Derniers rayons de soleil contre le sable tiède, gueule béante prédatrice dans un sourire mérité ; de longues minutes de trajet pour y arriver. Le souffle d'Ithloreas, relan du poisson vestige du marché de la matinée un peu plus loin sur le port, de l'autre côté des belles villas qui s'alignent pour profiter de la vue et grappiller quelques parcelles d'un terrain hors de prix. Le luxe en cascade si l'on plisse les yeux, tourne la tête pour faire dos à la mer mais Ithloreas pour Mortimer, ce n'est bien que pour les vacances, les envies d'eau salée et les dérivées surprises. Quand par la peau du cou on balade les couleuvres envahissantes, regard furieux pour les demoiselles qui ne comprennent pas que fureter rime avec calamité ; avec monstruosité. Un coup d'œil pour Joan, ça lui a pris comme ça, monter dans la navette, se laisser porter par le temps. Murmurer "on y va", mais où ? Ils ne savent pas. L'iode lui chatouille le nez, les écailles roulent sous la peau, ne demandant qu'à sortir, investir la chair humaine dont il faut se méfier parfois ; trop souvent.

Indéchiffrable, Joan une énigme mais le caïman n'est pas pressé ; parfois il vaut mieux se méfier, y réfléchir à deux fois avant de savoir. Si Désiré la voyait, petit serpent entre les jambes des parieurs il s'emballerait, ouvrirait la gueule en grand et sortirait les griffes, les crocs, les tripes. Le frangin n'a pas son pareil pour tout détruire. Mortimer aussi mais lui, il fait ça plus proprement, plus discrètement comme une balle en plein front, pas le temps de dire non. D'hurler un nom. Et les ennuis, mieux vaut les éloigner des affaires de familles, s'en occuper à sa façon ; un sourire carnassier ou les pieds dans le sable en jouant la normalité.
Mortimer, il n'a rien à cacher.
Mortimer, il n'aime pas les viscères.
Mortimer, il ment parfois, il ment souvent.
Et Joan, elle a des secrets enfouis sous la chair, des messes basses qui lui arrivent aux oreilles. Ça ne lui plait pas, au chasseur. Mais les gamines parfois, il préférerait ne pas leur faire peur, leur faire miroiter de belles couleurs.

Elle a suivi, il ne lui a pas trop laissé le choix, un regard prédateur et une main plaquée contre la nuque. Loin de la fosse, tu verras ça va bien se passer. On oublie un peu la civilité orchestrée. Les sourires mauvais.

"Le soleil va bientôt se coucher, c'est dommage." Un peu pour lui-même, Mortimer ne sait parfois pas bien faire la conversation. Rapidement, il enlève ses chaussures, remonte son jean pour enfoncer les orteilles dans le sable tiède, plisser les yeux devant le soleil tout au fond de l'horizon. Un stand un peu plus loin, il l'observe du coin de l'œil, les quelques touristes qui font la queue. Sourire en sarcasme. "Pas de glace pour les fouineuses." Et celles qui ne savent pas quand s'arrêter. Alors il l'ignore et préfère s'approcher de l'eau, Joan toujours en visée au coin de l'œil. Ne pas la lâcher un instant, comme si elle pouvait sinueusement s'éclipser et retourner se cacher ; ramper là où elle ne devrait pas. Ça ressemble à une prise d'otage, un enlèvement. Ça le fait un peu sourire, il devrait faire ça plus souvent.

Joan petit énigme, les écailles sinueuses le long des hanches à glisser contre les secrets, les méfaits partagés qu’elle ne trouvera jamais ; Mortimer s’en fait le serment. Sur sa chair, celle de son frère ; sur la mer, les sourires amères. La fosse restera inatteignable aussi longtemps qu’il vivra, sera là pour effacer les traces et les sarcasmes.  Joan, elle peut chercher tant qu’elle le peut, siffler contre les mollets, ramper sur les pavés. Rien n’est mieux caché que lorsqu’on a tout à y perdre. Alors c’est un sourire fugace au bout des lèvres, caïman à l’aise contre les vents tranchants, les regards sombres qu’on lui lance pour tenter de briser la glace de mystères. Mortimer aussi, il voudrait bien savoir, laisse glisser les iris sombres contre la chair de poule et les secrets profonds.
Lui aussi un jour,
il saura.

La tête se redresse, observer les derniers rayons qui s’amassent à sa vision. Oui, c’est joli. Il le sait, elle le sait, il n’en dira rien de plus.
Car ça ne sera jamais plus beau qu’une giclée d’hémoglobine au fond de la fosse, jamais plus beau que le sourire de sa femme quand elle le verra rentrer ce soir, jamais plus beau que l’acier huilé juste avant de viser la proie.
Elle réplique, il en rit, l’éclat des dents contre le soleil couchant, les yeux plissés une seconde par l’amusement surpris. « Le sucrée, c’est pas mon truc. » Lui, il n’aime bien que la chair à arracher un lendemain d’été. Les grillades sur le barbecue le dimanche une fois rentré.
Mortimer, il ne dément pas être suspect. Ça lui fait presque plaisir. Doucement, il continue d’avancer, certaine qu’elle le suivra (sinon, il la rattrapera aussi longtemps qu’il le faudra). Bientôt, le sable laisse place à la mer, agitée aujourd’hui, ça vient lui lécher les pieds.
Mortimer contemplatif, mais il ne l’oublie pas. Un léger sourire nonchalant.

« Comment ça ? Pourquoi faudrait-il qu’il y ait forcément quelque chose à faire ? Tu fouines dans la fosse, je t’attrape par les écailles, on monte dans la navette, on met les pieds dans le sable. Ça ne te suffit pas ? Qu’est-ce que tu voudrais de plus, je t’écoute. » Le visage se tourne vers la couleuvre, un peu amusé. « Tu veux qu’on partage nos petits secrets ? Tu sais que ça n’arrivera jamais, mais on peut faire semblant. Je peux t’avouer avoir mal noué ma cravate ce matin. Et tu m’avoueras avoir oublié de te brosser les dents. » Les épaules se haussent, il regarde de nouveau la mer en s’asseyant doucement sur le sable, la grande carcasse qui se plie. « Ou alors, assieds-toi et ferme-là. »
Oui, ça lui parait bien comme ça.

Joan l'immobilité parfaite, le sang glacé des reptiles à la patience infinie ; écailles luisantes des secrets bien gardés, enchainés. Mortimer n'a pas l'envie de brusquer, un jour il saura la débusquer, mordre la chair avant de la voir glisser entre les pavés, s'insinuer dans les failles avant chaque bataille.
Il en a marre de poser des mots sur les goûts salés, les plaisirs sucrés. De faire semblant d'en avoir quelque chose à faire. Il dit qu'il faut la fermer mais peut-être qu'au fond, il y a des choses à dire, des sous-entendus princiers, à peine dévoilés.
Peut-être qu'au fond, même le silence ne le satisfera pas ; insatiable.

"Tu avais l'air de chercher une raison à tout ça."

Ou bien un moyen de parvenir à ses fins, d'ignorer les crocs aiguisés de fausseté pour lui fausser compagnie ; trouver un échappatoire sans aucune gloire.
Finalement, le caïman se met en mouvement, un peu contre le vent. Les pieds dans le sable, il divague ici et là sans jamais toucher l'eau qui rêverait pourtant de lui lécher les pieds. Ça l'appelle comme une promesse éternelle, se refuse à tout lui donner ; pas maintenant.

"Parfait, on peut rester là en silence."

Elle observe la mer Joan, les vagues qui viennent doucement s'écraser, l'immobilité presque absolue. Alors tout à son chaos, Mortimer s'avance doucement,
et dans un sourire innocent, juste comme ça,
il la pousse à la flotte.
D'une poussée bien maîtrisée, les corps trop chétifs ça ne lui a jamais résisté car il a le souffle inébranlable d'une montagne dans les veines.
Il n'en rit pas, continue de sourire un peu pour le pire,
juste comme ça.

Le silence dans une tension paisible, s'étire entre les corps jusqu'à claquer entre les côtes. Rappelle l'ouragan et ses tourments, la tempête suite à l'averse, le goût salé contre le palais et les prémices du secret. Regard perdu une seconde vers l'étendu désastreuse comme une cage contre les âmes, ces barrières corail qui ne laissent rien passer si ce n'est des rêves de barbelé.
Et là, une poussée comme s'il pouvait gagner, Joan à terre les mains dans la poussière salée et les écailles tachées d'embrun. Regard un peu furieux, Mortimer le sourire aux lèvres maintenant loin d'être amer.
S'il n'en rit pas, il a l'amusement flagrant dans les lippes retroussées en guise de méfait.
Comme un adolescent qui se trouve marrant.

Les vêtements tombent et la couleuvre serpente entre les dunes, le sable mouillé par les imbécilités. Mortimer la laisse faire, s'enfoncer une seconde dans les vagues avant d'enlever délicatement ses chaussures, remonter le pantalon sombre sur ses mollets, les manches de la chemise contre les coudes mais c'est peine perdu ; quelques pas et voilà le bas déjà trempé. La fraîcheur de l'eau le prend un instant de court avant qu'il ne s'y habitue, laisse les vagues lui lécher les jambes jusqu'à éclabousser le reste.

Minutieux, le regard fendu observe les tréfonds aux dernières lueurs du soleil, il n'a pas besoin de plus pour apercevoir l'anguille se faufiler sous la surface.
Et d'un geste rapide,
comme à la chasse,
comme dans la fosse,
comme lorsque plus rien ne compte,
les griffes sorties s'enfoncent sous les flots et triomphantes, en ressortent le serpent égaré ; maintenant retrouvé.

"Est-ce que tu comptes déjà me fausser compagnie Joan ? Moi je n'en ai pas encore terminé." De rester là en silence à ne rien faire. Il reste à compter les grains de sable, s'ignorer du regard. Observer le soleil finit sa course et la lune reprendre la sienne.
Il reste encore un peu de temps avant qu'il ne se lasse.

Le sourire innocent, les doigts s'emmêlent fermement entre les anneaux, serpent enroulé ici et là, les écailles douces contre la chair. "Tu penses être meilleure que moi sous les flots ?" Il ricane un peu, doucement. Comme une menace. "Ou alors tu es juste lâche, Joan." N'attend aucune réponse de l'animal muet, s'amuse simplement à observer les écailles humides.
En souriant certainement.

Poussière de mer entre les doigts, Mortimer la parole amère, délicatesse ruinée sous le regard de prédateur aiguisé. Dans la main glissent les écailles sombres, les écailles mouillées par les secrets inavoués, douce arrogance prétendre savoir qui mène la danse. Elle ne répond pas Joan car comment le pourrait-elle, le repos silencieux des sang-froids, la langue sifflante et bien loin on laisse l'effroi.  S'ils se comprennent un peu, ils n'en laisseront probablement rien paraître entre les regards obtus et les doutes collés à la peau comme les embruns marins ; on ne changera jamais leur refrain.

Couleuvre laissée quelques secondes entre les doigts, Mortimer finit par la libérer, laisser tomber à la mer comme une promesse éphémère. Il rebrousse chemin, légèrement pour se délester de sa veste de travail, lancer sur le sable non loin de là. La chemise suit, puis le pantalon déjà trempé par le monde marin. La cravate finit au fond de l'eau alors qu'il ne s'embarasse pas de protéger pareille entrave. Une excuse comme une autre pour ne pas avoir à la porter au retour.

Contre la peau l'eau fraîche de l'hiver, contre les écailles bientôt, s'écrasent les premières vagues. Ca ruissellent entre les omoplates, entre les côtes, sous la chair et contre le reste. Mortimer se pare d'écailles obsidiennes et bientôt il n'est que griffes, crocs et ténèbres luisant, roucoulant dans les fonds marins, les pattes qui labourent le sable comme un ennemi à décharner.
Entièrement sous l'eau, le caïman noir sourirait s'il le pouvait, nonchalant sous la forme d'une âme qu'il s'autorise à dévoiler. Peut-être Joan s'en doutait-elle, entre écailles ont se comprend un peu parfois. Pas si surpris d'avoir plus tôt aperçu une couleuvre sous les vêtements d'hiver, se dégager pour rejoindre la mer.
Toute petite par rapport à lui, la queue s'agite pour brasser les courants et il s'en amuse, dévoilant quelques grandes dents grossièrement tranchantes.

"Est-ce que tu comptes t'enfouir sous le sable pour espérer que je ne te trouve pas ?" Une pointe d'amusement dans la voix, il rôde sans pouvoir s'en empêcher, s'agite lentement, délibérément.

"Laisse tomber Joan, on sait tous les deux que tu n'y arriveras pas."