Bien qu'impulsif, Ephraïm est patient.
Aussi, quand Bellamy s'accorde le temps de la réflexion, le jeune homme attend. Le pas lent, une main dans la poche, l'autre bras, reste ballant. Les yeux levés vers la rue, Ephraïm se repère aisément. D'un signe de tête, il indique quelle direction prendre au carrefour.
La question de Bellamy le prend au dépourvu. Comme si Ephraïm allait feuilleter des magazines… Ceux qu'il a le plus de chances de feuilleter sont ceux qu'il trouve dans les salles d'attente. Les livres de jardinage, d'exploration de l'île, de cuisine peut-être, mais les stars, les potins, les strass et les paillettes, ça ne l'intéresse pas. Au contraire ! Ca lui donne l'impression de mettre son nez dans le linge sale des autres.
Une moue échappe au jeune équidé. Mal à l'aise, il gratte l'arrière de sa nuque. Car il a l'impression qu'il devrait savoir, comme si c'était une simple question de culture générale.
_ Euh. Tu sais que ça reste un centre d'intérêt quand même assez spécifique ? Je ne vois pas de quoi tu parles, sois plus clair.
Réalisant que son ton est un peu abrupt, il lève la main dans un geste d'excuse et ajoute un "s'il te plaît". Sa voix s'est faite plus douce, jusqu'à ce que l'insistance de Bellamy lui fasse écarquiller les yeux.
_ Ton formidable travail ne t'occupe pas assez, pour que tu viennes me casser les pieds avec ce genre de questions !
S'agace-t-il. S'étant arrêté, son pied a instinctivement frappé le sol d'un coup de talon, avant qu'il ne renifle un peu en fronçant les sourcils. Mal à l'aise, les rougeurs regagnent ses joues et s'étirent sur ses oreilles, mais Ephraïm tourne franchement la tête pour ne pas avoir à endurer le regard de Bellamy. Sa main revient glisser ses ongles à l'arrière de sa nuque.
Un lourd soupir s'arrache de ses lèvres et son bras retombe.
_ Ouais. Une mauvaise expérience. On peut dire ça comme ça.
Ses yeux se baissent vers le sol et ses poings se serrent. Ses lèvres se rétractent. Une conserve, abandonnée au sol, se fait envoyer contre le mur d'un coup de pied. Le jeune homme a redressé la tête à l'impact contre le mur, comme s'il était lui-même surpris. Il s'avance pour ramasser la conserve et la jeter dans une poubelle à proximité, puis nettoie ses mains dans une fontaine.
_ C'est pas de sa faute. Ni vraiment de la mienne.
Ephraïm hausse les épaules.
_ Je…
Sa voix tremble. Sa main s'ouvre, laisse l'eau ruisseler entre les doigts. Ses yeux reviennent vers Bellamy. Ses lèvres, portent un poids qui fait crisper ses épaules. Le souffle se coupe, se retient, les mots, s'agglutinent, s'encombrent. Puis sa main revient saisir le levier de la fontaine. D'un geste, il l'abaisse. Puis le relève, l'abaisse. La colère revient. Dans son autre poing qui se serre.
L'expression, un instant vulnérable, trahit la souffrance. Entre les sourcils froncés, les rides se creusent, au coin des lèvres, se tracent la rage, car Ephraïm ne supporte pas l'impuissance.
_ Ca me fait chier ! Ca me fait CHIER BORDEL !
D'être amoureux.
D'un homme qui ne l'aimera jamais. Qui ne pourra jamais rendre ses sentiments. D'un homme qui doit se marier, qui, pour cette image qu'il aime tant, n'avouera jamais, ne dira jamais, qu'ils, qu'ils, est-ce qu'ils sont quelque chose déjà ?
Car Ephraïm a peur, que tout ce qu'ils aient échangé, le peu qu'ils se soient donnés, c'eut été un jeu pour Lui, qu'il se soit moqué de lui, qu'il s'amuse à le faire languir, à lui faire mal, mais une part de lui, le sait sincère. A moins qu'elle ne se contente d'espérer ?
_ Ca fait CHIER l'amour ! Pourquoi ça se passe jamais comme dans les livres ?!
Ces livres à l'eau de rose, qu'il lit à l'abri dans sa chambre. Qu'il cache sous des couvertures neutres, par crainte que l'on ne se moque de lui. Qu'on rie, de sa petite taille, de sa colère, de son avarisme, d'accord, mais pas, pas de l'amour, pas de son romantisme, car oui, Ephraïm est fleur bleue. Et que cette fleur, elle est écrasée par des diktats face auxquels il ne peut rien faire.
_ J'aime quelqu'un… Mais ça ne pourra jamais se faire, JAMAIS, tout ce que j'ai à faire, c'est tuer tout ça, tout ce que je ressens, tout ce que j'espère, j'ai qu'à écraser tout ça, ECRASER TOUT CA, mais j'y arrive PAS !
S'insurge t il en faisant volte face vers Bellamy.
_ VOILA pourquoi ça me braque !
Un rictus sans joie étire ses lèvres alors que ses mains malmènent un des portes-clefs suspendus à son sac, c'est un poisson qu'Uriel lui a offert, c'est un petit requin baleine qu'il caresse finalement du bout du pouce.
_ Parce que tout ce que je ressens, je l'enfonce dans cette cocotte minute, que ça bouille dans mes veines, je sais pas quoi en faire… Et que ça me fait mal putain, ça me fait mal de voir qu'il est à portée de mains et que je ne peux pas juste… que je ne peux pas… Il ne veut pas, il ne peut pas, j'en sais rien, mais tout ça, c'est à sens unique. J'essaie de faire barrrage mais…
Ses épaules se relâchent et un lourd soupir s'arrache de ses lèvres.
_ Mon coeur finira bien par s'écraser sous la pression. Puis j'arriverai peut-être à passer à autre chose.
Ennuyé, Ephraïm se recule d'un pas.
_ Désolé, je n'avais pas à crier. Tu n'es pas responsable. Enfin, si, tu l'es quand même un peu, à venir appuyer ton doigt sur le détonateur.
Il lui adresse un regard noir, dans une moue bougonne - de quoi masquer la honte, de s'être ainsi livré. Ses bras se croisent sur son torse et il préfère finalement baisser les yeux, préoccupé. En réalité, Ephraïm ne le frappera jamais - au pire des cas, il s'acharnera vainement sur la fontaine ou sur d'autres boîtes de conserve que sa route croiserait.