elle moufte à la question. elle s’y attendait. elle l'entend souvent. t’es débile, sasha. mais t’as quel âge, sasha ? t’es bête ou quoi, sasha ? elle sait. elle sait putain. qu’elle est immature, colérique, vicieuse, susceptible, irréfléchie, impatiente, irréfléchie, teigneuse. elle sait qu’elle a peu de qualités pour beaucoup de défauts. elle le voit dans son reflet, dans les yeux de ceux qui la côtoient. l’amertume de wren, la surprise d’errilys, les silences de bo-ra et les soupirs d’aesop.

“j’ai… euh…” elle commence à compter sur ses doigts. elle oublie à chaque fois. c’est qu’il n’y a jamais grand monde pour fêter ses anniversaires. “vingt-trois… j’ai vingt-trois ans.” elle le dit sèchement, sur la défensive. parce qu’elle a peur d’une remarque en retour. “...et toi ?”

pas que ça l'intéresse, ceci-dit.
quoique si.
pour se comparer.
encore.

“j’ai pas dis qu’ce soir j’taffais ! j’te dis juste que tapper sur des inconnus c’est mon travail. pas que t’étais concernée ce soir… t’es pas le centre du monde !”

elle ricane, provocatrice. c’est l'hôpital qui se fout de la charité mais la brune n’a pas besoin de le savoir.

“j’suis combattante. dans la fosse.” elle balance ça comme ça, sans aucune gêne, sans pudeur. d’habitude, elle fait gaffe. aesop l’a trop reprise à le clamer trop haut, trop fort. et ses quelques séjours en garde à vue ont achevé de la calmer. “enfin… j’étais. je crois. jusqu’à ce soir en tout cas…”

le visage se voile à nouveau et les yeux brûlent d’une colère nouvelle. elle revoit la putain de tête de l’ancien maître de la maison de la lune et du sang lui balancer ses motus cruels et piétiner ses rêves. sasha est paumée. elle sait pas si elle doit arrêter. wren lui avait conseillé, il y a deux mois. elle n’a pas écouté, n’a rien voulu entendre. mais là, après ce qui s’était passé avec matkovic… son monde entier s'effondrait.
encore.
pour la troisième, quatrième ou cinquième fois.
elle a arrêté de compter.

mais à la remarque sarcastique, sasha rebondit sur sa chaise, comme un animal sauvage.

“n’imp !! ta gueule, j’suis pas gênée, tu dis n’imp !”

pourtant elle rougit encore. elle détourne les yeux, finit son jus de tomate au pseudo whisky avec rage. c’était vraiment dégueulasse. dire qu’elle se retrouve à payer pour ce machin. elle donnerait tout pour une clope et une bière, à cet instant là.

“‘kay…” elle se calme quand l’autre balance son prénom. maintenant, la vigile brune possède un nom. “moi c’est sasha.”

au cas où ça l’intéresserait.
puis la discussion devient sérieuse et sasha, un peu ivre, un peu perdue, se contente de s’affaler sur la table du bar. elle croise ses bras pour poser sa tête par dessus, tournée pour tout de même pouvoir observer la rue.

“...j’sais pas.” elle soupire, lasse. “j’ai jamais su faire autre chose. je me suis jamais posé la question. j’ai pas d'autres talents.”

pas d’autre choix.
si elle se penche sur son histoire, sur le chemin qu’elle a emprunté pour finir à boire du jus de tomate avec une vigile qu’elle a tabassé dans une ruelle juste avant, elle ne voit pas ce qu’elle aurait pu faire de différent. il y a eu,
l’enfance trop floue dont elle ne se souvient pas.
les premiers souvenirs qui apparaissent à ses dix ans.
le petit appartement au coeur de lunapolis.
le collège et l'adolescence compliquée.
et puis et puis,
la disparition de papa.
l’annonce de la part des deux miliciens.
la pluie sur son coeur meurtri.
la tempête du deuil.
l'errance à brise-coeur.
les combats de rue, les vols à l’étalage et le garde-à-vue.
la rencontre avec errilys.
les premiers pas dans la fosse.
la fosse, la fosse, la fosse.
les combats, les thunes, le succès.
hazgar.
le sang, la violence, la mort à plein nez.

ouais, non.
qu’est-ce qu’elle aurait pu faire d’autre ?

“et toi alors ? pourquoi t’es là avec moi ? t’as pas un casino à surveiller ? ou j’avais raison et tu t’es vraiment attachée à moi ?”

elle rit nerveusement parce que cette fois-ci, elle n’y croit vraiment pas. si les provocations sur le rencard et le fait que l’autre la kiffait la faisait marrer, sasha ne rit plus vraiment. parce que pour elle, il est improbable qu’on s’attache vraiment à elle, qu’on puisse l’apprécier ou la prendre en pitié.
parce que tout le monde finit toujours par se barrer.

sasha pince les lèvres à la remarque sur la taille. elle a l’impression que tout lui rappelle qu’elle est minuscule. ou peut-être simplement que c’est elle qui en fait une fixette la première. elle roule des yeux pour le principe, mais le clin d’oeil lancé à la fin lui donne envie de sourire. elle se retient cependant, du mieux qu’elle peut. elle ne veut pas montrer à la vigile la moindre trace d’empathie à son égard. elle veut rester fière, forte, indépendante.
mais les traits de son visage, eux, se sont adoucis.

“...merci. tu le penses vraiment ?”

l’égo se gonfle doucement sous le sifflement admiratif. c’est con à dire, mais la mangouste se sent à des années lumières de la jeune femme en costume. elles n’ont pourtant sans doute pas beaucoup d'années d'écart. peut-être deux, trois, maximum cinq. ça ne frappe pas au premier coup d’oeil parce que sasha est minuscule et l’autre gigantesque, mais quand on observe de plus près les visages, les traits, les expressions… on devine facilement que peu de choses les séparent vraiment. en âge comme en expérience. en rage comme en mode de vie.

l’autre sourit, sort les crocs, encore. sasha renifle. hésite. est-ce qu’elle doit répliquer sur le même ton ou se renfrogner ? pas le temps de faire un choix. réfléchir ne lui ressemble pas. sasha, elle a toujours laissé sa place à l’instinct.

“innocente ? t’es mignonne mais j’te rappelle que c’est toi qui a commencé.”

c’est répondu au tac au tac, mi sèchement, mi riant. le ton de la soirée à bien changé par rapport au commencement. à les voir comme ça, on dirait deux filles qui se connaissent bien. si on oublie évidemment la poussière sur les vêtements et les tâches de sang.

“et, non… pas pour ça. c’est arrivé avant toi…” elle pousse un soupir. ses yeux plongent dans le vide. pensive. pour une fois qu’elle réfléchit. est-ce qu’elle en parle ? est-ce que ça vaut la peine ? “mais… c’est compliqué. et… ça concerne des personnes un peu trop haut placées…”

soudain elle a une idée.
elle lève les yeux au ciel, un peu mystérieuse.
elle ne sourit même pas. elle s’applique dans ses actions cette-fois.

“du genre… hazgar matkovic.”

elle ne sait pas de quelle maison est selen, probablement lune et sang pour son gabarit, son vocabulaire de charretier et sa force. mais sasha n’est pas sûre. ça peut être n’importe quoi. de toute façon, n’importe qui sur cette île connaît matkovic. l’ancien chef de la maison de la lune et du sang, destitué de ses fonctions il y a à peine quelques semaines.

“oui oui, l’ancien chef de ma maison, récemment succédé par manon solvienne…” la blonde sourit à la brune. “je peux t'en dire plus mais... j'ai fini mon horrible jus de tomate.”

elle aimerait bien une bière. un vrai truc de bohnomme.
elle tente de négocier une boisson, de se vendre un peu, d'attirer l'attention.
mais la vérité c’est qu’il y a une grosse histoire derrière tout ça, derrière elle.
elle se demande d’ailleurs pourquoi elle n’a pas encore hurlé ça sur tous les toits.
peut-être qu’elle espérait le croiser, lui ou d’autres politiciens, dans le casino.
et venir l’égorger.

sasha frémit quand elle prononce son nom. cela fait longtemps qu’on ne l’a pas appelé comme ça. la dernière fois, c’était peut-être quand wren a annoncé son départ et qu’elle a fini par terre, en larme. dans la fosse, on l’acclame, on l’appelle, mais c’est un surnom.
ce n’est pas,
sasha.

elle ne dit rien car elle ne sait pas quoi dire. elle hausse les épaules comme une gamine farouche. la morale, elle l’a connait. sasha, elle n’est pas persuadée. sasha, elle ne veut pas insister.
ça la gênerait trop de se regarder pour de vrai.
droit dans les yeux avec son âme.
d’arrêter de se voiler la face.

“j’suis pas petite.”

c’est la seule chose qu’elle retiendra et qu’elle répondra.
teigne, oui.
petite teigne, non.

et puis et puis.
le buste de l’autre s’approche tout doucement de la table. par réflexe, sasha recule et s’enfonce dans son siège. elle toise l’autre. elle n’aime pas trop ça, l'intimité tout à coup décuplée. elle est tactile, sasha, mais c’est toujours elle qui initie. et là, surtout, elle ne maîtrise rien. elle se contente de rougir.
elle frissonne quand le menton se pose sur sa main.

“je… je… nan, pas moyen !”

pourtant, si. cette selen, elle est grande, belle, forte. elle à l’air d'avoir du répondant, d’être un minimum marrante. c’est objectivement clairement son style. alors elle rougit, s'active. sasha à sa petite fierté, alors elle récupère sa main.

et puis... elle hésite. elle se sent ridicule et elle n'a pas envie de perdre. pas encore. la mangouste déteste la défaite. alors elle doute mais finalement, elle se décide à répliquer.

“quoique…”

sa main vient doucement agripper une des longues mèches brunes du vigile et la passer entre ses doigts, délicatement, aussi doucement qu’elle peut. sasha est plus habitué à frapper qu'à aimer. elle romps le contact pour s’affaler sur son siège, cette-fois ci en étant bien plus à l’aise, l’épaule sur le dossier et le bras dans le vide, les jambes légèrement croisées et le corps qui vient balancer la chaise.

“néanmoins je suis navrée de te décevoir mais je ne suis pas une petite crevette, mademoiselle la rhinocéros… et puis, je te ferai dire que je cours vite, tu l’auras remarqué…”

la chaise arrête de se balancer et sasha pique en avant pour revenir contre la table, contre selen. son visage à la même hauteur que le sien. elle est provocatrice à son tour. elle omet de dire qu’elle s’est faite rattrapée dans le casino. elle ne garde que le fait qu’elle l’a prise de vitesse et par surprise au début. que ce qui l’arrange.

“moi par contre je commence à croire que tu me trouves vraiment quelque chose…”

et elle reste là, yeux dans les yeux, à la fixée avec son sourire et son air provocateur. c’est à celle qui craquera en premier, sans doute. sasha a perdu la castagne tout à l’heure. de gros dégat pour une faible victoire. elle voudrait au moins gagner celle-là, même s’il faut l’avouer: elle est déjà bien rouge et risque de vite craquer. il n’y a que l’égo qui la fait tenir, et celle curiosité maladive de voir jusqu’où cela peut aller.
sasha adore jouer avec le feu.
elle est l’incendie tout enflammé.

on l’emmerde.
ça raisonne dans sa petite tête.
combien de fois elle l’a crié au ciel?
qu’elle emmerdait le monde, qu’elle emmerdait les gens, qu’elle emmerdait sa vie ?

alors oui, le poing se serre rageusement. la mâchoire serrée qui se referme sur les regrets. hazgar matkovich, elle l’emmerde. et un jour, elle lui fera la peau.

sasha fébrile, a donné tout ce qu’elle avait quant à la caresse dans les cheveux de la brune.  elle qui est trop entraînée à frapper, à dégommer et à cracher ses mots acides, ce fut compliqué. trop doux, trop délicat. elle n’est pas habituée.

si selen avait module en retour, si selen ne s’était pas repliée, sasha aurait probablement fuit, griffé et craché, vexée. mais non, elle gagne cette bataille sur le fil du rasoir, plus par chance et par audace que par une vraie maîtrise de la situation.
sasha ne maîtrise jamais aucune situation.

elle recule sur sa chaise pour se mettre le plus loin possible de selen, tout comme elle. sasha ne la regarde même plus, elle fixe le sol.

“toi ta gueule.”

voilà, ça c’est mieux. ça, sasha connaît. elle se vexe sur la remarque sur sa taille.

“j’suis pas mineure !! je te l’ai dis ! et ferme là j’ai pas choisis ma taille sinon t’inquiète pas que je ferai deux mètres au moins !!!”

oui, au moins. quand sasha était gamine elle était la plus haute de tous les enfants. la reine de la cour de récré. les muscles et le garçon manqué. et puis un jour, elle a arrêté de grandir.

“hein ?” la tête se penche, confuse. “...j’ai pas compris ? y’a quoi avec ma taille t’as vrmt un problème ou quoi ? tu veux qu’on s‘retape ?!”

ça la motiverait bien, ça serait plus simple pour communiquer. malheureusement, si la vigile répond oui, sasha sera bien trop fatigué pour se lever de sa chaise et partir au front.

“tu sais quoi ? tu me saoules. je veux plus te parler.”

elle s’effondre à nouveau sur la table en grognant. la fatigue parle, l’alcool aussi. tout son corps est aussi endoloris que si elle avait reçue tous les coups qu’elle avait donné en retour.

“... la prochaine fois j’rentrerai tu verras.”

casino, boîte de nuit, restaurant.
sasha n’a que la revanche à la gueule.

pourtant.
c’est con, c’est débile, mais la vigile, elle l’aime bien.
c’est facile de parler avec elle, c’est facile de se prendre la tête, c’est facile de se laisser aller à frapper.
alors quand elle dit “la prochaine fois”, elle le pense un peu.
après tout, pourquoi pas ?

“et passe à la fosse voir un de mes combats un jour. tu verras comment j’suis capable de dégommer tout le monde.”

aveu à demi-mot parce que sasha, dans l’arène en contre-bas, elle y retournera. selen a raison, on l’emmerde, matkovic. sasha tire un trait sur ses rêves d'intégrer la milice, sur la vie qu’il lui avait promise. alors il lui reste quoi ? qu’est-ce que ça change au final ? rien. car si sasha n’avait pas su la vérité, elle aurait aussi continué de se battre pour survivre. maintenant, elle est juste certaine qu’il n’y a rien au bout de cette route qu’elle trace de ses poings. qu’elle n’a que cette vie clandestine à se bagarrer pour être la dernière à tenir debout. rentrer chez soit le soir, s’endormir et au réveil… recommencer.

alors elle femre les yeux, la joue contre la table froide.
prête à s'endormir juste là.
se réveillée seule et abandonnée comme à chaque fois.
mise dehors par le serveur.
dormir par terre dans la nuit froide jusqu'à ce que le soleil tape et la pousse à rentrer dans son terrier.