mai s’est terminé la semaine dernière pour laisser sa place au mois de juin. c’est l’été qui revient et avec ça, tout s’accélère dans la vie de sasha. l’été, c’est la fosse qui tourne à plein régime et les combats qui empestent à plein nez. sasha a pas mal de combat de prévu, y’a plus d’argent en jeu parce que ceux qui financent ont toujours plus de thunes qu’en hiver, et l’arène est populaire avec les beaux jours et les nuits qui commencent plus tard. faut croire que ça rend le truc moins glauque.

ça l'arrange un peu, sasha, de devoir combattre. madame irina lui a pas trop laissé le choix mais elle n’a rien négocié. elle risque de s’épuiser vite mais elle a besoin d’un truc à faire, d’occuper le sang qui bout dans ses veines. plus elle taff, moins elle pense. donc c’est parfait.

la mangouste est tourmentée. la petite soirée avec wendy n’a pas suffit à la calmer. au contraire. c’était marrant de passer du temps avec la pie, de lui faire faire des conneries, mais ça n’a réglé aucun problème de fond. c’est comme un shot de whisky ou un rail de coke: c’est bien sur le coup mais après on redescend et c’est chiant.

elle marche dans les rues de lunapolis. il est super tard. ou bien super tôt, ça dépend où on se place. le soleil devrait se lever d’ici deux heures. il est pas loin d’être quatre heure du mat, l’heure de fermeture des boîtes.  sasha marche vers un des clubs de la capitale, animation. elle a dû y mettre les pieds une fois, y’a longtemps. probablement avec sam. sauf que vu la dégaine des deux petits punks, ils se sont fait viré en vingt minutes chrono, juste le temps de commander une bière tiède trop chère.

sasha est arrivée. pour ne pas gêner, elle grimpe sur le toît du bâtiment en cube - à croire que c’est pour cela que ça s’appelle une boîte de nuit - et elle attend les dernières minutes. le club se vide de ses derniers clients complètement arrachés, puis de ceux qui y taff. serveurs, dj, responsables des vestiaires…mais sasha, elle attends quelqu’un de bien particulier. alors quand la silhouette fini par passer la porte de sortie qui donne sur la rue délabrée, sasha sourit.

“yo !”

avachie sur le toît, elle a juste la tête qui dépasse et pendouille dans le vide. elle se dévoile dans l’ombre des néons qui éclairent encore les ruelles et les derniers passants qui tentent de rentrer chez eux.

“j’crois qu’t’a fini de taffer du coup j’suis venue te dire bonjour.”

elle a demandé à ses contacts de brise-coeur où selen bossait en ce moment pour venir la voir. ça fait un bail d’ailleurs, qu’elles ne se sont pas croisés. peut-être un mois ou deux. c’est toujours pareil: c’est sasha qui revient comme une fleur pour traîner dans ses pattes.

“t’es libre où t’es trop claquée pour passer du temps avec ta personne préférée ?”

elle ricane en lui tirant la langue. elle pense pas un mot de ce qu’elle dit mais elle peut pas s’empêcher de passer son temps à provoquer selen. elle lui rend bien, d’ailleurs. sasha se laisse tomber du toît et se rattrape en une jolie pirouette. debout à côté du rhino, elle se souvient qu’elle est gigantesque et qu’à côté, elle paraît minuscule. ça la fait chier, elle aurait du rester en haut.

“une clope ?”

elle lui tend le paquet de maltaureau en souriant. elle regarde un peu selen, en se disant qu’elle n’est pas sûre de l’avoir un jour à la lumière du soleil. il faut croire que les gens comme elles ne se captent que la nuit, sous les néons, les lampadaires et la lune.

elle ricane un peu, sasha. elle ne l’avouera pas ce soir, ni demain, même pas dans dix ans, mais selen elle lui a un peu manqué. juste un peu, pas grand chose, faudrait pas perdre la face. mais suffisamment pour qu’elle ait envie de la voir ce soir.

“t’es bête ou quoi ? c’est toi qui a des horaires ultra tardifs ! j’fini mon taff à la moitié du tiens !” elle lui répond en lui tirant la langue, espiègle. “j’attends toujours que tu r’viennes me voir dans la fosse, plutôt que de garder des boîtes de nuit ou des casinos !”

ça lui ferait vraiment plaisir. mais ça aussi, elle ne lui dira pas.

“c’est bien, comme boîte, animation ? y’a des bons cocktails ? un dj cool ? des beaux mecs ? tu me feras entrer si je passe ? hein ?”

sasha passe en mode hyperactif. elle déblatère son lot de conneries, noie selen sous les questions, passe du coq à l’âne sans prévenir comme une véritable pipelette. c’est la bonne humeur, c’est le fait de la voir, l’envie de discuter de tout et de rien, de rire et de s’amuser alors que la nuit va à son tour se coucher et que l’île ne va pas tarder à se réveiller. les derniers instants nocturnes où on a l’impression de tout posséder.

selen s’avance, document. sasha commence à trembler un peu parce qu’elle sait ce qui arrive. le rhino s’approche, fait monter la tension et la pression, charmeuse, prédatrice. sasha détourne les yeux. à ce jeu là, elle n’a gagné qu’une seule fois: le soir de leur rencontre. probablement grâce à l’alcool et l’envie de se détruire. depuis, en trois ans, elle a toujours cédé en premier, ses petites joues pâles rougissantes à chaque fois.

“tsk. t’es chiante.”

elle fait la moue quand l’autre répond sur le ton de l’ironie que c’est elle-même, sa personne préférée. c’était pas la réponse attendue, mais probablement la plus logique. selen n’a jamais été du genre à se laisser faire et à lui faire plaisir pour ses beaux yeux.
et sasha, ça lui va. elle se serait peut-être lasser, sinon.

“eeeh. un peu de délicatesse madame !”

qu’elle se plaint quand l’autre lui attrape la main. mais sasha rit. sasha rit parce qu’elle a l’habitude des coups et des blessures. sasha rit parce que les caresses et la douceur, elle ne connaît pas. dans la fosse, elle a vu pire comme poigne et comme poings.

“c’est toi le petit truc !” pas crédible. “eeeeh… je sais pas. j’avais juste envie de te voir et de… discuter ?” pas se battre ni s’insulter. c’est rare. c’est qu'elle est tracassée, sasha, en ce moment. “mais je sais pas où me poser ni quoi faire.. tout est fermé à cette heure de toute façon. après… on peut toujours aller se poser quelque part et admirer le lever de soleil ? mais pas en hauteur, si possible…”

c’est qu’elle a le vertige.

sasha ignore la remarque. elle préfère ne pas y réfléchir trop longtemps parce qu’elle a peur que ça la touche un peu trop. elle préfère se dire que la fosse c’est cool, que les combats, c’est cool, qu’elle est cool. parce que sans ça, elle ne serait plus rien du tout. alors elle s’englobe de dénie et se persuade que selen lui a dit oui. qu’elle passera bientôt. et sasha est contente. elle sourit de plus belle.

c’est si facile de se mentir.

“dommage. ça t’a jamais donné envie ? de voir ce qu’il se passait à l’intérieur ? d’ouvrir la porte et de sentir la musique ?”

c’est un putain de miracle mais sasha pose une question sérieuse, sur un ton sérieux, presque calme. ça n’arrive qu’une fois par an mais ça lui arrive. le genre d’illumination divine. probablement une grâce de sainte haklyone.
heureusement, la bêtise revient vite.

“sinon tu m’fais rentrer, je me fais passer pour le barman et hop… tout l’alcool trop cher rien que pour moi ! ça c’est un plan de fou. un pdf, même !”

sasha tique à la remarque un peu blessante, un peu acerbe. elle gonfle le torse comme protection, comme pour rester fière. faut pas baisser la tête, jamais avouer ses faiblesses. c’est la première chose qu’elle a appris dans cette vie.

“nan… c’est juste que… c’est joli des fois, les levés et les couchés de soleil, non ? il paraît que ça inspire les artistes. j’ai vu plein de toiles au musée.”

musée d’art’klyone où elle ne remettra probablement jamais les pieds. mais au moins, elle a essayé. c’est irina qui y tient. comme si sasha avait une culture à rattraper.

“c’pas un truc de fragile. et j’suis pas perdue vu que j’t’ai trouvé sans gps !” argument irréfutable. “pfff, t’es con. j’ai rien de tout ça.”

elle pousse selen à l’épaule, comme un espèce de geste amical, comme quand on dit à un pote qu’il nous saoule. sauf que la vigile, elle n’a pas totalement tort. si les parents de sasha ne lui manquent pas, si c’est pas une question d’ex non plus, elle reste un peu paumée dans la vie. et c’est bien pour ça qu’elle est là.

merde
ça la fait chier que selen lise en elle aussi facilement que ça.

“va pour la lune, madame trop ténébreuse et mystérieuse pour ce monde.”

ceci-dit, sasha n’est plus tellement habituée aux rayons du soleil. avec sam, ils ont décrété que c’était un truc pour les gens normaux. un truc pour ceux qui ont une vraie vie, de l’espoir et un avenir. le jour est un monde qui ne leur appartient pas. sam, sasha, selen, et tous ceux qu’elle connaît de brise-coeur; ils appartiennent à la nuit.

les filles marchent un peu avant de tomber sur un parc pour gamin. ça fait un point de plus pour la nuit parce que quand le soleil est couché, c’est vide. ça veut dire que sasha a le toboggan rien que pour elle. elle y pose ses fesses tandis que selen opte pour la balançoire en métal trop petite pour elle.

“je viens pas pour chialer j’ai dis ! c’est si bizarre de vouloir juste venir te rendre visite ?”

probablement. sasha achève la fin de sa clope pour s’en allumer une autre. elle n’a rien à boire alors elle fumera jusqu’au petit matin.

“...bon, peut-être que si.”

elle se laisse tomber le long du toboggan en glissant. c’est même pas marrant. c’était mieux dans ses souvenirs. peut-être que celui à côté de chez elle, à regalia, était plus grand ou plus abrupt que celui-ci ? elle ne sait pas. elle ne sait plus. c’était il y a si longtemps maintenant.

“je sais pas, en fait.” elle est un peu perdue en ce moment, sasha. “il se passe beaucoup de truc et j’arrive plus trop à suivre… genre… j’sais pas. je sais même pas par où commencer.”

elle se tire un peu les cheveux, artiste torturée. alors elle décide de s’installer sur la balançoire à côté de celle de selen, parce que ces trucs là vont toujours par paires.

“mais promis, j’chialerai pas.” elle est pas faible, sasha. “sauf si vraiment ça flatte ton égo que je chouine sur tes épaules… mais faudra t’assoir parce que debout, t’es trop haute.”

clin d'œil étrange. elle a pas l'habitude de se vanner toute seule sasha. c'est peut-être la fatigue, la vulnérabilité, une facette rare qu'elle dévoile devant la lune, devant selen.

sasha tourne la tête et  ses yeux s'écarquillent un petit peu. selen est douce ce soir, cette nuit. elle n’est plus si brute, la carapace rugueuse et les mots pour intimider, faire fuir, se protéger. ça marche à moitié avec sasha parce que même après tout ce temps, elle est toujours là. elle colle les basques de selen et elle ne la lâche pas. pourtant, il y a cette distance mentale. ces blagues, ces provocations, ces flirts maladroits pour que sasha décroche et qui fonctionnent.

selen sourit.
ça fait bizarre parce que c’est joli.

sous les reflets argentés de l’astre nocturne, ses traits se sont adoucies. ses prunelles grises brillent d’un air différent, moins brutal et sévère qu'auparavant. sasha fait enfin le rapprochement entre la couleur de ses yeux et son prénom. peut-être que c’est pour ça, peut-être que ça vient de là. elle ne demandera pas. elle n’oserait pas.

en fait, selen est jolie.
elle le réalise peut-être enfin, sasha.
peut-être même que selen, elle, ne le sait pas.

elle a la poitrine qui chauffe devant la douceur et la gentillesse. elle ne sait pas comment réagir, comment faire. elle ne sait pas sur quel pied danser alors elle se contente de se balancer dans le vide, de frapper le sol sablonneux avec des pieds écorchés.
elle répondrait bien qu’elle ne pleurera pas. pour son égo ou parce que ça lui fait du bien. pour faire la fière encore une fois. mais son instinct lui dit que non, son instinct lui dit de se taire. elle sent que c’est un moment important. elle ne voudrait pas tout gâcher. pas cette fois.

“ouais. t’as raison.” pour la lune. “et puis, il fait bon la nuit. l’odeur de la rue est différente, le vent est plus frais, et c’est silencieux comme si le monde nous appartenait.”

pourtant sasha aime le bruit, sasha est le bruit. toujours en mouvement, toujours à piailler. mais la nuit, c’est différent. quand elle sort de la fosse ou d’un bar quelconque et qu’elle rentre chez elle. ou juste après une bagarre, bras dessus bras dessous avec sam. ça a un effet de conquérant. ça lui plaît.

“je sais pas… c’est que… je sais pas par où commencer…”

elle réfléchit, sasha. elle ne sait pas. y’a trop de trucs. peut-être que reprendre chronologiquement est une bonne idée ? c’est qu’elle sait pas trop parler, se confier.

“j’suis pas née à lunapolis. je suis née à regalia. mon darron est milicien mais je crois que je te l’ai déjà dis. il a été muté ici quand j’devais avoir… dix piges ?” elle parle de lui au présent comme s’il était toujours en vie. c’est que parfois, elle oublie. “je me souviens pas trop de regalia. enfin… je m’en souvenais pas trop. mais y’avait une fille. une amie. ma meilleure amie peut-être, la seule en tout cas. sauf qu’un jour il s’est passé un truc et… pouf ! j’l’ai oublié.”

elle mime sa cervelle qui explose. boom. poof.

“je l’ai oublié pendant plus de quinze ans.” elle rit c’est nerveux. “et je l’ai recroisé au pif y’a même pas un mois. ça m’a foutu une putain de claque. c’était super violent.” pour fidji, surtout. sasha lui a sauté dessus pour l’étrangler de rage. “je l’avais complètement effacé de ma mémoire putain. et maintenant elle est là, elle refait surface avec ses mots de vipères et aaaaah. je sais pas quoi faire !”

elle parlera pas du drame, de la fête foraine, de l’accident. fidji lui a fait promettre. ça doit rester un secret.

“juste avant, j’ai recroisé une autre meuf. une combattante de la fosse. c’était un peu… une idole ? elle s’était barré sans rien dire l’année dernière. j’ai cru qu’elle était morte. mais elle s’est juste barré sans prévenir. sans moi. sans me le dire. on s’est revu, c’était cool mais... mais c’plus possible entre nous. elle supporte pas que je sois encore dans la fosse, que je traîne dans brise-coeur. du coup c’est mort et ça me fait chier.”

elle soupire. elle baisse les yeux vers le sol, le regard vague.

“...et j’comprends pas pourquoi ça me fait aussi mal. pourquoi ça m’affecte autant qu’elle… ne veille pas d’moi…”

et son coeur se sert quand elle pense à bo-ra. elle ne comprend pas, sasha. c’est flou dans sa tête.

“puis y’a sam aussi et… et…”

et quoi ?
elle ne finit pas sa phrase parce que la voix se brise dans un sanglot. tout est un peu trop. elle renifle, se contient.
elle l’a dit, ce soir, elle ne pleurera pas.

Tout refaire pour tout détruire. Elle réfléchit, Sasha. Elle se perds dans l'imaginaire d'une utopie. Elle ferait quoi, elle, si elle pouvait tout bâtir de ses mains ? Pas grand chose. C'est dur d'imaginer quand on manque de culture, ça n'alimente pas le feu de l'esprit. Si elle avait du pouvoir, elle ferait sans doute un truc stupide, un truc basique. Comme d'hab. Elle se mettrai peut-être reine du monde au côté de Sam. Avec des serviteurs et de la bouffe à foison. Ils vivraient dans un château gonflable pour s'amuser pour toujours et ne plus jamais subir les galères.
Avoir une grande baraque, du café et des céréales chaque matin au réveil... Ça serait vraiment le pied.

“Tu le referais comment, le monde, toi ?”

Selen, elle doit sûrement avoir des meilleures idées. Elle est curieuse Sasha. Ça lui change aussi un peu l'esprit.

La conversation part sur Fidji. Sasha secoue la tête. Selen ne capte pas. C'est normal vu le manque de détails et de contexte mais Sasha ne réalise pas. Elle se contente de froncer les sourcils et de corriger le tir.

“Non. Je lui ai pas manqué. C'est... C'est compliqué... Mais j'ai pas le droit d'en parler, elle m'a dit que je devais pas en parler sinon... Sinon, appartement y'a des gens qui m'attendent pour me faire la peau...”

Sasha frémit en pensant aux forrains. Est ce qu'ils croient que c'est de sa faute si Polly est morte il y a 15 ans ? Fidji l'a insinué et Sasha a fait la fière. Elle a dit qu'elle avait pas peur et qu'elle les prendrait un à un au combat mais en vrai... Sasha... Elle est terrifiée. Le regard vide du corps de Polly en contre-bas est revenue la hanter.

Et puis la conversation change de ton. Selen si douce semble tout à coup plus explosive, plus en colère. Mais pas comme d'habitude. D'habitude c'est contre le monde ou contre elle-même. Pas contre Sasha.
Et sous les mots qui font mal, sous les mêmes mots prononcés par Wren, par Bo-Ra, par des visages qu'elle a oubliés, Sasha se fige.

C'est comme une claque et ça fait super mal.

Elle reste un instant silencieuse, elle ne dit rien, ne bouge pas. Il n'y a plus que la balançoire qui grince. Elle n'a plus envie de se balancer, de jouer. Même la lune, elle ne veut plus la regarder.

Et puis ça gronde dans son cœur. Ça bouillonne dans son ventre. Sasha se mord la lèvre, serre le poing.
Parce que c'est pas juste putain.

“... Vous comprenez rien.”

Tout le monde parle en pensant détenir la vérité. Tout le monde lui dit de se barrer. Que c'est mieux de quitter la fosse. Qu'elle a rien à y faire et qu'elle gâche sa vie.
Mais ils ne comprennent pas.

Sasha redresse la tête. Elle fixe enfin Selen.
Il y a des larmes sur ses joues.

“Vous comprenez pas putain !” Elle se lève de sa balançoire. Fais un pas en avant titube. Se rattrape. Fait volte-face. “Je SAIS à quel point ça peut être horrible, la fosse ! J'y ai vu des trucs dégueulasses bordel ! Des mecs bourrés, des meufs droguées , des gens défigurés. J'ai vu la mort, la violence et le sang. J'ai vu mes espoirs se brisé. JE SAIS !”

C'est son taff après tout. C'est son monde.

“Mais putain j'ai pas eu le choix ? Mon daron a disparu j'avais seize piges.  J'avais que lui. QUE LUI. Et y'a deux connards de mecs en uniforme qui ont toqué à la porte de notre appartement, un beau jour, pour m'annoncer qu'il avait été retrouvé cané dans une ruelle. Askip il était corrompu. Askip il avait des dettes. Askip j'en sais rien. Je sais juste qu'il m'a planté comme ça. Comme tout le monde. Seule.”

Elle tranche l'air avec ses bras. Comme si elle se battait contre des démons invisibles.

“J'avais pas de thunes... J'avais pas de toit ! J'ai du survivre comme j'ai pu parce que j'avais personne. J'ai fais ce que j'ai pu. La fosse... C'était la seule solution. Le seul endroit où j'pouvais finir. Si j'y suis allée c'est parce que j'avais pas d'autres putain d'alternatives pour pas crever dans les poubelles !” Elle prends une pause. Essoufflée. “Tu crois quoi ? Que c'était facile ? Ben non. Je me suis fais défoncée la gueule au début. Salement. Mais des fois, j'gagnais asser pour m'acheter à manger... Et surtout... J'y ai rencontré des gens qui me ressemblaient.”

Sa voix se brise quand elle y pense. Elle qui a toujours, toujours été seule.

“Si j'y allais pas, j'aurai fini en taule. J'y suis allé quelques fois, sous les barreaux. Ça allait parce que j'étais mineure mais putain, c'était pas drôle.” Connards de keufs. “La fosse au moins, j'avais un endroit et un but...”

Elle vacille encore, fini par tomber à la renverse, les fesses au sol. Elle ne moufte même pas. Elle se contente de plonger ses doigts dans le sable et les graviers pour s'ecorcher les mains.

“Et maintenant quoi ? Arrêter ? Mais pour faire quoi Selen ? Vous êtes mignons avec votre solution miracle mais regarde moi ? J'suis bonne à rien d'autre ! J'ai pas d'autre choix ! Je sais rien faire que cogner et faire chier mon monde ! Y'a pas de place pour les gens comme moi au soleil et tu sais quoi ? Le pire dans tout ça c'est qu'au fond je le sais. Je le sais même si je prétends le contraire. Merde.”

Elle sanglotte. Se recroqueville sur elle-même.

“Sans la fosse... Je dors dehors. Sans la fosse.. je mange pas à ma fin. Putain c'est la première fois de ma vie que j'ai un appart avec de l'eau et une douche ! C'est un véritable palace !” C'est minuscule. Un placard. C'est miteux et ça fuit sous le lavabo, mais pour Sasha c'est le paradis. “J'peux m'acheter un burger ou une bière si j'ai envie, j'suis pas obligée de fouiller les restes des poubelles des resto ou de voler sur le marché. Tu captes ça ? C'est la putain de belle vie !”

Elle rit. C'est nerveux. C'est un rire fou. Parce qu'elle balance tout son petit paradis et qu'elle se rends bien compte qu'en fait, c'est nul à chier.
Que Sasha, au fond, elle est juste misérable.

“J'peux pas partir Selen... J'peux pas... J'ai un contrat, j'ai un pacte. C'est plus ma vie. C'est celle de ma patronne, celle des parieurs. Si je pars... J'te jure qu'ils finiront par me rattraper et me faire payer... Elle, surtout... Je.... J'peux pas. J'y survivrai pas.”

Elle saurait pas l'expliquer Sasha, mais dans le regard d'Irina, le regard de sa patronne, de sa sponsor, Sasha sent doucement les chaînes sur ses poignées et sa nuque. Ce collier invisible, cette emprise qu'elle a sur elle. Sasha, au fond d'elle, elle sait. Si elle décide de tout plaquer, les tentacules vont la rattraper et l'étouffer.

“Alors... Alors oui. J'préfère me dire que mon père est quelque part sur l'île à se taper des meufs, que la fosse c'est super génial, que je kiff grave ma vie, que c'est l'éclate tous les soirs. Je préfère me bourrer la gueule et me droguer pour rendre brise-coeur  un peu plus facile à supporter. Sortir avec Sam et rire en se raconter des conneries pour oublier. Oublier qu'un jour lui aussi il va m'abandonner, crever ou se barrer, comme tous les autres avant lui ! Franchement... Ouais ! C'est tellement mieux d'être aveugle !”

Et dans ses yeux fous, le deni.

“putain... je... Ugh...”

Elle regarde Selen une dernière fois avant de fondre en larme, de passer ses bras autour de ses genoux et d'y enfouir sa tête. Elle se renferme et elle pleure sous la lune.

“Toi aussi, hein... Tu vas partir et m'abandonner...?”

Comme tous les autres.
Sasha pleure encore.
Le monde est trop difficile à supporter, cette nuit.