Mâchoire serrée et menton levé, Loren se dévisage à travers le miroir de son casier. Le plastron de l'uniforme de fonction remonté jusqu'au col et les épaules bien en place à travers le gilet en kevlar. Derrière lui ça bourdonne d'activité - comme d'habitude, pour la journée la plus attendue du mois. La nuit a été courte et les allées et venues de ses camarades dans le vestiaire le font monter en pression. Il reçoit une tape sur l'épaule. « Allez Lo on s'active ! » et il grogne, les cernes sous les yeux ajoutant un côté menaçant à un regard déjà peu aimable. L'effet n'est pas celui escompté ; on lui rit au nez car il n'y a rien qui pourrait faire descendre la bonne humeur des recrues trop motivées. Celles qui ont des étoiles dans les yeux et les rêves pleins la tête de pouvoir faire de cette terre un monde meilleur.

Il claque la porte et va rejoindre le troupeau d'académiciens dans la cour où, bien alignés les uns avec les autres, ils vont attendre d'être appelés. C'est jour de mission pour les jeunes recrues et celles qui ont fait leur preuve le mois passé ont l'honneur de tâter le terrain aux côtés de leurs pairs. Parmi les plus jeunes, le suspense est à son comble et la tension si lourde qu'elle pourrait se sentir du bout des doigts. Loren les observe de loin, presque avec envie - une part infime de lui aimerait être à leur place. Mais pour lui pas de surprise, il aura beau se rater chaque mois une place de choix lui sera attribuée.
Merci la roulette de la vie qui lui a collé une âme qui fait saliver.

« Loren Hennessy, brigade douze, quartier Brise-Coeur. » Il s'avance vers le groupe sans rechigner. Les murmures sont à la fois envieux et admiratifs – tout le monde aimerait être jeté dans la fosse. De la même façon qu’à chaque mission, il a une montée d’adrénaline comme il n’en trouve nulle part ailleurs. Ça le tuerait de l’admettre alors il se range dans le rang sans faire de vague mais il n’a qu’une envie, celle de dépasser la première ligne et courir jusqu’à s’en crever les poumons.
Mais la satisfaction qu’il en tirerait n’est rien à côté de la rage qui guette lorsqu’il réalisera qu’il est devenu le parfait petit pantin qu’on attend de lui.
Alors il pose une main sur son cœur qui bat à cent à l’heure et s’arrête quand le troupeau arrive devant le tableau récapitulatif de leurs postes. « Matkovic, tour de guet. Prends Hennessy avec toi. » Et en moins de quelques minutes les groupes sont faits et les missions assignées. Loren avance d'un pas nonchalant vers son coéquipier et lève son poing fermé pour le saluer. Il attend que Caspian vienne y cogner le sien pour lancer : « Tu crois que c'est un coup pour nous maquer ensemble ? » Un rictus vient se dessiner sur ses lèvres lorsqu'il imagine leurs pères respectifs jouer les entremetteurs autour d'un verre de bourbon.

Alors que le bras de Caspian s'écrase lourdement sur ses épaules, Loren lève les yeux au ciel. Il déteste qu'on lui rappelle à quel point il est jeune – les analepses de son enfance à courir derrière ses aînés le hantent encore et le visage du Matkovic les cristallise d'autant plus.

Le peloton se sépare au fur et à mesure de l'avancée dans la ville. Si bien qu'ils ne sont rapidement plus que deux. Sans s'en rendre compte, les pas de Loren se calent sur ceux de son aîné, comme naturellement portés par un l'instinct de vouloir bien faire. « OK. » est sa seule réponse aux directives, avant qu'ils ne s'engouffrent dans les rues pavées de crasse. Le son de la boue sous ses bottes trahit le changement d'atmosphère tandis que les façades ravalées font progressivement place à des murs vandalisés et décrépis. Quelques minutes passent en silence alors que chacun guette son côté de la rue à la recherche d'un point d'observation suffisamment dégagé. Loren donne un coup de coude pour attirer l'attention de son encadrant vers une tour visiblement brûlée il y a peu – les traces de suie n'ont pas encore e'te lavées par la pluie. « On peut monter là, tu crois ? » La structure interne est visible depuis le sol à travers un pan de mur éventré : un escalier en colimaçon qui monte jusqu'à ce qui reste d'un clocher.

Ils dévient leur trajectoire pour arriver au pied du bâtiment qu'ils ont repéré. Le loup tend l'oreille, à la recherche de bribes d'activités susceptibles de les mettre en danger. Il y règne un silence de plomb, mais la jeune recrue ne se laisse pas berner par la quiétude – pas dans cette partie de la ville où tout risque de leur tomber dessus s'ils ne sont pas suffisamment prudents. Comme le veut le protocole, ils se séparent le temps du repérage, avant de se retrouver au point où ils se sont séparés. « Rien à signaler de mon côté. » Et quand la pressante envie de s'engouffrer dans l'immeuble en ruine se fait sentir, Loren décide de la réprimer. En présence de Caspian, il essaye de se dire que c'est différent – qu'il ne le laissera pas de côté au moment qui comptera le plus. Et à ce moment-là, Loren veut être prêt à assurer. Alors il attend les ordres comme un bon petit soldat. Peu importe combien ça lui coûte sur le moment.

Loren voit bien que ça coûte à Caspian - mais il faut l'admettre, ils ne trouveront pas mieux que la structure branlante alors le fennec s'y engouffre à contre-coeur, arranchant un rire à la jeune recrue qu'il est tenu d'encadrer. « On a du mal à respirer par le nez, Matkovic ? » Tout sourire, Loren lui colle aux pattes, sans se retenir de ricaner comme un gamin. Dans l'étroit escalier en colimaçon, il fait de son mieux pour ne pas gêner Caspian, dont l'uniforme semble vouloir accrocher la moindre particule présente dans les lieux. Même la tignasse blonde se met à brunir à vue d'oeil, mais Loren se réserve pour plus tard toute remarque à ce sujet.

Tout leur équipement semble trop lourd pour cet endroit. À chaque pas, la structure tremble et menace de s'écrouler. Loren se retient de regarder derrière lui, de peur de se taper un vertige tant cela fait longtemps qu'ils grimpent sans un bruit, trop concentrés sur l'environnement proche pour se permettre de détourner leur attention. Et quand enfin ils atteignent le sommet, Loren se rend compte qu'il retenait sa respiration sur les derniers mètres - comme si relâcher allait le faire exploser.

L'expérience prime car Caspian est plus rapide à repérer les points d'activité. À chaque visite du quartier, Loren se rend compte à quel point il a grandi dans un environnement privilégié. Et pourtant, il y a dans l'ambiance sombre et sans foi ni loi quelque chose de fascinant. Si loin du cadre dans lequel il a été élevé qu'il a toujours suscité en lui une forme de curiosité presque malsaine.

« Pas d'inquiétude à avoir de mon côté. » Les insomnies sont de plus en plus fréquentes et son taux d'adrénaline a grimpé depuis leur arrivée, le rendant plus nerveux que jamais. Prêt à bondir à la moindre occasion - et la pensée qu'elle ne se présenterait peut-être pas aujourd'hui le déchire. Il s'installe à l'opposée de Caspian, les yeux rivés sur le bout de ville qui s'étend devant eux. « Je sais pas comment tu fais, je me fais déjà chier à mourir. »

Il a déjà la jambe qui tape contre le sol, incapable de rester immobile plus d'une seconde. À l'entraînement, c'est ce qui lui porte le plus préjudice ; et il se demande, en observant son aîné, si la chose est innée. Ou si l'Académie finira par le forger pour lui ressembler. Chaque fois qu'il croise le chemin de l'aîné Matkovic, Loren se retrouve à douter de ses propres convictions. Et si ça n'était pas si horrible, finalement ?

Il secoue la tête, exaspéré par ses propres pensées intrusives. « J'aurais sûrement fini là, si j'avais loupé ma première année à l'Académie. » Ses parents seraient venus le chercher eux-même, et l'image lui arrache un léger sourire amer. Il tend l'oreille pour écouter ce qui se trame dans la fosse mais les cris sont si nombreux et confus qu'il n'en tire rien. « Tu sais comment c'est dedans, toi ? »

Pour Loren, c'était pas étonnant. Derrière ses airs de premier de la classe, sage et prudent, il dégageait une aura spéciale qui avait toujours mis Lo en confiance. Même quand il n'était encore qu'un louveteau traînant dans les pattes des plus grands. « Ouais. À poil et couvert de boue et du sang plein les crocs. Il fait mine d'être surpris. Quoi ? C'est pas comme ça qu'on montre notre supériorité, nous les prédateurs sanguinaires ? » Il se joint volontiers au rire – se rappelle finalement, c'est plus facile que ça quand il n'est plus sous emprise. Quand l'uniforme finit par devenir un vêtement et ne se confond plus avec une cage.

« C'est pour ça que t'as rejoint les rangs ? Pour te rendre utile ? » Il lui met une tape sur l'épaule. « T'es un cliché ambulant, Casp. » Le surnom lui échappe et trahit tout l'affect qu'il lui porte. Et il espère Lo, dans le fond, que Caspian lui réponde que oui – c'est pour les autres. Qu'il est bien le héros qu'il admirait quand il n'était encore rien d'autre qu'un ado en colère. Que de tous ceux qu'il côtoie au quotidien, il est encore celui qui ressemble le moins à ses parents.

Au loin, les cris reprennent de plus belle et la fumée noircit à vue d'oeil. Loren garde un oeil attentif sur leur point d'intérêt, mais les questions qu'il se pose commence à le démanger physiquement. Sa jambe, qu'il s'efforçait de maintenir immobile, commence à taper le sol dans un rythme de plus effréné. « C'est quoi ton histoire, à toi ? » Il finit par céder, la curiosité plus forte que tout – comme d'habitude.

Et parce que Lo sait que tout le monde est bien au courant de la sienne – que son aversion pour la lune et le sang ne vient pas de la maison mais de ses habitants – Loren préfère la retourner avant qu'on ne lui pose la question. « La vraie. Celle qui t'a permis d'accepter de te faire traiter comme on le fait à l'Académie, et pas t'écrouler. » Raconte-moi, Caspian, comment on survit à un tel système sans perdre trop de soi-même.

Tout petit, Loren avait déjà une profonde admiration pour les transformations. Lui qui s'est découvert plus tard que ses compères, lui qui a toujours traîné un peu à l'arrière. Les choses ont changé en découvrant son Anima. Les regards posés sur lui n'ont plus jamais été les mêmes et une part de lui, malgré tous les avantages qu'elle lui a offerte, ne peut s'empêcher de se demander à quel point les choses auraient été différentes et s'il n'aurait pas préféré cette vie, finalement.

« Ouais, je sais. Pas la peine de me le rappeler. » Les morts sortent avec un peu plus d'amertume qu'il n'aurait voulu. Il n'est pas aussi acerbe, ce n'est pas dans sa nature et c'est loin d'être ce qu'il veut devenir. Mais il sait que la vie est trop facile pour lui – pas la peine de lui rappeler. « Ça aurait été du gâchis de faire autre chose. » Je sais.

Puis il relativise. La colère passe, parce qu'il n'a pas envie de la diriger injustement vers Caspian. Après tout, la vie ne lui a pas non plus fait de cadeau. « Moi, j'aurais été un peintre itinérant et j'aurais vécu d'amour et d'eau fraîche. » Et même pas d'amour, ça l'a jamais intéressé. « J'aurais vécu dans une cabane et j'aurais peint sur mon toit, au milieu des oiseaux. » Loren il a toujours aimé les volatiles – les a toujours jalousés, un peu aussi, de pouvoir juste s'envoler et apprécier l'immensité de l'univers sans être cantonnés au sol. Il pose sa tête entre les genoux ramenés contre son torse et regarde, par-dessus la fumée qui s'échappe de la fosse, le soleil qui se couche sur l'horizon. La soirée va être longue, mais il n'aurait pas pu demander meilleure compagnie.