elle attends, terrifiée, les yeux fermés. elle attend d’entendre le grincement de la balançoire, les raclements du sable, les pas de selen qui s’éloignent. parce qu’elle le sait, sasha: c’est comme ça que ça va se passer.

et la balançoire grince.
et les pieds se heurtent au sable.
et les bruits de pas s’éloi…
non.
ils ne s’éloignent pas.
ils se rapprochent et c’est pas normal.

j’vais nulle part.

sasha frémit. elle a du mal à réaliser ce qu’elle vient d’entendre. pour elle ça ne veut rien dire, ça n’a pas de sens. elle est trop habituée à ce qu’on parte loin, vers les cieux où à l’autre bout de l’île. elle est trop habituée à ce qu’on disparaisse juste de sa vie.
mais selen est là, accroupi à quelques centimètres d’elle, à la regarder chouiner et s’effondrer. selen est là. selen n’est pas partie.

sasha renifle, tente d’enlever ces foutues larmes qui glissent sur ses joues rosées. elle a envie de repousser selen parce qu’il n’y croit pas. elle a toujours peur que la vigile se barre alors autant lui mâcher le travail. mais selen reste, selen s’accroche, selen pose des questions. sasha n’a plus que ça en repère alors elle tente d’expliquer dans le chaos de ses émotions.

“j’sais pas... j’sais plus…” elle a oublié parce que les détails administratifs ça l’emmerde. “c’est ma patronne. je fais ce qu’elle me dit. c’est tout. pas b’soin de réfléchir plus…”

et ça l’arrange bien, sasha, de ne pas avoir a utiliser sa cervelle.

“...mes dettes, c’est elle qui gère du coup… j’crois que j’en ai plus du coup…”

irina lui a dit de ne plus s’en inquiéter, que sous sa tutelle, sous ses ordres, ce n’était plus un problème. qu’elle la protégerai des requins qui la suivent depuis des années en échange du travail bien fait.

“je l’aime bien, tu sais… des fois elle me fait un peu peur et j’sens qu’il faut pas que je déconne mais… j’ai un salaire, elle m’a filé un appart, j’ai du temps libre et j’ai pas à galérer milles ans pour survivre… alors ouais, j’sais, j’sais qu’c’est pas une bonne personne et que doit y avoir la mafia pas loin et tous les trucs comme ça…” ces trucs où elle n’y comprend rien. ces liens sombres où elle est empêtrée jusqu’au cou sans s’en rendre compte qu’elle fait partie des rouages et que ça finira par s’écraser sur son visage. “mais… j’peux pas m’barrer. ça m’va comme vie… même si…. même si j’suis pas l…”

libre.
elle ne finit pas sa phrase.
incapable de se l’avouer à elle-même.

sasha qui prône sa liberté, qui clame à qui veut bien l’entendre qu’elle est libre de tout et qu’elle ne fait bien ce qu’elle veut. mais la réalité, c’est qu’autour du cou de la mangouste il y a un collier. c’est que sasha, elle préfère être un chien bien dressé et nourri qu’un loup affamé mais libre dans sa forêt. sasha, entre le rat des villes et le rat des champs; elle choisit la ville sans hésité.

“... puis, tu sais, elle m’a invité au resto pour mon anniv’, cette année… c’est la seule qui ne l’a jamais fais…”

alors irina ne peut pas être une si mauvaise personne, hein ?
sasha ne peut définitivement tout abandonner.
le contrat est moral, mental, financier, physique.
la mangouste est coincée.

elle renifle cependant de rire quand selen  lui dédicace une petite blague, un petit pique, plus doux que ceux dont elle a l’habitude. elle renifle de manière peu charmante, parce que pleurer, ça enrhume.

“pfff… t’es conne…”

mais cette-fois, elle le pense pas. cette fois, c’est pas un lâche moi. sasha, comme un réflexe d’enfant, ouvre les mains pour s’accrocher au premier vêtement qu’elle trouve: le haut de selen. et elle tire un peu, l’âme en peine, pour venir enfouir sa tête contre elle, pour se réfugier dans ses bras sans pour autant demander un câlin. aucune étreinte, juste des petites mains qui s'agrippent et des larmes qui finissent par s'évanouir juste là, tout contre leurs cœurs.

“... je sais pas fermer ma gueule.”

sasha rit entre deux sanglots. c’est difficile pour elle d’être calme, sage, à l’écoute. elle n’y arrive juste pas.

“snif… je… j’sais pas selen. si j’pars, j’ai peur aussi d’abandonner des gens. de faire ce que les autres m’ont fait aux rares personnes que j’aime et qui m’aime… tu sais, y’a sam.. j’t’en parle tout le temps… sam… sans lui, j’suis rien…”

sam sam sam.
le ratel et la mangouste, comme un duo inévitable. le chaos et les rires, les poings et les larmes, les baisers et les taillades.
sam c’est son meilleur ami.
sam c’est parfois son amant.
sam elle sait pas trop ce qu’elle ressent.
il est là et puis c’est tout. quand il est là le monde s’arrête, et puis c’est tout.

“... comment on sait quand on est amoureuse, selen ?”

comment on sait quand on aime. quand on aime pour de vrai ?
sasha elle sait pas. elle arrive pas à y réfléchir. sam elle l’aime c’est sûre, mais est-ce qu’elle est amoureuse ou est-ce qu’elle est juste constamment trop trash ? et bo-ra, est-ce qu’elle l’aimait, bo-ra ? est-ce que c’est pour ça que la dispute fait si mal ? et fidji ? toutes les blagues sur les baisers, sur le fait qu’elle soit trop crade pour le mérité ? est-ce qu’elle est attirée ? et clarence et les souvenirs d’été ? est-ce qu’elle était amoureuse de lui quand elle était  gamine ? et selen qu'elle admire ? selen qui l'a fait rougir et qui la provoque toujours ?

sasha, elle sait pas.
sasha, elle ne comprend pas.
sasha, elle ne pige jamais rien à rien.