Elle avait passé quelques heures chez elle avec Ilya, avant le Bal.
Elle l’a aidé à se parer de ses habits, lui a replacé le col de sa chemise correctement.
Elle a brossé ses cheveux, tressé délicatement quelques mèches lacées de petites branches dorées
petite touche scintillante qu’elle lui avait promis serait magnifique
viendrait compléter son look du soir.
Et ça l’était ;
« Ça te donne des airs de prince, » qu’elle avait dit.
Et quand lui a quitté l’appartement pour se rendre à la fête
elle a promis qu’elle ne tarderait pas à l’y rejoindre.
Alors elle s’était empressée de se maquiller
de coiffer ses cheveux en un chignon peut-être un peu en désordre
d’enfiler la magnifique robe de satin bleu nuit qu’elle s’était procurée spécialement pour l’occasion.
Cintrée à la taille, à la jupe longue et légère.

Elle n’avait jamais assisté au Bal du printemps, Yara.
Elle n’y avait jamais assisté, de peur qu’on l’exclue
qu’on ne la traite pas bien mieux que d’ordinaire.
Cette fois, cependant
Yara savait qu’elle n’y serait pas seule
et cette seule pensée suffisait à lui donner l’envie
pour une fois
de se faire belle
d’enfiler ses escarpins
de se pointer au Palais des Rois.

–¦–

Ce fut une expérience brève passée entre les murs parés
de tapisseries, de dorures opulentes
parmi la foule mondaine drapée de ces tissus élégants
aux visages couverts de masques extravagants.
Ce fut bref mais, au moins
Yara savait définitivement que ce n’était pas le genre de fêtes qu’elle apprécie.
Et elle avait bien vu que c’était aussi le cas d’Ilya –
mais lui, elle savait que ce genre de fêtes n’étaient pas sa tasse de thé
depuis cette fameuse nuit du Nouvel An, durant laquelle elle l’avait croisé
seul sur un banc du Parc des Cerisiers.

Elle en avait eu assez, aussi avait-elle quitté l’évènement au même moment que le Cobra.
Et dans la nuit, loin de la musique
des rires, des cris
des yeux indiscrets
des opéras et des brownies un peu suspects
deux amis ont dansé dans les rues, en riant comme des enfants
deux amis ont dansé au rythme de leurs propres chants.
Masques tombés, escarpins délaissés
sourires complices et main dans la main.
La soirée s’était terminée
mais la nuit s’annonçait plus belle encore.

–¦–

Le désir à fleur de peau
Yara, elle
elle s’est laissée aller dans les bras d’Ilya.
Les mains un peu avares l’avaient débarassé de ces habits qui lui donnaient un air de prince
et sous les quelques rayons lunaires filtrant par la fenêtre de la chambre
lui, qui était déjà bel homme, lui semblait plus beau encore.
Magnifique, même.

La robe de satin bleu a glissé sur la peau halée
sur le sol, au pied du lit, abandonnée
révélant ainsi chacun des défauts de la Sans-Âme.
Les marques sur ses bras
les vergetures sur son ventre
quelques cicatrices dont l’origine demeure mystérieuse.
Mais, pour une fois
elle s’en moque, de ces marques.
Pour une fois, Yara se sent belle.
Pour une fois, elle ne se préoccupe pas de ce qu’on peut bien penser d’elle.
Pas alors que ses doigts parcourent la peau douce du Milicien
dessinent, tracent habilement les contours des muscles, des cicatrices marquant son corps.

Et elle adore, Yara
elle adore ces sensations grisantes
celles de caresses contre son derme
celles de baisers pressés au creux du cou
sur les épaules
dans le dos.
Et elle adore, Yara
elle adore cette proximité qu’elle partage avec lui, avec Ilya
cette intimité qu’elle n’aurait jamais cru retrouver auprès de qui que ce soit.
Et elle adore, Yara
elle adore le fait que
de tous les hommes et de toutes les femmes sur Haklyone
c’est avec elle qu’on souhaite passer la nuit
c’est avec elle qu’on souhaite passer un bon moment.

–¦–

Tout lui semble plus doux, à Yara.
Encore un peu grisée, encore un peu à bout de souffle.
Toute lovée contre le flanc du grand blond, la tête posée contre l’épaule
les yeux fermés comme pour profiter du moment.
Et quand enfin, la respiration se calme et que les paupières papillonnent
alors les mirettes ambrées se lèvent vers celles polaires d’Ilya
et un grand sourire illumine le visage de la jeune femme.

« … En prenant en compte le fait que j’suis un peu rouillée, » qu’elle commence, « tu me donnerais quel score, sur une note de dix, hm ? »

Un peu d’humour, de finesse
et voilà qu’elle rit doucement
se redresse un moment, le temps de croiser les bras sur le torse du jeune homme
et d’y appuyer son menton.

« Plus sérieusement, cette fois… Merci. Y’a longtemps depuis la dernière fois où j’ai passé une si belle soirée. »

Et elle lui replace doucement une mèche blonde derrière l’oreille
en souriant d’un air serein
d’un air
sincère.

Les doigts s’entortillent doucement dans les douces mèches blondes
yeux ambrés s’attardant sur les traits reposés de son compagnon du soir.
Ainsi appuyée contre lui
Yara se surprend à penser qu’il serait bien doux que ce moment se prolonge sans fin
perdure éternellement
comme un cocon de douceur dans lequel elle pourrait se nicher pour le reste de ses jours.

Oui, ce serait bien doux.

Un petit soupir s’échappe des lèvres mordues, alors qu’elle expire un rire soufflé
que les yeux brillent un instant d’un amusement bien visible et à peine caché.

« Mais non ! Je rigole, c’est tout. T’en fais absolument pas. »

Yara, elle rit de bon cœur, ne se soucie guère du fait qu’il n’ait pas répondu à ses mots remplis
de reconnaissance et de gratitude
non, elle ne s’en fait pas du tout
car elle est trop occupée à apprécier le moment
à apprécier
cette proximité qu’elle partage à nouveau avec quelqu’un après quatre longues années –
années passées à se demander si, un jour peut-être, quelqu’un arriverait à l’apprécier
à l’aimer comme elle est.

Toujours attentive, coquille
elle ressent quelque peu ce malaise qui gagne le blond, aussi tire-t-elle la couette doucement sur lui
en un effort pour le couvrir un peu, en espérant que ça l’aide à se sentir plus en confiance.
Ça lui faisait presque étrange de voir Ilya ainsi – lui d’ordinaire si rustre, si inaccessible
maintenant si vulnérable.

Mais ça ne l’empêche pas, Sans-Âme, de rire un peu malgré l’empathie qu’elle peut ressentir pour les autres
de rire un peu de ce qu’il lui dit, du fait qu’il se soucie de ce qui peut bien se trouver autour d’eux
aussi Yara se redresse légèrement, l’observe un instant.
Il lui vient à l’esprit de l’emmerder un peu
comme en témoigne la lueur légèrement malicieuse qui brille une fraction de secondes dans son regard doré
il lui prend l’envie de lui dire « Oh oui, mon coloc’ était dans sa chambre et a sûrement tout entendu, mais tu m’as embrassée avant que je puisse te prévenir… »
juste pour embêter un peu, rire un peu.
Mais Yara, douce Yara
elle n’est pas comme ça
aussi se contente-t-elle de secouer doucement la tête, en riant légèrement.

« Non, t’en fais pas. Willow devait être au bal, et il a parfois tendance à… Euh, se laisser aller un peu trop. J’imagine qu’il doit s’être trouvé un endroit où passer la nuit. »

Elle réfléchit un instant, avant d’hausser les épaules.

« Dans tous les cas, je sais qu’il est bien capable de se débrouiller. Je m’inquiète pas trop. »

Non, Yara ne s’inquiétait pas trop pour Willow.
Le félin était bien capable de s’occuper de lui-même.
Elle s’inquiètera s’il ne rentre pas au lendemain.

Avec un sourire, la voilà qu’il s’assied dans le lit l’espace d’un instant
ne se souciant que bien peu du fait que les draps ne la recouvrent plus
qui s’étire un moment avant de se laisser retomber sur son matelas moelleux, la tête au creux de l’oreiller.
Et soudainement, une pensée lui revient, et elle se retourne, s’allonge sur le côté
pour faire face au jeune homme, l’observer de ses grands yeux innocents.

« D’ailleurs, euh, si tu veux passer la nuit ici… »

Elle ne sait pas trop comment conclure sa phrase, Sans-Âme
cherche les mots
tout en tentant de ne pas rougir
ou se faire de faux espoirs
car elle sait, au fond
elle sait que même s’il reste
au matin il partira
et tout sera comme avant.

« E-enfin, je voulais juste dire que tu peux rester si tu veux, Ilya. Je vais quand même pas te chasser de chez moi à une heure pareille. »

Ça la fait glousser, Yara, ce petit geste qu’il pose à son égard
l’index qui glisse sur le bout de son nez, ça la fait grimacer
le temps d’une ou deux secondes.

« Oh, t’as rien vu encore. J’connais Will depuis longtemps, maintenant. J’en ai vu de toutes les couleurs avec lui. »

Elle sourit, elle rit.
Combien de temps depuis la dernière fois où ses sourires étaient sincères ?
Combien de temps depuis la dernière fois où ses rires étaient bien vrais, bien francs ?
Elle ne saurait dire, petite chose dépourvue d’âme qu’elle est
car il en est ainsi pour ceux qui sont comme elle –
privés de ce qui fait des autres de vrais animas
et à qui on interdit une vie normale pour un défaut qui leur a été imposé
un défaut qu’ils n’ont pu refuser.

Yara sait très bien, elle aussi, que tôt ou tard, ce petit rêve s’évanouira.
Ce petit moment ne sera plus qu’un vague souvenir d’une nuit heureuse
passée en compagnie de l’une de ces rares personnes qui ne la démonisent pas.
Et ce vague souvenir sera certainement l’un des rares moments
de bonheur, de tendresse
qui lui seront donnés de vivre au cours de cette malheureuse existence qu’elle mène.

Mais ça, c’est une réflexion qui s’interrompt soudainement
et les sourires bienheureux s’estompent doucement
laissent place à une légère inquiétude, qui scintille dans les ambres aux tons de miel.

Une fois allongée de nouveau aux côtés de son compagnon du soir
Yara, elle tend la main doucement, replace avec tendresse une mèche blonde derrière l’oreille.
Sans-Âme observe avec attention le visage de plus en plus absent d’Ilya
alors que le regard semble se perdre ailleurs, dans le vague
perd un instant cet éclat qu’elle avait appris à y déceler.

« Ilya… ? »

Elle n’ose pas hausser le ton, Yara, lui parle d’une voix douce et calme
alors qu’elle effleure sa joue du bout des doigts.
Pendant un instant, elle s’inquiète, espère que tout va bien.
Et puis, un léger soupir quitte ses lèvres, et elle s’approche un peu
lui parle presque en murmures, presque sur le ton de la confidence.

« T’as pas l’air d’être dans ton assiette... » qu’elle lui dit alors. « Je veux pas te forcer à parler, mais… Saches que si t’en as besoin, je suis là. Je t’écouterai. »

Elle se permet, Yara, de lui montrer qu’elle est sincère
avec un léger sourire, en le fixant droit dans les yeux.
Sa main quitte le visage du blond pour trouver la sienne
qu’elle serre avec force, qu’elle porte à ses lèvres afin de poser un baiser sur ses doigts.
Et elle la serre fort contre son cœur l’espace de quelques instants.

« Et si tu décides de ne rien me dire, je respecterai ça. »

Elle sait ce que c’est, que d’être obligée de parler.
Se faire tirer les vers du nez alors qu’on n’a pas envie de dévoiler au monde ce qui ne va pas.
Pourquoi ça ne va pas, pourquoi ça ne va plus.
Elle comprend, car on lui a forcé la main à plusieurs reprises.

Et elle ne souhaite pas imposer ça à qui que ce soit.

Alors elle se contente de sourire, Yara, de cet air sincère qu’Ilya doit lui connaître, depuis le temps
et de serrer sa main bien fort contre son cœur, comme pour dire que peu importe ce qu’il choisit
elle lui offrira son soutien et toute l’aide qu’il lui est possible d’offrir.

Car elle est comme ça, Yara.
Elle aime de tout son cœur
de tout ce qu’il lui reste de son âme –
même quand ça fait mal, et qu'elle sait très bien
que le lendemain apportera avec lui la terrible réalité
que personne ne l'aimera elle comme elle peut bien aimer.