elle a la rage dans le ventre, sasha. ça lui retourne le bide depuis des semaines. depuis la nomination de solvienne en temps que maîtresse de la maison de la lune et du sang. depuis qu'elle a revu ce connard de matkovic. depuis qu'il lui a craché à la gueule et brisé pour de bon ses rêves.
"si tu deviens ma championne  et que tu gagnes suffisamment de combat, je te recruterai dans la millice."
foutaise. conneries. deux ans de loyaux services, deux ans à distribuer des coups pour au final quoi ? que dalle. tout ça se faire avoir comme la dernière des connasses, sans profits, sans rêves, et le cœur plein de regrets.

elle aurait voulu lui sauter à la tête et l'égorger sur le champ mais malgré tout cet entraînement dans la fosse, une mangouste je peut rien face à un lion. c'est dans l'ordre des choses: les forts bouffent les faibles.
ah ce que c'était rageant.
pour couronner le tout, cet.te abruti.e de wren avait eu la bonne idée de se barrer encore avant, histoire d'enfoncer le clou. comme ça, ça lui faisait une personne de plus qui l'abandonnait, qui partait sans elle, qui n'en avait rien à foutre.

c'est pareil pour tous.
de belles paroles et des beaux mensonges.
et un jour au lendemain.
sasha n'a plus personne à ses côtés.

alors, comme dans une pulsion d'auto-destruction, puisque de toute façon plus rien n'est important; sasha a décidé de se plomber encore plus. le monde entier est contre elle ? très bien. elle facilitera le taff. elle a eu l'idée après deux pintes, virée à 22h du bar où elle était vautré. pourquoi pas aller là-bas, dans ce lieu de vice pas très loin ? elle avance donc avec fureur vers le casino de la capitale, avec une envie folle de tout claquer dans les jeux et l'alcool. ça la fera peut-être oublier et elle se réveillera dans le rouge le lendemain, les économies brûlées. ou peut-être qu'elle pétera une durite et se jetterai sur un des croupiers pour le tabasser, avant de se faire foutre dehors et de finir comme un chien fou sur le trottoir.
cette dernier option était déjà plus probable.

mais encore faudrait-il y rentrer, dans ce casino.

ce que sasha n'avait pas prévu, c'était qu'une putain de vigile viendrait s'opposer à ses superbes plans sur la comète. le ton est donné, tout de suite agressif, et ça l'a fait bouillir d'un coup. la mangouste   lui décoche un regard de travers et serre le poing. au final elle peut se battre tout de suite ici. à l'intérieur du casino ou juste devant, où est la différence ? tant qu'elle déverse toute sa haine, sasha s'en moque.

mais quand ça l'agrippe à la nuque, c'est le signe de trop. sasha se débat d'un coup en se mettant à hurler, se libérant au passage de l'étreinte en faisant volte-face.

“bah dans le casino, pétasse !”

elle a d'autre question con, celle-là ? mais la vigile n'en demords pas et se repositionne pour lui barrer le chemin, non sans l'insulter à son tour. crasseuse.... crasseuse. l'insulte fait mal. le visage de sasha se fige. qu'est ce qu'ils ont tous à se croire meilleur qu'elle, bordel de merde ?

“putain mais c'est quoi votre problème à tous à vous croire au dessus des autres ?”

elle crache ça avec rage.  elle a envie de se battre, là, tout de suite. elle sait même pas pourquoi elle ne s'est pas déjà jetté sur l'autre meuf. elle est déjà un peu ivre alors vraiment, ça ne serait pas difficile. mais elle se reprend dans un ultime effort.

“ah ouais t'es sûr ? tu sais qui je suis au moins ?” c'est du bluff et ça ne prendra pas. ça se voit à des kilomètres que sasha n'est pas de ce monde là. il suffit de voir des vêtements, sa démarche, son visage creusé, ses cernes et la violence dans ses prunelles. “j'vais rentrer et tu vas bien fermer ta gueule.”

dans une provocation malsaine, sasha fait un pas en avant.

ça ne lui plaît. c’est toujours comme ça. on la prend de haut, on se croit plus grand, plus fort, plus intelligent. c’est facile hein, de lui donner le mauvais rôle.  de la voir en vermine, comme une raté, un rebut de la société. mais elle n'a pas choisi, sasha, de finir là. d’avoir ce corps minable dans un sweat trop grand, des baskets usées et un pantalon crasseux. elle a pas choisi de naître à la campagne, dans une famille bâtarde, de grandir seule entre la foire et les plaines faucheuses. elle a pas choisi de finir ici, de perdre tous ceux qui lui étaient chers, de n’avoir que ses poings pour survivre.

alors, oui, forcément, c’est facile.
c’est facile d’être au dessus d’elle. de se sentir supérieur. de la sous-estimer.
alors soit. mais dans ce cas, sasha a le droit d’en vouloir au monde entier.

“la ferme ! m’appelle pas comme ça putain ! c’pas parce que t’as un joli costume trois pièces et que t’es du bon côté d’la ligne que ça t’donne le droit d’être une connasse arrogante.”

l’habit ne fait pas le moine et sasha n’en démords pas. blessée dans son égo, elle se fait un mâlin plaisir à lui dire qu’elle ne vaut pas mieux qu’elle.

“tu fais la maline parce que t’es plus grande, parce que t’es payée, mais au font, t’es juste un petit chien d’garde. tu vaux que dalle non plus.”

les prunelles brillent de défi. sasha étire ses lèvres en un sourire. elle aussi, elle peut être cruelle, froide, et tirer à balle réelle. alors elle s’avance encore. elle n’a pas peur du gouffre qui les séparé. elle ne s’est jamais sentie aussi grande.

“aboi pour voir ? ouaf ouaf.”

elle a insisté sur les deux derniers sons, bien distinctement, pour jouer la provoc à son paroxysme, la tête penchée sur le côté. peut-être qu’elle le regrettera dans cinq minutes quand elle aura pris le poing de la vigile dans la gueule, qui sait ?
mais bon.
sasha ne regrette jamais rien.

alors elle n’a pas peur quand l’autre la chope et commence à la soulever, doucement, pour l’intimider. ça lui fait pas peur parce qu’elle a l’habitude. dans la fosse, il y a trois fois pires. ces gros prédateurs qui se croient invincibles. ceci-dit, ici, c’est différent. la jeune femme n’en est pas un. sasha le sent. c’est gros, mais ça n’a pas de crocs. enfin, quelle importance. petite mangouste ne recule même pas devant les lions.

“hahaha… vas-y, j’te regarde !” elle n’a pas peur du décompte. “aaaah un rencard avec les étoiles. j’en ai rien à foutre des étoiles. mais si tu veux j’t’accorde un rencard avec moi. j’ai capté en fait, tu veux un tête à tête, c’pour ça tu me laisses pas entrer !! je comprends hein, j’suis irrésistible. écoute j'accepte, t'es plutôt jolie.”

elle bat des cils. elle ne comprend pas le risque, n’en a même pas peur. elle éclate de rire, c’est difficile de rire à plein poumon parce qu’elle est toujours choppée par le col. mais elle rit. elle se rit du danger.

parce que sasha si elle est venue là, c’est pour se ruiner.
si elle s’est pointée, c’est pour s’abandonner.
dans l’alcool, la drogue, les jeux ou la violence, quelle différence ?
elle veut jste une putain de descente d’adrénaline, se ruiner au point de se détruire.
parce qu’elle a déjà tout perdu, elle n’a plus de rêves ni de buts.
alors pour cette tentative malsaine d’auto-destruction,  la vigile, elle fera très bien l’affaire.
elle est belle en plus. ça s’ra toujours ça de prit si elle se fait latter la gueule.

“trois !”

elle se dégage au dernier moment, se baisse au sol pour éviter un coup de poing qui pourrait partir très vite, comme un réflexe. c’est que ça fait quatre ans qu’elle se bat dans la fosse, et un an qu’elle commence à gagner énormément. il faut bien que l'expérience serve. petite mangouste et rapide et dans un regard fou, elle bondit en avant au lieu de fuir. elle passe entre les jambes de la vigile pour se retrouver derrière son dos, la pousse en avant pour profiter de l’effet de surprise, et court pour rentrer dans le casino.

“CIAO !! JE T’AVAIS DIS QUE JE RENTRERAI HAHAHAHA !”

elle bondit dans l’établissement en bousculant les autres clients devant son passage. elle a conscience qu’elle ne jouera pas aux cartes ce soir, l’autre meuf doit déjà être à sa poursuite. il faut juste qu'elle court assez vite pour ne pas se faire balayer direct. ça serait con de perdre si vite.

ah, que c’est grisant. que c’est agréable que de s’élancer à corps perdu dans une putain de course, même si c’est perdu d’avance. ça lui fait du bien de courir, comme une énergie à libérer, un truc à expulser. la colère, la frustration, le sentiment d’injustice peut-être… sasha fuit la vigile, mais sasha fuit surtout les derniers événements de sa vie: le départ de wren, la passation de pouvoir, les descentes à la fosse, les gardes à vues, l’aveu d’hazgar matkovic… que ça fait du bien de courir.
tout fout l’camp, tout s’effondre et rien ne va.
mais au moins, elle est libre.
libre de foutre le bordel et de se ruiner, mais libre tout de même.

elle le sent, elle l'entend. la vigile est derrière elle et tente de l’attraper du bout des doigts. sasha fait volte-face un instant pour contempler le spectacle, une lueur folle dans les yeux.

“putain tu cours vite !”

elle ne dit rien de plus parce qu’il faut économiser son souffle, elle le sait. si elle tend à être un peu trop bavarde, un peu trop grande gueule… dans les moments sérieux elle sait se la fermer. elle l’a appris au travers des multiples combats qui rythment son existence désormais.
sasha esquive, rapide, précise. c’est son point fort. si elle n’était pas capable d’éviter les coups, elle se ferait balayer en une fois face à certains combattants. son petit gabarit et son corps féminin l’ont obligés à apprendre à tout éviter pour mieux contre attaquer.

mais voilà, toutes les bonnes choses ont une fin. les cheveux de sasha (il faudrait qu’elle les coupes, elle se fait souvent avoir comme ça) signent la fin de la course. la vigile les chope et la ramène vers elle, et la mangouste pousse un cri farouche. ça fait mal putain.

“repose-moi !! j’suis pas un baluchon !”

elle qui faisait la maline il y a cinq minutes n’est pas super ravie de se retrouver porter comme ça. c’est ridicule, il n’y a pas d’honneur. en plus elle sert comme une dingue et sasha étouffe. elle tente quelques coups, lui défonce les côtes, les jambes, frappent où elle peut avec ses bras et ses jambes. finalement c’est le coude qui part dans l’arcade sourcilière. d’un coup sec.  

sauf que la vigile pousse une gueulante en plein milieu du casino et tout le monde, sasha comme les clients, se taisent dans un silence de mort. elle sait que c’est la fin, ça s’entends au ton. la vigile ne rigole pas, ne rigole plus. alors le corps de sasha se détend, elle se laisse faire sans se débattre. elle contemple juste le visage de la brune d’un air à la fois fascinée et effrayée, dans cette agréable mais malsaine sensation d’avoir dépassé les bornes.

les deux quittent le casino devant les regards ébahis des clients qui n’ont probablement jamais vu ça de leur vie. ça leur fera les pieds, putain de riche. sasha les foudroie du regard, ricane parce qu’elle reconnaît tout de même deux ou trois visages: les parieurs de la fosse dépensent aussi leur argent ici.
une fois dehors, la vigile pivote dans la première ruelle, aux abris des regards. elle plaque sasha contre le mur, dont le corps riposte par réflexe, se tend et résiste. ça lui redonne de l'énergie pour être en colère.
parce que d’habitude, c’est les miliciens qui la plaque comme ça.

“hmpf.” elle grogne. la joue contre le béton, elle n’articule pas bien. “t’as fait la milice ou quoi ? c’est bon lâche-moi !”

mais non, elle ne lâche pas, elle se rapproche petit à petit et sasha commence à étouffer. ses os grinçent et la douleur pointe le bout de son nez. elle est à la limite, sur le point d’abdiquer.

“ouais.” même si elle ne peut plus bouger, elle ne peut s’empêcher de répondre. “j’adore venir faire chier les petits riches qui ont rien compris à la vie. t’inquiète, grâce à moi ils auront une soirée gigaaaa mémorable.”

elle ricane un peu, comme une hyène. ça ne dure pas longtemps parce que la pression et la douleur la rattrape vite. elle ne peut déjà presque plus bouger, alors les rires qui convulsent le corps il faut mieux oublier.

“c’est bon, c’est bon… tu peux m’lâcher j’abandonne, t’as gagné…” les mots sont étouffés, mais ça semble étrangement sincère. comme si elle avait compris. il y a un silence, et puis: “...mais j’ai quand même réussi à rentrer !”

et ça la fait marrer. la meuf la maintient toujours, elle a l’air plus prudente qu’au début. ça saoule. sasha tente d’évaluer la situation pour trouver un moyen de s'échapper mais tout est flou. c’est les verres d’alcool sans doute. l’adrénaline de la course qui redescend peut-être.

“putain mais t’as que ça à la bouche !”

s’en est trop. sasha réussit à plier sa jambe de sorte à relever son pied et son genoux entre la vigile et le mur pour prendre appui sur celui-ci et donner un grand coup en arrière pour se dégager. sauf qu’au lieu de fuir à nouveau, elle se laisse tomber par terre, le dos contre le mur et les fesses sur le béton. son premier réflexe est de se masser la nuque. elle commençait à avoir mal.

“rencards, date… tu me kiff vraiment en fait ?”

si la première fois c’était de la provoc, elle commence doucement à y croire. elle sourit doucement, un peu provocante, mais reste bien sagement par terre pour l’instant. elle semble réfléchir cependant, le regard qui se voile tout à coup. ça ne dure pas longtemps, mais peut-être que l’autre a remarqué l’expression triste, de détresse, qu’il y avait sur son visage.

“en vrai…” elle pense sérieusement à la proposition. “vas-y pourquoi pas.” changement de ton, même si elle a retrouver son air farouche. y’a un truc qui cloche, un truc qui ne va pas. elle est plus sérieuse, elle a arrêté d’hurler comme une bête sauvage. elle se relève, enlève son sweat-shirt qu’elle laisse tomber par terre. “un contre un. t’as des clopes ? tu sens la fumée. si j’gagne tu m’en donnes une et tu me paye un verre ok ? si tu gagnes j’reviens plus jamais te faire chier.”

elle fait tourner sa tête et fait craquer ses cervicales avant de se mettre en garde. c’est plus facile dans cette ruelle, ça lui fait penser à l’arène souterraine. elle est venue pour ça, finalement: trouver un moyen de faire passer sa colère, de digérer sa rage. tout claquer dans une partie de poker ou se battre avec un vigile, n’importe quoi fera l’affaire. sasha ne veut juste pas rester à rien faire. parce qu’arrêter de bouger, c’est mourir.

alors doucement, elle inspire, expire.
puis se met à sourire.
parce qu’il n’y a que les fous qui aiment se battre dans la fosse.
qui aime cette violence.
sasha a un pète au casque depuis des années maintenant.
et là, c’est l’apogée de la soirée.
quand elle sera lessivée, quand elle n’aura plus d’énergie…
alors peut-être qu’elle se calmera.
mais pour le moment, elle fixe la vigile comme si c’était une proie.  

il y a un silence, puis un soupir las. la femme hausse les épaules. sasha comprend à la position qu’elle accepte son défi. c’est la position de quelqu’un qui veut se battre, quelqu’un qui sait se battre. sasha renifle, se concentre. ça pourrait sembler difficile parce qu’elle a bu, mais elle à l’habitude. c’est devenu naturel après toutes ces années. elle se souvient, il y a sept ans elle était à brise-cœur pour la première fois, se battant avec un blondinet apprenti milicien. elle avait perdu, fini dans la fontaine du puits au vœu. elle avait bien changé, depuis ses seize ans. la même rage sauf que maintenant, elle était capable de gagner un combat.

sasha réfléchit. elle a compris à la poigne de la vigile qu’elle perd sur le plan de la force. il faudra tout jouer sur la vitesse. elle attend, patiente, et puis soudain.
elle fonce.
elle se jette en avant, usant de son petit gabarit comme d’un avantage. elle a l’habitude de se battre avec plus gros qu’elle dans la fosse. c’est rare de tomber sur quelqu’un de plus petit, même parmi les plus jeunes. sasha est en dessous, à portée de son ventre. d’habitude elle frappe au cou parce que ça bloque la trachée et empêche de respirer. mais là, elle est vraiment trop petite. elle n’a que le ventre ou le torse et sasha, inconsciemment, se refuse à viser la poitrine: ça sera donc le bide. si ça avait été un mec, elle aurait visé les couilles.

le coup part. violent. pas totalement de face parce qu’il y a les abdominaux. un peu sur le côté pour briser la carapace. elle enchaîne les coups, sasha, la force à reculer jusqu’à ce qu’elle soit à son tour contre le mur. sauf que la vigile ne replique pas. alors inconsciemment, sasha ne frappe plus pour se battre mais pour évacuer toute la colère qu’elle a en elle.
elle se met à hurler.

quand elle a fini, quand elle n’en peut plus et abdique, elle libère l’autre de ses poings. elle fait trop pas en arrière et se laisse tomber à nouveau sur le sol, par terre.
exténuée.
mais toujours aussi folle de rage.

“... tu m’as laissé gagner.”

le ton est assassin. sasha la fusille du regard dans la nuit noire.

“tu t’es laissé faire putain ! ça n’a rien d’une victoire !”

ça l’enrage parce qu’elle aurait voulu un truc honnête, un truc équitable. ça l’emmerde parce que l’autre s’est laissé faire pour une raison qu’elle ignore. elle l’a aidé à se vider, à se libérer de sa colère, mais l’a privé de son combat.

sasha se recroqueville, renifle.
elle a envie de pleurer.

elle n’a que la force de fumer la cigarette qu’on vient de lui jeter. la fumée s’infiltre dans ses poumons et ça la détend d’un coup, d’un geste las, comme un abandon. elle expire tout le poison qu’elle a en elle. il ne reste plus qu’une gamine perdue, une gamine fragile, le cul sur le trottoir et l’envie de mourir.

“...d’accord.”

elle est ruinée aussi, mais sasha n’a pas gagné son combat alors elle ne mérite rien.

elle ne sait pas pourquoi mais en se relevant, elle s’est sentie obligée de passer son bras dans le dos de la vigile pour l’aider à marcher. comme si elle se sentait responsable de son état. parce qu’au final, elle l’était, responsable. entre la fatigue mentale d’avoir été dans ses pattes, puis la course poursuite dans le casino et enfin le rouage de coup contre le mur d’une ruelle… sasha enchaîne les mauvais rôles.

les deux se traînent jusqu’au premier bar paumé dans une ruelle miteuse. ça lui convient. ça fait cinq ans que c’est son quotidien. même plus. les deux s’installent sur la première table qui vient, d’un vieux bois gravé de conneries. des jeunes bourrés ou des vieux déchirés. il y a l’air d’avoir de tout ici. le serveur passe et sasha fait les gros yeux quand l’autre décide à sa place, la provoc juste après. elle l’a bien mérité, mais elle s’octroie le droit de se vexer.

“eh ! non !!! c’est moi qui paye j’ai encore le droit de choisir c’que j’bois ! j’veux du whisky dans l’jus tomate ou rien.” le regard fuse vers le serveur. elle ne devrait pas. si elle continue, il va les foutre dehors. ça ne la dérange pas. l’idée que la vigile qui l’a virée du casino se fasse virer du bar par sa faute la fait bien rire. “puis moi aussi j’suis fauchée alors bon…”

fauchée de ses thunes, fauchée de ses rêves, fauchée de ses espoirs.
le regard a de nouveau glissé vers la femme.

“hé.”

elle interpelle la brune. elle prend enfin le temps de la regarder correctement. elle est grande, imposante. ça, elle l’avait déjà remarqué tout à l’heure. mais pour de vrai, elle était plutôt jolie. un peu brute de décoffrage, mais laissant deviner une certaine douceur. un peu comme une grande sœur.

“... pourquoi tu m’as laissé gagner ?”

elle baisse les yeux, honteuse.
pour sasha, ça n’a rien d’une victoire.
pour sasha, il n’y a rien à fêter.

“nie pas, t’as pas répliqué. tu t’es laissé faire. au vu de ta force quand tu m’as chopé, t’aurais pu m’envoyer valser en un coup… pourquoi tu l’as pas fait ?”

elle relève la tête d’un coup pour planter ses yeux bleus dans les prunelles argentées de la vigile. elle a une expression méconnaissable. l’expression de ceux qui ont tout perdu, de ceux qui hurlent au désespoir. l’expression d’une gamine brisée. elle n'a plus rien à voir avec la mangouste enragée dans les rues de la capitale. elle a de nouveau envie de pleurer. pauvre fille qui voulait à tout prix se faire cogner pour ne plus jamais avoir à se réveiller.

elle ne veut pas répondre. il n’y a qu’une seule question qui lui brûle les lèvres et la vigile refuse de répondre.
pourquoi ?
pourquoi l’a-t-elle laissé gagner ? pourquoi n’a-t-elle pas répliqué ? pourquoi n’a-t-elle pas bouger ? ça lui brûle le bide et ça lui crame la gorge et ça lui fait fourmiller ses veines. ça la démange encore comme un truc qui colle et qui refuse de partir.l’envie de cogner, l'envie d’hurler, l’envie de courir quelque part, de foncer dans un mur jusqu’à s’éclater l’crâne.

elle pensait l’avoir trouvé, son mur.
c’était pas l’alcool, c’était pas les cartes, c’était la castagne.
mais non, que dalle.

alors ouais, elle se sent merdique. elle se sent putain de minable. elle ne voulait qu’un truc et finalement, on lui a enlevée au dernier moment. comme une enfant à qui on promet un jouer, un dessert, n’importe quoi; et qu’on lui retire des mains. elle est frustrée, sasha. et le pire dans tout ça, c’est qu’elle n’a même plus la force de le faire savoir.

“t’es tarée. s’pèce de sadique.”

parce qu’on dirait que ça la fait marrer. on dirait qu’elle aime ça, que ça l’amuse.  elle se délecte de lui avoir enlever son seul effet cathartique. elle lui dégueule sa réussite à la gueule.  mais sasha comprend. c’est la satisfaction insidieuse de celle qui sort victorieuse sans combattre. mais bon sang, que c’est frustrant.

habituellement, ça ne la gêne pas. sasha a toujours pris l’habitude de frapper plus faible que soit. ça a commencé dans la cours de récré quand les gamins parlaient mal de son père. ou la traitaient de bâtarde parce qu’elle n’avait pas de mère. elle n’a pas de scrupule. elle frapperait n’importe qui. femmes, enfants, hommes, proies ou prédateurs. mais là… là elle le voulait, son combat. elle lui avait promis. un rencard avec les étoiles et un date avec la mort.

sasha, finalement, n’aura eu qu’un pauvre verre de jus de tomate.

elle ne dit rien, d’ailleurs, quand le serveur lui amène. parce qu’elle espère qu’il est plein de whisky. elle s’en convainc, d’ailleurs, quand elle porte le verre à ses lèvres. oui, voilà, c’est pour ça que c’est bien dégueulasse.

“ah. bah… c’mon métier.” elle hausse les épaules. elle fait la meuf détachée. sauf que ça lui flatte un peu l’égo d’avoir ce regard intrigué. “puis, j’tappe plus fort quand on me sous-estime.”

ça, c’est bien vrai. comme une petite teigne, des coups un peu revanchards. c’est pour faire ravaler la salive à tous ceux qui la narquent et la prennent d’un peu trop haut.

“j’suis minuscule et j’suis une meuf. crois-moi, ici, ça suffit pour qu’on s’pense meilleur que moi.”

regard accusateur à son tour parce que c’est ce qu’il s’est passé devant le casino, il y a maintenant une bonne heure. elle l’a traité de crasseuse, a assumé haut et fort qu’elle était meilleure qu’elle.

“toi au moins t’es grande.”

et belle.
et imposante.
et intelligente.
et avec un taff un peu stable.

sasha détourne les yeux, tire la gueule et garde ses pensées pour elle. elle n’aime pas être jalouse, mais tout à l’air tellement mieux chez les autres. à côté de la vigile, elle se sent minable, crade, stupide, petite, faible, naze.
bref.
tout lui renvoie à quel point c’est une ratée.
elle n’ose même pas lui redemander une clope.

“tu veux qu’j’fasse quoi d’autre ?” ça veut dire: pff. comme si j’avais le choix, tu comprends rien. “j’t’ai dis. c’est mon métier de cogner des inconnus.” elle répond avec la même lueur du défi. comme pour prouver quelque chose. qu’elle vaut mieux que ça. “et puis c’est toi qui m’a insulté en premier, d’abord !”

elle lui tire la langue comme une sale gosse. sauf que le regard un peu cruel, un peu sadique, de la brune change. sasha détourne encore les yeux parce que ça la perturbe. elle a l’impression d’être observée, passée au crible.
elle a l’impression d’être comprise.
et sasha ne veut pas être comprise.
sinon elle ne pourrait plus en vouloir au monde.

“...m’regarde pas comme ça.”

elle a le genoux qui commence à s'écouter d’un air nerveux. petite mangouste se dévoile pudique. elle rougit un peu mais prétend que c’est parce qu’elle a couru et qu’elle s’est battue.

“hé… c’quoi ton nom ? j’vais pas t’appeler pétasse toute la soirée. sauf si tu préfères hein, je juge pas !”

sourire mauvais. elle tente de reprendre l’ascendant sur la conversation en jouant la provoc. ça ne marchera sûrement pas. sasha fatigue, presque au bout du rouleau, pas encore folle mais bientôt.