de l'ennuie, du silence, de la nuit, de l'absence

il a un frère. il a un putain de petit frère. eliott enserre ses doigts autour de son verre déjà vide. il a bu son whisky trop vite. il aurait dû commander une bière, ça aurait peut-être moins tambouriner dans sa tête, mais il avait besoin d’oublier. besoin de se noyer dans l’alcool pour noyer ses questions, ses peurs et ses doutes.

lui, le grand eliott, le chat solitaire. lui qui a grandi sans père.
il a un petit frère.

il sait pas quoi en penser. il sait pas comment réagir. il n’a même pas envie d’en parler à celian ou à alysse. pour leur dire quoi ? “hé, les gars, le type que vous avez croisé et qui me ressemble c’est mon demi-frère. son père, enfin, mon père, était un client de ma mère il y a longtemps et je suis un putain d’accident au travail”. nan. ça va pas. ça passera pas. ça fait deux jours qu’il ressasse l’entrevue dans sa tête. il est censé faire quoi, eliott ? accepter ce pan de sa famille qu’il n’a jamais connu ? ça fait vingt-huit pige qu’il avance tout seul, qu’il n’a jamais été question d’un héritage paternel, qu’il n’a jamais eu d’autre famille que maman, alysse et celian. vingt-huit ans et tout à coup, y’a un marmot de quatre ans de moins qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau qui débarque ?

putain de merde.

il est censé faire quoi ? jouer les grands-frères ? il a rien d’un modèle exemplaire. eliott, c’est un sale type. le genre à avoir les mains crades. il sent toujours les menottes sur ses poignets, même après presque deux ans. il se sent comme un animal en cage, sauf que la prison cette-fois, c’est son esprit.

il quitte le bar pour aller fumer. il a déjà trop bu ce soir, autant s’arrêter. il a besoin de tromper l’alcool avec la clope. peut-être qu’après il ira dans la fosse pour parier. il sait pas. il est paumé mais il a pas envie de trop s’y pencher parce que sinon, c’est le vide qui l’attire et eliott, il a trop peur de tomber.

sauf que dehors, il flotte.ça aussi, ça fait chier. y’a vraiment rien qui va. c’est pas grave, il a rien à perdre. il est tellement au fond que pour une fois, l’eau de la pluie ne dérangera pas le chat. il se laisse tomber sur le rebord du trottoir pour s’assoir. il tient pas debout. c’est ridicule. il sort son paquet de clopes de la poche de sa veste, mais il se rend compte que son briquet ne marche plus. putain. le chat se tourne vers un voisin, lui toujours debout.

“eh, excuse-moi, t’aurais pas du feu ?”

il a oublié de dire s’il vous plaît. c’est pas grave. sur le coup, il ne capte pas trop et puis d’un coup, eliott cligne des yeux. l’homme qu’il a abordé, il le reconnaît.

“ah.” le cousin de fleur. ils se sont vu deux ou trois fois. “marek, c’est ça ?”

question rhétorique, eliott n’oublie jamais un visage. ni un nom. déformation professionnelle. il pousse un soupir. ça le fait un peu chier de croiser quelqu’un qu’il connaît.

“désolé, c’est pas vraiment le bon soir.” pour discuter, pour prendre des nouvelles comme des connaissances polies. “tu veux une clope ?”

c’est la moindre des choses après avoir demandé son briquet.

de l'ennuie, du silence, de la nuit, de l'absence

eliott émet ce qui pourrait s’apparenter à un sourire. ou peut-être un rictus. un sursaut de sarcasme. ouais, fleur, elle est toujours trop. fleur. il soupire doucement, trop habitué aux arrivées fracassantes - et toujours fatiguantes - de l’ours polaire dans son quotidien. pas plus tard que dimanche dernier, d’ailleurs.

“elle est passée au casino il y a deux semaines. elle avait l’air d’aller.” son porte-monnaie beaucoup moins. eliott ne comprend pas. “faut que tu lui dises d'arrêter de venir. moi elle m'écoute pas.” fleur défit toute logique. ça le dépasse. comment peut-on être aussi mauvais aux cartes ? “merci pour le feu.”

il allume sa clope, protégeant le bout de ses mains pour qu’aucune goutte ne vienne éteindre ses cendres. il frémit à chaque gouttelette trop humide, sa condition féline qui revient à la charge. il tire une latte, puis deux. ça ne détend pas autant qu’un peu d’herbe mais ça fait du bien. c’est l’effet de l’emprise de l’addiction au tabac. il contemple un peu la rue, eliott. l’odeur de béton mouillé, les passants qui entrent et ceux qui sont bourrés. c’est un peu flou. un peu joli. un peu triste aussi.

“t’es sorti avec tes potes ?” il fait un peu la conversation. ça lui change les idées. “c’est un bon choix, le renard rouge.” dit-il en désignant l’enseigne dans leur dos. celle d’où il sort et d’où marek vient probablement. “je te conseil le bombay bramble.”

il souffle, comme s’il voulait sourire ou rire mais que c’était trop dur pour lui. le bombay bramble, cocktail au gin framboise, plutôt pas mal. ça aime les baies, non, les ours ? il repense à cette année de travail au renard rouge. il sait pas s’il a aimé ou s’il a détesté. mais ce qu’il sait, c’est que malgré tout, malgré les doutes, les peurs et la reconnaissance, ça reste un bon bar.

“quoi d’neuf ?”

il demande, comme pour s’occuper, tandis qu’il continue de s'époumoner et de souffler de la fumée.

de l'ennuie, du silence, de la nuit, de l'absence

eliott souffle, amusé. si même ceux qui partage le même sang que fleur ne savent plus quoi faire d’elle, alors c’est peine perdue. son âme est insauvable et fleur sera pour toujours et à jamais une cause perdue: incorrigible.
mais eliott au fond de lui, et il sait que c’est pareil pour son acolyte, c’est que c’est ainsi qu’ils l’apprécient.

“dommage.” pour la forme. parce qu’il aime râler, se plaindre de l’ourse polaire. eliott aigri ne serait plus eliott. “c’est l’avantage de la maison. si les gens sont trop lourds ou on trop bu à ta table, tu peux te casser en bas faire un billard !” il rit. “ça marche, tu me diras alors.”

eliott tire une latte en écoutant marek et ses paroles endormis. la vie est lasse et monotone; il hausse les épaules d’approbation. il le sait lui aussi. depuis qu’il est tout petit. c’est pour ça qu’il a vrillé si vite dans l’illégalité: il fallait contrer et noyer son ennuie, choper sa dose d’adrénaline pour se sentir en vie.

“j’imagine. bon courage pour le streaming. si jamais je connais quelqu’un qui s’y est mit et qui se débrouille pas mal. si t’as besoin, n’hésite pas. ça lui fera plaisir en plus, il a le cœur sur la main.”

eliott n’y connaît rien à hamstrip, viréo, les stream et autres activités du net. il n’en revient toujours pas que le vieux jayson s’y soit mit. il ne connaît même plus son pseudo, mais ça devrait se retrouver facilement. ce qu’il ne dira pas à marek, c’est comment ils se sont rencontré, avec jay. ce sont des choses qui ne se disent pas parmis le commun des mortels, entre les poubelles et la poussière, la drogue et le sang.

“moi… hm…” c’est compliqué. “comme d’hab.”

comme d’habitude pour ne pas dire que non, ça ne va pas. parce qu’eliott il est toujours un peu comme ça, morose, fatigué, stressé, déprimé.
sauf que cette fois pas vraiment. rien n’est comme d’habitude, et rien n’est comme avant. il est un peu plus renfermé, un peu plus chamboulé, un peu plus en détresse. et la raison de son désarroi s’appelle laurens.

mais il ne peut décemment pas déballer à marek, croisé au hasard en sortie de bar, qu’il a envie de casser la gueule à tous ceux qu’il croise parce qu’il est énervé, désemparé, et que son monde s’écroule car il vient de découvrir qu’il a une famille dont il ne soupçonnait pas l’existence.
non, vraiment. ça ne se fait pas.

“j’en ai marre de la flotte.” chat un jour, chat toujours. “on rentre à l’intérieur ? je t’offre une tournée si tu veux. j’ai taffé ici pendant un moment, on va dire que c’est mon privilège pour mes loyaux services !”

clin d'œil pour l’ours lippu. le jeune homme ne doit pas être au courant qu’avant de bosser au casino, eliott servait pintes et cocktail derrière le comptoir du renard rouge.
eliott éteint sa clope sur le trottoir avant de se lever et de s’étirer. il a envie de boire, non, il a besoin de boire. besoin de noyer dans l’alcool une partie de sa personne, et d'espérer qu’à la fin, peut-être, celle qui restera à la surface sera la bonne.

de l'ennuie, du silence, de la nuit, de l'absence

eliott réfléchit. il admet ne pas connaître par coeur le nom de la chaîne hamstrip de jayson. à vrai dire, il n’y va quasiment jamais sur ce site. que ce soit ça où les autres réseaux sociaux d’ailleurs… vireoclub, facebook ou hamstrgam.. c’est juste pas son genre. fleur dira qu’il est trop coincé, que c’est un vieux con. eliott s’en fout. il a pas besoin de ça pour occuper ses journées. ses vieux démons le font très bien tous seuls.

“il s’appelle jayson wymer. j’me souviens pas de son pseudo, mais je te l’envoie par message si tu veux.”

ça fera plaisir au vieux. toujours le cœur sur la main. toujours à vouloir aider les autres.
eliott sourit doucement. la pluie, lui, ça lui hérisse le pelage, alors il est bien content de rentrer à l'intérieur avant de décider définitivement à faire une connerie encore plus grosse que lui.

“ça marche. une pinte pour moi, s’il te plaît.”

il passe commande à un ancien collègue qu’il a salué d’une signe de paume. il a hésité avec un verre de whisky, mais il sait que ça va enterrer son moral plus vite que la bière. la bière, c’est festif, ça pétille. il lui faut au moins ça.
ils vont s’installer sur une table haute dans un coin. il aime bien, eliott, c’est un peu peinard et il peut observer tout le monde dans la pénombre.

“santé, marek.” est-ce que fleur râlait en sachant qu’il trinque avec son cousin mais qu’il décline toutes ses invitations à elle ? probablement. “hahaha, si tu savais…”

eliott ricane.

“nan, pas le repère du pendu. ithloreas j’y ai vécu 3 ans, de mes vingt-quatres à mes vingt-sept.” il aurait dû y rester plus longtemps, mais il s’est fait envoyé en prison. “j’bossais à l'hôtel beauregard en temps que croupier. c’est peut-être le taff que j’ai eu le plus longtemps.”

si on oublie ceux qu’il ne faut pas crier sur tous les toits, où l’on s’en met plein les poches aux détriments des autres personnes.

“mais quand j’étais plus jeune, j’ai enchaîné les petits boulots, ouais. j’ai abandonné les études au bout d’un an. j’ai validé la première année mais au cours de la deuxième, j’me suis barré. c’était pas pour moi.” c’était une perte de temps. “j’ai du faire caissier, donner des cours… j’ai fais dealer aussi…” il souffle du nez. “des trucs plus ou moins glorieux quoi.”

il avale une gorgée d’une traite.

“et toi, marek ?”

toi aussi t’as l’échec qui te colle aux baskets ?