Les portes se referment après son passage, alors que commence à démarrer la mécanique cage. La navette se met en route pour rejoindre la cité alors qu’elle cherche un siège dans lequel s’installer. Bo-Ra s’affale à l’opposé du côté couloir et sort de son sac des écouteurs et un lecteur de musique sur lequel elle appuie pour déclencher son pouvoir. La musique se met à chanter dans ses écouteurs qu’elle dépose doucement vers le pavillon de ses oreilles. Elle referme son sac qu’elle referme contre elle, la tête tournée vers l’extérieur qui vient défiler à toute allure. Les arbres sont déformés par la vitesse, la nature s’envole progressivement pour la cité.

Bo-Ra quitte la forêt, mais elle reviendra d’ici ce soir la retrouver, sa bien aimée. Sa tendre alliée. Le piège luxuriant dans lequel elle préfère se réfugier. Une bâtisse verte dans laquelle elle préfère laisser pousser les mauvaises herbes de la vengeance, plutôt que d’assumer la pesante absence. Depuis qu’il est parti, les ronces ont commencé à pousser autour des ruines de leurs souvenirs. Alors la panthère ne peut s’empêcher d’attendre dans une rage endormie, elle se laisse souffrir.

Petit à petit,
C’est le sommeil qui vient la retrouver.
C’est comme ça à chaque fois : Bo-Ra le sait,
Mais elle ne s’y attend pas.
Ça lui tombe dessus, sans qu’elle n’y croit.
Bo-Ra ne croit en rien, ni en la mort ni au destin.
Ca la surprend, à chaque fois,
Comme si c’était la première fois.
Bo-Ra s’oublie dans la navette.
Elle retrouve dans les contrées où elle ne devrait jamais être.

Ce n’est qu’un moment après, qu’une présence, un mouvement, une main et une voix viennent la réveiller. Alors Bo-Ra sursaute et attrape l’individu qui la fait sortir de son moment de repos. Sa main lui bondit dessus, son corps en sursaut. Elle ne l’a pas encore vue qu’elle observe l’extérieur sans réellement savoir où elle est arrivée.

- Ah.

Puis son visage plus calme que ses pensées se tourne vers la personne que sa main est venue torturer. Elle relâche le bras sans pour autant daigner avoir une quelconque réaction face à la concernée. Peut-être devrait-elle la reconnaître, mais le temps a effacé les rires enfantins. La mémoire trahit son visuel examen.

- C’est le terminus ?

Tw mentions de mort  

La main qui piège l’avant-bras finit par relâcher maladroitement sa proie, alors que le vide dans un courant limpide traverse les pupilles dilatées de celle dont l’identité est confondue. Le surnom que la femme susurre déterre les souvenirs à moitié enterrés. Ceux cachés sous le tapis, dont les odeurs pestilentielles restent collées au plancher. Les brimades que le temps n’a pas encore effacée, les joies et les douleurs parcourent son corps et ses pensées alors que les mots n’arrivent pas à remonter. Un embâcle s’accumule dans sa trachée, piégeant les mots qui aimeraient sortir de ces lèvres abîmées par un chagrin amer. Seuls ses iris forgés d’or réfléchissent une tristesse sincère. Il n’y a que la vérité qui finit par éclaircir le silence qui doucement commence à s’installer comme le décès des êtres aimés.

- Je ne suis pas Bae.

Bo-Ra. Ce n’est pas Bae-Soo.
Bo-Ra ne fait que lui ressembler.
Bo-Ra. Ce n’est pas Bae-Soo.
Bo-Ra est félin, lui est hyénidé.
Bo-Ra. Ce n’est pas Bae-Soo.
Bo-Ra ne fait que lui ressembler.
Bo-Ra. Ce n’est pas Bae-Soo.
Elle est en vie, lui décédé.

Ses yeux se couchent sur le visage de la factice inconnue, tandis que ses dernières paroles viennent l’achever. Elle lui donne le coup de grâce, les mots chargés à blanc, forgés dans l’amertume inexprimable sans que le regret ne vienne la bousculer. Celle a la peau froide ne lui inspire pour le moment aucune pitié, alors les mots commencent à détaler, inonde salement la rame pour retracé l’histoire du macchabée.

- Bae-Soo est mort.

Cela n’a pas changé. C’était comme hier, avant-hier, et avant-avant-hier. C’est toujours aussi triste et disgracieux. Le félin a beau lui ressembler, elle sait qu’elle n’est que fêlure dans ces regards qui perdent leurs éclats lumineux. Elle n’est plus que doublon d’un nom qui fait naître la pitié dans les regards devant les cicatrices encore écorchées des malheureux. Elle doit annoncer la mauvaise nouvelle, apporte le coup du bourreau. Bo-Ra ne sait pas faire semblant, elle ne peut que mentir pour de faux.

- T'es qui ?

Si elle connaissait son frère, Bo-Ra a oublié son visage.
Elle connaissait ses fréquentations, mais dans sa mémoire flinguée n’est plus qu’un mirage.  

- Oui, c’est moi. Bo-Ra Gang.

Bo-Ra Gang, c’est qui ? Ce n’est plus personne. Un fantôme qui hante les bois à la recherche d’une justice qu’elle ne trouvera pas. C’est une âme à l’affût du bruit qui éclate les corps des bêtes dans les fontaines de sang. C’est une femme qui n’ose plus voir son propre reflet de peur de reconnaître le visage de son frère entre les cicatrices laides et défoncées. C’est une lâche qui a quitté son heure de gloire pour fuir ses propres cauchemars, mais ils continuent de courir, morts-vivants comme des cafards.

Alors Bo-Ra, elle reste assise calme et inerte. Elle ne compte pour le moment pas bouger et admire la belle femme à ses côtés sans comprendre ses intentions pourtant pleines de bonnes volontés.

- Pourquoi ? Il est déjà mort.

Pourquoi faudrait-il prier ? Bo-Ra ne croit pas en la résurrection. Bo-Ra ne croit pas en la vie et ses bonne-factions. Bo-Ra ne croit qu’en la fin éternelle, elle éveille ses faveurs vocifératrices. Bo-Ra ne croit pas la mort libératrice. Bo-Ra ne croit que la mort n’est qu’une peine immonde, une pourriture, bourrée d’injustices. Bo-Ra, elle n’aime pas la mort, elle ne veut pas mourir. Bo-Ra, elle sait juste qu’ils vont tous finir par crever et par pourrir.
Alors pourquoi prier ?
Il est déjà parti.
C’est terminé.

- Ah… C’est toi.

Bo-Ra songe à son frère. Il était amoureux d’Helen, elle a l'impression que c'était hier. Il prononçait son prénom comme aucun autre garçon ne l’aurait fait, mais son visage a disparu, alors qu’il espérait la recroiser à tous les coins de rue. Cet amour d’enfant, il ne l’a revit plus. Alors, ils l’ont oubliée, Bae comme Bo-ra, son amie et le temps est resté gris.

Elle ne souvenait plus vraiment de son visage, de son regard, de la droiture de son nez, de la couleur de ses traits. Bo-Ra, elle a préféré tout oublié, elle s’est lavée les mains pour se nettoyer de son passé. Alors devant le minois d’Helen, elle essaie de replacer son vieux portrait à côté du sien pour l’actualiser : mais c’est difficile, rien n’y fait. Le changement a déjà opéré.

- On est où Helen ? Je me suis encore endormie, pas vrai ?

Comme à chaque fois.
La même rengaine, elle préfère dormir plutôt que de voir les jolies couleurs de l’univers.
Bo-Ra préfère sombrer et perdre ses repères. Elle regarde par la fenêtre, ça ressemble un peu à Arc-En-Terre, les territoires de leur jeunesse. Ce n’est pas le lieu où elle devait se rendre, mais c’est déjà foutu : pas la peine de jeter les feux de détresse.

La mort, la panthère n’a jamais compris pourquoi tout le monde l’aimait tant sur cette île. A glorifier le fait que ces êtres partent sans pour autant toucher à la véracité de leur réincarnation : les religieux ont tout misé sur une croyance, sur de maigres certitudes fragiles. Bo-Ra, elle n’est pas capable de faire tout cela, elle ne sait pas si elle aimerait réellement être rassurée, puisque que la noirceur est plus simple à accepter, parce qu’elle c’est un chemin qu’elle tend plus facilement à accepter.

Bo-Ra, elle ne veut pas se compliquer la vie. Elle ne veut pas faire de réels efforts. Elle ne veut pas éclairer les souvenirs humides qui se mettent à pourrir pour les faire sécher et soigner ses plaies. Bo-Ra, elle ne veut pas bouger, elle ne veut pas se battre contre l’adversité, contre les idées noires. Il est tellement plus évident de se figer devant les images coincées dans sa mémoire. Il est plus simple de faire l’écureuil devant les éclats des phares.

Ses paupières sont légèrement plissées, elle ne croit pas que les prières permettent le souvenir. Les souvenirs, c’est comme le reste : ça finit par mourir. Bo-Ra, elle ne se souvenait pas qu’Helen était si pieuse, dans sa mémoire c’était une jeune admirée que les garçons voulait collectionner dans les listes de filles qu’ils voulaient bécoter. C’était une fille que son frère aimait, une amie dont elle aurait aimé avoir plus de souvenirs : mais le temps a balayé tellement d’images, de phrases, pour ne garder du meilleur que le pire.

- Les morts seront oubliés. Je sais pas si c’est nécessaire…

Face à ce qu’Helen lui dévoile, elle se met à soupirer. C’est bien ce qu’il lui semblait. Elle ne sera jamais à l’heure en faisant demi-tour parce qu’il y a d’ici là plusieurs arrêts et que le rendez-vous ne va pas tarder. Alors elle préfère lâchement abandonné, comme le reste. Elle préfère laisse tomber et retourner sa veste. Elle n’est pas courageuse dans le fond Bo-Ra. Elle préfère la lâcheté : pas plus forte que ça.  

- Oh merde. Bon bah je crois que j’ai raté mon rendez-vous… Tant pis.

Tant pis. Ce ne sera pas la première chose qu’elle a raté. Les études n’ont même pas été enviées. Les notes étaient médiocres sauf quand il s’agissait de s’agiter. Les remarques se sont accumulées et elle n’a jamais eu l’envie de changer sa mauvaise destinée. Alors ce n’est pas grave : elle changera d’ophtalmologiste, sa vue restera la même. Comme le reste, elle gâche tout, frappée par le dégoût devant ses échecs : sans oser confronter le dilemme.

Bo-Ra prend la fuite pour finir à l’extérieur.
C’est le quartier de la jeunesse. Elle se souvient qu’ici, ils avaient grandi. Elle se souvient que dans ce quartier, il y avait Helen, après ils ne l’ont plus jamais revu. Avare était le temps, l’espace était distordu. Alors son visage est frappé par l’air frais, elle remet les anses de son sac sur le sommet ses épaules alors qu’elle lui avoue la date de son décès.

- En Novembre dernier. Le dix-neuf.

Cependant, elle n’ose pas lui dire toute la vérité. La façon dont le coup fatal a été donné. La façon dont le corps s’est écroulé. La manière dont il gisait alors que les parieurs criaient à la victoire de celui qu’elle veut tuer. Non, Bo-Ra ne peut pas lui dire comme ça : parce qu’elle a d’autres choses à raconter, elle se sent pas à l’abri dans ce quartier. Elle préférera lui dire qu’elles seront dans sa cabane, dans un lieu intimiste, ou peut-être dans la forêt. Pas ici, pas ici parce que c’est trop dur d’assumer de vivre, mais pas lui. Pas ici, parce qu’elle est déjà déçue d’avoir encore raté quelque chose aujourd’hui.

Les griffes de la panthère saisissent le téléphone et jouent une mélodie sur le grand écran d’Helen. Bo. C’est tout ce qu’elle note avec les chiffres associés à son numéro. Puis tout est enregistré, elle est maintenant dans les contacts du Boa émeraude et lui rend son smartphone une fois que le téléphone a tout validé.

- Oui. Merci. Si tu veux, tu pourras venir chez moi. Ou on se verra chez toi. Ou.. Peu importe. Je m’en fou, tu sais.

Bo-Ra, elle s’en fou d’où elle ira. Elle n’est pas compliquée. Elle n’a jamais été difficile. Elle se contente toujours de peu et ne fait pas la fine bouche. Tant que le lieu de rendez-vous n’a pas des allures trop louches, des allures de fosse, d’un théâtre de combat. Elle aime se contenter de peu Bo-Ra, peut-être parce que c’est plus simple ainsi, parce qu’elle est déjà trop dure la vie. Il faut se lever, croire qu’on peut s’aimer, croire que tout va bien aller, mais les absences sont pesantes dans le quotidien : il faut se vautrer contre le mur et ne plus croire en rien.

- Il y a tant d’années qui nous ont séparées… J’espère que le temps nous permettra aussi de le rattraper.


- Je vais y aller. J’ai raté mon rendez-vous de toute façon… Je rentre chez moi. Je te contacte une prochaine fois par message. Ou peut-être que ce sera toi... C'est mieux.

La panthère mélange un peu ses mots.
Bo-Ra elle lève son vieux téléphone et s’en va de l’autre côté pour repartir dans le sens inverse. Elle a raté son rendez-vous mais en a gagné un avec le passé, avec la mélancolie, avec cette ancienne amie. Alors pendant quelques secondes, elle se demande ce qu’il aurait pensé, comment il aurait réagit :