulées, étouffes un rot en abattant le poing fermé sur ton torse, ça fait mal mais au moins ça descend. Oui je veux bien steup. Elles sont bonnes tes bières, elles coûtent chers ? Parce que c’est une autre chose que tu peux dire d’Elyas sans avoir peur de te tromper : il a les moyens. Ca ne te dérange pas, tu trouve ça aussi hasardeux que l’âme la distribution des richesses. Mais l’âme, c’est plus interessant que l’argent pour toi.

Tu ouvres la nouvelle canette avec une précipitation de début d’ivresse. Ta paume vient se refermer autour de l’épaule dense du milicien, pour créer un lien avec son corps, ses yeux et sas tête, involontairement, c’est comme ça qu’on fait chez toi. Alors. C’est quoi ton genre ? Et tu souris parce qu’avoir trouvé une nouvelle question t’évite d’avoir à admettre que la première ne vous menez nulle part.