Des tas de dossiers qui s'empilent sur le bureau, que tu prends le temps de lire, relire parfois, entre deux tasses de café. T'as encore fait nuit blanche sans t'en rendre compte, et c'est la vibration de ton portable dans un coin du bureau qui attire ton attention. Un regard sur l'heure affichée, tu soupires, fatigué. Il est si tôt pourtant mais t'es censé commencer dans deux heures et avoir quitté il y en a sept, au moins. Parfois t'es quand même drôlement désespérant, tu sais.

Rire nerveux à cette pensée, tu te lèves pour t'étirer de tout ton long avant de finalement prendre tes affaires et quitter la pièce. T'as encore un peu de temps alors tu vas en profiter pour rentrer chez toi et te doucher. Le hall du bâtiment est quasiment désert à cette heure de la matinée, t'en profites pour échaper plus facilement aux rares collègues présents.

Dehors, la brise légère te fait un bien fou et tu te surprend à penser que si t'avais su t'aurais peut-être remballé tes dossiers plus tôt -même si l'idée seule te semble invraisemblable.

— Eh, bonne nuit cap'.

Tu sursautes comme un gamin prit sur le fait d'une bêtise. Nulle doute que tu connaisses cette voix railleuse, alors tu ne t'étonnes pas, quand tu te retournes, de tomber sur Darren, ton second, une clope au bec près des cendriers. T'étais tellement pressé que tu l'avais pas vu mais il a pas l'air de s'en soucier.

Petit rire gêné qui passe tes lèvres, t'as les mains dans les poches et la tête en vrac mais c'est pas grave, vous aviez l'habitude depuis le temps.

— T'es déjà là ?
— Faut bien que je vienne plus tôt pour te mettre dehors, y a personne pour le faire sinon.

L'esquisse mutine au bout de ses lèvres, il lève la tête pour recracher la fumée en l'air avant de saupoudrer la cendre de sa cigarette dans le cendrier. Ça t'arrache un ricannement léger et un sourire amusé.

— Commence pas comme ça où tu vas finir comme moi avant même de t'en rendre compte.

T'hausses les épaules, faussement dramatique.

— Et là y aura plus personne pour nous stopper crois-moi.
— Y aura toujours la grande patronne !

Quelques rires qui s'échangent avant qu'il te laisse filer non sans une dernière petite moquerie. Tu lui fais signe du dos de la main tout en marchant avant de la remettre dans ta poche et de disparaître au coin de la rue. Le chemin jusque chez toi n'est pas si long, une quinzaine de minutes tout au plus pour quelqu'un qui marche vite chez toi. À deux pas de brise-coeur, tu peux pas t'empêcher d'observer la ruelle dès lors que tu passes devant.

T'as l'irrépressible envie de t'y rendre encore -loin d'avoir fait la paix avec ton passé, t'as encore des choses à régler là-dedans. Mais aujourd'hui t'as pas le temps, alors tu lâches un soupir résigné avant de te détourner et d'arriver finalement chez toi. Un duplex spacieux au deuxième, avec un grand balcon et une baie vitrée toujours rigoureusement nettoyée par ta gouernante. Tu trouves d'ailleurs un mot sur la table basse du salon, près d'un plat de viennoiseries soigneusement emballées. Sourire qui s'étire tandis que tu viens défaire le papier pour prendre un croissant à la framboise, tes préférés elle le savait, tu l'engloutis rapidement, satisfait, avant d'emballer le reste et de filer sous la douche.

T'en ressors réveillé et presque aussi frai qu'après une bonne nuit de sommeil. Rapidement habillé, tu décides de te faire un café avant de repartir au qg. Évidemment, t'arrives en avance -l'ironie quand on sait que t'y as passé la nuit-, dépose le plateau de vienoiseries aux agents d'accueil ravis non sans en reprendre deux au vol et Darren t'accueille avec ses plaisanteries habituelles. Le roulement des équipes se fait sans encombres pendant que vous faites le point tous les deux dans ton bureau. L'heure du briefing matinal arrive bien vite et tandis que tu te postes dans la grande salle face à eux tous, décidé, ton bras droit décide de faire irruption pour t'évincer et le faire à ta place.

— Profites-en pour dormir vingt minutes, t'es de ronde ce matin.

Soufflé à l'oreille, le sourire toujours aussi mesquin.

S'ils ne vous savaient pas meilleurs amis depuis des années maintenant, la scène aurait pu être surprenante pour le reste de vos équipes. Mais tous ici savaient que Darren était sûrement le seul à pouvoir se comporter comme ça avec toi. C'est bien pour ça que tes gestes sont presques théatraux quand tu t'écartes pour lui laisser finalement la place, résigné. T'en profites pour chercher ton partenaire du jour, que tu trouves assez facilement malgré la foule, avant de t'approcher de lui tranquillement.

— Bonjour !

Pas si fort non plus, histoire de ne déranger personne.
T'apprécie te fondre dans la masse après tout, l'un des privilèges d'avoir un bras droit aussi compétent que Darren.

Il est toujours si poli Jean, ça te fait étirer un sourire alors que tu le sens un peu hésitant. C'est vrai que toi, à sa place tu ne saurais pas vraiment non plus où porter ton attention alors tu te contentes d'écouter et de le laisser en faire de même. De temps en temps le regard qui dévie sur les silhouettes de vos collègues, sur la sienne, dont le profil semble si concensieux. T'as toujours apprécié faire équipe avec Jean pour cette raison après tout. Et la pensée te vole un nouveau sourire, plus léger, tandis qu'un peu plus tard s'achève finalement cette si longue mais nécessaire réunion.

Une oeillade à Darren qui te tire sa révérence d'un signe de main surjoué pour ensuite s'éclipser, tu ricannes un instant, avant de souffler tes pensées.

— Quel enfant..

La niaiserie étirée à tes lèvres qui s'efface bien vite quand ton collègue s'adresse à toi. Pas tout à fait surprit, tu te détournes pour lui faire face toi aussi -c'est que t'avais presque oublié, l'esprit ainsi dissipé. Pourtant le sérieux reprend bien vite un peu d'espace et tu l'invites à marcher tranquillement.

— Oui ne t'en fais pas.

Petit rire tranquille qui s'échappe.

— J'ai déposé des croissants à l'accueil tout à l'heure, tu pourras en prendre un si ces gourmands n'ont pas déjà tout mangé.

Tu ne dis pas que tu n'as quasiment rien avalé mais que ça va, tente à la place de noyer le poisson à coup de bonne humeur et de plaisanteries. Bien sûr tu ne doutes pas que la moitié au moins des personnes bossant ici sache que tu passes plus de temps ici qu'à vivre en dehors mais tu ne veux inquiéter personne, toi, alors tu n'en parles pas. Seulement à Darren lorsqu'il le faut et que tu ne tiens plus. Les autres, tu préfères les laisser tranquilles, les pauvres ont déjà bien assez à faire que s'occuper de toi.

— Et donc, tu apprécies le matin c'est ça ? C'est vrai que c'est plus sympa, les couleurs sont belles et hm. J'ai toujours aimé la ville au réveil, c'est un peu comme au début d'une vie..

Les premiers pleurs, les premières couleurs avant les douleurs. La brise fraîche qui vient oxygéner les poumons. Le matin construit l'avenir et anime les vies, c'est pour ça que tu les aimes tant toi aussi.

— Excuse-moi je divague. Tu veux un café sur le chemin ?

Vous passez la salle de réunion pour vous retrouver bientôt dans le hall d'accueil. Petit signe de main aux agents qui vous sourient -t'espère qu'ils ont encore des croissants, au cas où.

Le café qu'il te désigne et sa remarque t'arrache un sourire franc et amusé.

— Tu as bien raison ! Vaut mieux ne pas en abuser.

Tu lui accordes, sans avouer pour autant que tu faisais sûrement partis de ceux qui en buvaient le plus ici. T'imagines que les bruits de couloir et les poubelles pleines de gobelets dans ton bureau parlent pour toi alors tu préfères ne pas en rajouter. Rapide passage à l'accueil où les croissants se font absents, tu plaisantes un instant avec ces secrétaires bien trop gourmandes avant de les laisser retourner à leur travail et toi au tien.

L'air frai du matin alors en douce brise contre ta peau, tu laisses échapper un discret soupir satisfait. Il ne te fallait pas bien plus finalement qu'un peu de vent et de soleil pour te mettre de bonne humeur.

Vous capitaine ?

Posé sur le pas de la porte en plein élan. Tu finis par t'éclaircir la voix à la manière d'un enfant prit sur le fait, petit rire pour masquer la gêne -tu ne l'es pas tant en réalité, il ne s'agissait que d'un réflexe resté de tes jeunes années.

— Ahem. Je mange rarement le matin, mais j'ai fais une exception pour cette fois.

Souvent lorsque tu te sais de patrouille.

— Histoire d'éviter les tentations, tu sais.

Tu laisses une pointe taquine à la fin de tes mots pour venir étirer une esquisse amusée. Tranquillement vos pas vous guident sur le pavé et pour la première fois depuis une peu moins de vingt quatre heures, tu t'autorises à respirer. Inspirer pour de vrai les effluves épicées du marché, l'engouement des artisants et l'effervescence des passants. Il n'y avait rien de plus simple que ça à tes yeux finalement, rien que tu ne chérissais plus que ça, la beauté d'une myriade de vies.

Tout en marchand, le corps détendu néanmoins alterte, tu observais autour de vous que rien ne vienne troubler ces petits instants de paix et les mots étaient sortis naturellement, sans que tu ne sois capable de les stopper.

— Jean, puis-je te poser une question ?

Tu ne doutais pas qu'il acceptes, il ne t'avait jamais rien refusé -toujours avec cette retenue étrange qu'il n'avait que depuis ta nomination, lui qui pourtant était ton aîné. Tu pouvais comprendre bien sûr, même si cela ne te ravissait pas. Enfin, le sujet n'était pas là.

— Qu'est-ce que tu penses de la Milice actuellement ?

Rien que des pensées qui s'envolent comme pour venir se confier au creux d'une oreille aux intentions pures tu le sais. Rien que des pensées qui n'iront jamais plus loin, sous couvert d'une curiosité qui pourrait effrayer, sûrement.

Tu les avais soufflé comme l'on soufflerait une berceuse à un enfant le soir, ces mots. Une question comme une autre pour toi te disais-tu -la vérité c'est quelle en avait mais que tu savais que la plupart de tes collègues n'y répondraient pas sérieusement. Ils te murmureraient quelques éloges, de douces paroles pour t'amadouer et peut-être certains seraient-ils réellement sérieux mais tu n'y croyais pas vraiment. Alors en général tu ne disais rien jamais, tu gardais pour toi ton coeur et tes convictions bien au chaud, là où personne ne saurait les en déloger.

Et il avait hésité, Jean. Une seconde à peine, prit de cour probablement, c'est vrai que tu faisais souvent ça. Les questionnements inattendus qui sortaient au hasard de tes humeurs, tu ne sais même pas pourquoi tu lui avais demandé à lui juste là comme ça. Sûrement ta confiance était-elle plus grande que prévue, pour que le coeur se lâche autant cela ne pouvait être que ça après tout, hein ? Pourtant tu ne pouvais pas t'empêcher de te sentir un peu désolé pour lui. Créer le malaise n'était pas ton intention mais il était bien là et pauvre Jean, vraiment, la prochaine fois tu ferais plus attention. Sa réponse néanmoins étire un sourire doux à tes lèvres, quoique teinté d'une amertume légère. T'aurais aimé avoir une foi en la milice aussi forte que la sienne.

Enfin.

Il a les mains soudain qui s'agitent, la voix qui panique Jean et tu ne t'y attendais pas. Laisse la surprise jouer avec tes traits alors qu'il te retourne la question et-

Tu restes interdit, un instant.
Les mots pourtant à ta gorge veulent sortir mais Jean semble trop prit dans ses mots pour le remarquer et la fin te laisse échapper un rire légèrement gêné. Il est faible, presque inaudible mais il faut croire que sa panique a eu raison de toi finalement.

— Jean ce n'est pas un test ! Détends-toi, par pitié. Je- Je suis désolé, j'aurai dû réfléchir avant de parler. Je ne voulais pas t'inquiéter ou quoique ce soit.

C'est juste que-
Juste quoi, Elyas ?

Tu soupires brièvement, le temps de recoller tous les morceaux éparses de tes pensées pour tenter d'en ressortir quelque chose de cohérent et quand tu finis par reprendre, ton regard s'échappe de sa silhouette pour se poser partout ailleurs. Observer la vie sans vraiment le faire et tant que ce n'est pas lui tout va bien. Tu y crois.

— Ça me fait plaisir tu sais, de faire partie de ta famille.

Oeillade jetée à la volée, tu lui adresses un petit sourire avant de reporter ton attention sur les passants. La milice, la famille, c'est un peu pareil pour toi finalement.

— Il n'y avait pas d'intention cachée derrière ma question. Je ne testais pas ta loyauté ou quoique ce soit, c'est juste que les mots ont échappés mes pensées.

C'est souvent le cas avec toi.
Tu te retiens.

— Mais merci. Vous n'êtes pas nombreux à voir autre chose qu'un lâche et un traitre chez moi alors ça fait du bien à entendre.

Ça te redonne confiance en toi, un peu.
Ça te donne la force de faire un pas de plus chaque matin.

— Ceci dit, laisse ta phrase en suspend un instant et l'intonation s'en fait plus tranquille mais plus déterminée aussi. Je ne veux pas que tu me suives aveuglément. Garde l'esprit alerte, sois critique et si jamais un jour vient ou quelque chose ne te convient pas.. Dis-le moi. Quoique ce soit, vraiment.

S'il te plaît.

Regard posé sur sa silhouette, il avait des mots forts Jean, des mots que tu n'avais encore peut-être jamais entendu de quelqu'un d'autre que Darren et ça te faisait du bien. Toi qui pensait avoir surmonté tout ça, tu réalises finalement que le regard des autres t'importait plus que l'attention que tu voulais y accorder. Ça t'arracha un léger pincement au coeur, bien vite effacé à la suite de son petit discours.

Un petit rire s'échappa alors, tandis que tu portais ton regard sur les alentours pour observer.

— C'est vrai que c'est bien un truc qu'il ferait.

Mais Darren malheureusement n'était et ne serait pas toujours à tes côtés.

— Malgré tout, sans penser à moi, oser s'exprimer dans les bons moments est une très importante. Mon grade ne fait pas de moi quelqu'un d'omniscient et encore moins un tout puissant par exemple, tout comme toi tu as tes propres forces et des qualités que je n'ai pas.

Une inspiration légère tandis que vous continuez à marcher, le pas néanmoins alerte.

— Enfin ! Passons. ... C'est plutôt tranquille ce matin.

Pour un début de patrouille en tout cas.

— Pourvu que ça dure !