Les hauts talons ébènes claquent avec maîtrise contre le pavé propre.
Fleur ne tremble pas, ne tangue pas, ne divague pas.
Fleur aussi sobre qu'au premier jour, elle n'est ni fière ni ravie ; elle va devoir y remédier, pousse sans ménagement la porte battante de son bar préféré, refuge de tous les piliers. Un sourire éclaire soudainement le minoie blasé, un brin soulagé. L'odeur du vieux cuir s'emmêle aux relents nicotine qui la suivent encore, alors que le faible éclairage lui va bien mieux au teint, selon elle. Une journée aussi dure que les autres et que toutes celles qui suivront, mais Fleur ne dira pas non à son péché mignon, vient poser ses fesses recouvertes d'un tailleur bon marché sur une grande chaise haute, évente son chemisier du bout des doigts en tirant la langue sous la chaleur. Une tenue de travail aussi sobre que son rouge à lèvre rouge sombre attire l'œil. Un hochement de têtes à quelques habitués, quelques serveurs qui sourient déjà en la voyant s'installer. Fleur ne fait pas vraiment attention mais elle croit apercevoir Jeff ) l'autre bout dans son tablier de serveur - Jeff est son préféré, celui qui prépare les cocktails comme personne.

Les tables sont dénigrées au profit du bar, l'ours les coudes contre le vieux bois et le menton entre les doigts. "Hmm un mojito Carla s'il te plait !" Elle n'a pas vraiment besoin de réfléchir, la carte est incrustée en lettre d'or jusque sous ses paupières closes. Elle l'a connait par coeur.

On s'installe à ses côtés, la brune n'y fait pas bien attention, occupée à tenter de défroisser la manche de son chemisier pâle, les sourcils froncés comme si l'action méritait bien toute son attention en attendant sa boisson.
Ah, c'est à elle qu'on parle. Le minois se redresse, peu convaincu. La confusion grandit en apercevant le jeune homme venu s'installer à ses côtés. Sa tête lui rappelle bien quelque chose, mais quoi ? "Heu bonsoir..."  Voilà qui semble brillant.
Il l'a connait, très certainement. Alors Fleur s'entête à faire marcher les rouages de sa caboches étriquées, démêler les obscures pensées. Ça lui revient un peu, des cheveux blancs et un air condescendant. Des verres avalés à vitesse grand V. Du baratin, ils fêtaient quelque chose peut-être ? Un mal de crâne nostalgique, oh ! L'arcade sourcilière fendillée contre le bord du marbre, le bar même auquel elle est accoudée en ce moment même.

C'est un peu gênant, Fleur se tortille sur son siège, jette un regard derrière elle, comme si Jeff ou n'importe qui d'autre allait pouvoir la sauver de cette situation absolument gênante. Elle ne se souvient même pas de son nom, mais à bien en tête ses anciennes jérémiades alcoolisées malgré le brouillon de ses pensées. Peut-être a-t-elle raconté sa vie sans considération aucune pour son pauvre entourage, avant la catastrophe. A moins qu'elle n'est fini par pleurer toutes les larmes de son pauvre corps dans le t-shirt du bon samaritain.
Elle ne se souvient plus non, elle ne se souvient plus très bien. Seulement de l'intense gueule de bois le lendemain matin, des légers points de sutures contre la chair. L'impression de se réveiller en enfer.
Encore une grimace, Fleur préfère imiter les autruches et leur capacité, dit-on, à enfouir leur tête dans le sol.  "Vous devez me confondre avec quelqu'un d'autre, désolée." Un sourire innocent ou pointe une politesse exécrable. Le visage se tourne en direction du bar, comme si la conversation devait s'arrêter là.
Elle a oublié Fleur, et comme pour le reste de son existence, elle ne tient pas spécialement à se rappeler.

Elle sait reconnaitre Fleur, les ennuis lorsqu’ils frappent à sa porte, se présentent en beau costume sombre sous un sourire avenant, pétillant de faux semblant. Il ressemble au démon dans les songes, aux rapaces qui sèment le vent ; Fleur la tête rentrée dans les épaules regarde partout sauf dans les prunelles bleues qui lui rappellent tant sa propre déchéance, ses gueules de bois sans fin, sans lendemain.

Elle renifle, désagréable en faisant tourner son verre entre les pattes. « Je finis toujours bourrée et mal en point, ne te sens pas si spécial. » Mais l’hôpital dans les bras d’un parfait inconnu, elle se l’avoue, c’était une première. Elle aurait préféré que ce soit Wren comme un chevalier servant, elle aurait préféré que ce soit Elliot, pour la sermonner sur son comportement désastreux. Tout lui revient, plus ou moins maintenant, mais l’ours fait mine de contempler son verre, de n’en avoir rien à faire. Juste un haussement d’épaule. « Peut-être que j’aime bien les hôpitaux. »  C’est faux, Fleur n’aime pas grand-chose si ce n’est le tabac, les cocktails sur la plage et les fêtes qui ne finissent jamais.

« Pas la peine. » Et se remémorer une soirée dont elle voudrait tout oublier ? Jamais. Une grimace et elle relève enfin la tête dans un froncement de sourcil. A son tour de pointer l’insolent d’un ongle fraichement manucuré mais déjà écaillé. « Quoi, j’ai gâché ta petite fête d’anniversaire ? Il n’y avait même pas de bougie et tout le monde avait l’air de se faire chier, excuse moi d’avoir égayer cette soirée avec ma superbe personne, imbibée d’alcool certes, mais superbe quand même ! » Elle se montre alors du doigts, le rouge à lèvre criard, les cernes sous les yeux et le costume un peu froissé. Fleur n’est pas superbe, elle est poissarde, désolante, affligeante.

Dans un énième soupire, elle tente un sourire convenu, un peu trop polie peut-être. « Ok je t’en dois une ? Que dirais-tu d’un verre ? Ah mais t’en as déjà un, c’est bête, on n’a qu’à dire que ma dette est payée dans ce cas-là. » Vraiment, c’est dommage. Alors Fleur s’en retourne à son verre, une gorgée après l’autre, tenter d’ignorer la présente pesante à ses côtés. Ça sent la neige et le piaf, ça sent les problèmes à plein nez, elle préfère se méfier.

Fleur a la grimace facile, les lèvres crispées et le regard dévié ; les péchés si peu subtiles qu'elle désespère un peu d'avoir à les cacher. Non ce n'est pas bien d'avoir la tête en vrac, le ventre retourné et les jambes qui ne soutiennent plus grand chose. Non ce n'est pas bien, de boire encore et encore jusqu'à en oublier ce qu'il y avait dans le verre. Fleur n'est pas très fière, détourne la tête vers le reste du bar, comme si elle n'avait pas entendu la remontrance. Comme si sa mère ne lui répétait pas déjà les mêmes. Comme si elle ne remarquait pas les regards outrés de son chef, parfois lorsqu'elle laissait derrière elle une odeur de rhum dans les couloirs bondés.

Les yeux roulent vers le ciel, l'ours se fiche bien de cette soirée à peine organisée dont elle ne se rappelle que des brides : la conversation sur le hareng en boite, le chant nasillard quand une chanson d'amour passait dans les enceintes hors de prix. Le goût de la vodka contre la langue, courant et si tentant. "Il faut être réaliste, une fête pourrie reste une fête pourrie."
Fleur, elle se fiche bien d'envenimer les choses, harceler les névroses. Elle préfère avoir raison, ne pas demander pardon.

Un brin outré, la langue claque et la brune se penche pour pointer un doigt insolent vers la frimousse de l'autre, les sourcils froncés et l'air de ne pas vouloir se démonter. "Et puis quoi encore, faut que je repasse tes chemises et que je noue tes cravates ? T'es quoi, un gosse de riche, fils à papa incapable de se faire un café sans une jolie secrétère à ses côtés ?" Elle recule, le nez froncé de dégout. "Faudra que je dise tenez monsieur, vous êtes merveilleux monsieur et que je batte des cils en prenant les prochains rendez-vous comme une secrétaire ?" Elle renifle, balaye tout ça d'un revers de main pour se concentrer sur sa boisson, engloutir la moitié d'une immense gorgée.

"Si ça se trouve, t'es autant directeur que moi je suis Gouverneur." Si ça se trouve, ce sale type travaille à la déchetterie du coin, Fleur ne se laissera pas avoir, les épaules droites et le port un peu digne malgré le rouge à lèvre criard qui bave déjà contre le verre, la chemise froissée soudain remontée sur les avants bras comme si elle comptait en venir aux mains quand bien même elle pleurerait pour un ongle cassé.

Ce type l'énerve, l'arrogance revêtue comme une chape dorée, l'inaccessibilité au fond des prunelles claires. Fleur irritée, les commentaires balayés après une énième gorgée ; peut-être parviendra-t-elle à s'enivrer assez pour faire semblant d'apprécier la conversation. Un directeur vraiment ? Elle hausse les épaules car elle n'y croit pas.

"Quelle gêne ? Je ne suis pas gênée, moi. Tu demandes ça à toutes les femmes que tu croises ? C'est une technique de drague habituelle je dois l'admettre, mais franchement nulle."

Elle passera sous silence les insultes dissimulées dans les vils paroles de l'autre. Fleur, inutile ? Oui. Mais les autres n'ont pas à le savoir. Fleur parfois, elle fait de son mieux pour simplement se lever le matin, arriver à lever un petit doigt, celui qu'elle pointe maintenant vers son interlocuteur en manquant de s'étrangler. 3 jours ??! "Non. Désolée chéri je suis trop bien pour toi."

Et puis elle réfléchit, le museau froncé. La tête tangue à gauche et à droite. "Je pourrais effectivement te servir le café une ou deux fois si j'avais quelque chose à y gagner. Mais tu n'as pas grand chose à part de l'arrogance et une langue bien pendue." Le regard se perd sur le bar. "Ou alors, je peux te payer ton verre finalement." C'est peut-être plus envisageable que 3 jours d'esclavage. Peut-être arrivera-t-elle même assez à le saouler pour qu'il préfère s'éclipser dans une brume alcoolisée.