Assise devant la télé, Yara a le regard vitreux de ceux qui fixent le vide.
Elle revoit la fête,
le buffet,
les sourires sur les visages qui l’entouraient.
Elle entend les rires,
les discussions animées,
la musique.

Et elle entend l’explosion.
Le silence assourdissant.

Et elle revoit les éclats de table,
de murs,
les débris de la structure explosée en mille morceaux.

Et elle revoit ces corps
qui n’étaient ni tout à fait morts,
ni tout à fait vivants.
Les blessés perdus quelque part entre conscience et inconscience.

Elle porte une main à son bras droit, sur la cicatrice qui en barre la beau halée, une douleur fantôme la prenant par surprise et la faisant grimacer. Ç’a le mérite de la ramener à la réalité, lorsqu’elle tourne la tête afin de vérifier qu’elle ne saigne pas. Un soupir quitte ses lèvres.

Un mois et quelques semaines se sont déjà écoulés depuis l’attentat de l’Archange.

Un mois et quelques semaines qu’elle a passés à ne dormir que très peu,
dormir que quand Willow est près d’elle sous sa forme de panthère,
manger que le strict minimum,
boire que pour se réhydrater.

Un mois et quelques semaines qu’elle ne sort plus de chez elle sans être accompagnée,
parce qu’elle a cette peur comme un étau aux trippes,
cette phobie que la Milice décide de s’en prendre à elle.

Ils auraient deux excuses pour le faire ;
elle n’a pas d’âme,
et elle fait partie de la maison coupable de tout ce qui est arrivé aux miliciens portés disparus ces derniers mois.

Ce ne sont pas les raisons qui manquent.

Heureusement, depuis l’attentat et même un peu avant, Yara connaît Ilya. Ami milicien à qui elle doit certainement sa vie, qu’elle a aidé dans sa convalescence lorsque lui a été hospitalisé suite à une villaine blessure à l’épaule. Lui l’avait aidée précédemment, alors qu’il ne la connaissait pas – avait refusé de la laisser seule sur la plage. Elle devait l’admettre ; s’il n’était pas resté avec elle, s’il ne l’avait pas distraite avec cette petite partie de tic tac toe dessinée dans le sable, même elle ne sait pas si elle serait encore ici aujourd’hui.

Alors, depuis l’attentat, Yara rend visite à Ilya, ou bien l’appelle lorsqu’elle a besoin de sortir faire des courses, lui demande de l’accompagner. Pour se sentir un peu plus à l’aise, pour retrouver un semblant de vie normale.

Yara tourne la tête lorsqu’on l’interpelle, pose deux yeux dorés sur la chevelure rose qui vient d’apparaître près d’elle. Léger sourire étire les lèvres de la Sans-Âme, alors qu’elle quitte sa place dans le divan afin de se rendre à la cuisine.

Willow n’était pas là, ce soir.
C’était Wendy qui lui tenait compagnie ;
elle était venue chez elle pour lire une histoire à Camilo.
Normalement, ce serait à la bibliothèque qu’elles se croiseraient,
là où Yara aimait normalement aller lorsqu’elle avait son petit avec elle.

Mais les risques étaient trop importants, désormais.
Elle ne pouvait plus se permettre de sortir.

Alors Wendy venait parfois à l’appartement,
un peu comme aujourd’hui.

Les mains ouvrent les armoires et les referment, tirent une casserole des étagères et sortent les ingrédients nécessaires du garde-manger. Sur le plan de travail trône son vieux livre de recettes, celui qu’elle a volé à son père lorsqu’elle était enfant. Elle l’avait feuilletté à la recherche de sa recette préférée ; un chocolat chaud maison, fait avec amour.

Car Yara l’aimait bien, la petite Wendy,
elle qui l’aidait parfois en gardant un œil sur son petit garçon.

Deux tasses furent remplies de douceur chocolatée, garnies de guimauves et accompagnées de biscuits en tous genres, fraîchement cuits le matin même. Le tout posé sur la table, à la salle à manger.

« Tiens, Wendy. Un bon chocolat chaud, juste pour toi. Comme tu l’aimes. »

Un sourire pour la petite, alors que la jeune femme s’installe à sa place habituelle. Elle attrape un biscuit, le trempe dans sa boisson chaude, croque dedans à pleines dents.

La voilà qui fige, cependant, lorsque Wendy mentionne l’Archange,
les fresques,
les autres Sans-Âme venus avant elle.

La vision d’horreur s’impose à ses yeux
et Yara dépose doucement sa friandise dans la soucoupe qu’elle avait posée sous sa tasse.

La main tremble
et elle soupire.

« … Oui. J’étais à l’Archange quand c’est arrivé. »

Les souvenirs sont encore trop frais,
trop douloureux.

Elle se souvient du visage effrayé de l’adolescente qu’elle avait traînée jusqu’aux autres, derrières les frêles protections de fortune qui avaient été érigées.

« J’y étais, et ce n’est pas une expérience qu’il me plaît de revivre. »

Les yeux se ferment, les traits se crispent, les bras se croisent sur la table. Une longue inspiration par le nez, expirée par la bouche, et la voilà qui se détend.
Juste un peu.

« Mais oui, c’est vrai, il y avait une fresque. Ce n’était pas moi qui était dessus, mais un Sans-Âme comme moi. Et c’est vrai que je ne suis pas la première. Si l’on en croit le Culte. »

Prononcer ce mot envoie des frissons le long de l’échine,
ravive les visions trop fraîches de ces instants terrifiants où elle aurait cru laisser sa peau.

Mais Yara force un sourire aux paroles de la jeune fille.

« Faut pas les écouter, ces gens-là qui disent des trucs méchants sur nous. Ils sont juste jaloux. »

Elle rit doucement,
finit par tendre la main pour ébouriffer gentiment la chevelure rose de la petite.

« Merci d’être passée, Wendy. Je sais que Camilo t’aime bien, il aurait été triste de ne plus te voir, comme on ne peut plus exactement sortir. »

Wendy l’amuse
malgré la douleur qui danse dans les yeux dorés,
malgré l’horreur des souvenirs qui devraient rester enfouis.

Wendy l’amuse
à boire son chocolat chaud bruyamment,
comme si c’était la première et dernière fois qu’elle en aurait l’occasion.

Wendy l’amuse
avec ses manières d’enfant qui n’a jamais tout à fait grandi.

Et ça la fait sourire, Yara, de savoir qu’au fond, si elle arrive à s’entendre assez bien avec elle, ça signifie peut-être qu’elle n’a pas tout à fait perdu son propre cœur d’enfant.

Sans-Âme se concentre sur sa boisson, sur la vapeur qui s’en dégage, sur les guimauves qui se sont déjà quelque peu étalées à la surface chaude de la douceur liquide. L’odeur chocolatée chatouille les narines, les mains aujourd’hui bien froides pressées autour de la tasse en un effort pour trouver un peu de réconfort. Recette familière et favorite, celle de son enfance ; celle que lui préparait papa lorsque les jours étaient gris et que la pluie s’avérait être des larmes tombant des prunelles dorées.

Léger sourire apparaît,
disapraît aussitôt.

Wendy ouvre la bouche et de celle-ci tombent des mots qui font louper un battement au cœur de Yara.

Elle l’avait entendu, aux nouvelles, le nom de la jeune fille accompagné de ceux des animas présents lors de l’incident. Mais il fallait croire que petite sans-âme l’avait simplement occulté, comme par refus de croire que l’amie préférée de son fils ait pu être impliquée dans un évènement pareil.

Prunelles dorées se posent sur la bouille enfantine,
cherchent à trouver dans son regard ne serait-ce qu’une once de la même peur qui lui tiraille les tripes.

Mais elle n’en trouve pas.
Yara découvre plutôt une sorte d’émerveillement dans les yeux de la jeune fille,
une sorte de fascination étrange envers les péripéties dangereuses qu’elle lui relate.

Et Yara reste un instant bouche bée
incapable de comprendre pourquoi Wendy semble repenser à tout cela comme s’il ne s’agissait que d’un jeu.

« Wendy… »

Faiblesse dans la voix, inquiétude dans les yeux – les mots se meurent derrière les dents, bloquent dans la gorge, s’étouffent avant même qu’ils ne puissent tomber des lèvres. Yara en mère-poule, repense à la jeune fille qu’elle a sauvée lors de l’attentat contre l’Archange, à la peur qu’elle a vue dans son regard ; l’opposé complet de cette image que lui envoie sa jeune invitée.

« J’espère simplement que tu prendras mes mots en considération. »

Léger soupir.

« Ta « potion », on ne sait pas ce que c’est. Pourquoi ne l’as-tu pas rendue à la Milice ? Ça pourrait être très dangereux. Ça pourrait même faire du mal à Alexis, si tu lui donnes ça à boire. »

Elle ne sait pas si elles parlent de la même Alexis. Mais quelque part, Yara espère de tout cœur qu’elles ne pensent pas toutes deux à l’hérissonne qui était avec elle au restaurant.

Le reste passe à la trappe.
Aux oubliettes.
Car Yara, son esprit s’est accroché à ces quelques mots dans le dialogue de la jeune fille.

Ça lui rappelle le geste beaucoup trop altruiste de l’hérissonne, qui l’a protégée alors qu’elles étaient face à Charley, dans le sous-sol. Qui a cherché à s’assurer qu’elle se portait bien, malgré l’âme dont tous connaissent l’absence.

Oh, combien elle espérait que ce n’était pas d’elle que lui parlait la petite.

« Je ne veux pas te dire quoi faire, Wendy, et tu le sais très bien. Mais je crois que tu ferais mieux de rendre c’que t’as pris. On ne sait pas quel effet ça peut avoir sur la personne qui le consommera. Y’a beaucoup plus de risques que ça finisse mal que bien. »

Les yeux se rivent sur sa tasse.
Yara, interdite, s’en tient à un silence de plus.
Ne dira rien de plus si ce n’est pour changer de sujet.
Chose qu’elle fait après un temps,
après un soupir.

« Enfin… Ton chocolat chaud est bon ? Je peux t’en faire un autre, si tu veux. »

Mirettes dorées se posent sur la silhouette de la petite
qui elle a le dos tourné
les bras qui serrent les jambes contre la poitrine.

Yara devine la moue boudeuse
les larmes qui perlent sur les cils
la colère qui fait froncer les sourcils.

Yara connaît ce genre de réactions ; Camilo lui fait la même, parfois. Elle l’a fait plusieurs fois face à sa propre maman, lorsqu’elle était petite et que ses décisions, ses conseils et ses remarques lui semblaient injustes. Et elle tirait la même tête lorsqu’elle se sentait incomprise.

Soupir tombe des lèvres
malgré les souvenirs douloureux qui restent ancrés dans les pensées.
Yara se lève
va chercher une lingette humide
vient s’asseoir ensuite près de Wendy
à qui elle essuie doucement les joues pleines de chocolat.

Yara, elle a cette douceur de maman dans les mains
les gestes doux qui rassurent
et dont le but est d’apaiser,
elle a ce petit sourire aux lèvres
ce même sourire que toutes les bonnes mamans offrent à leurs petits
lorsque les choses ne vont pas comme ils le souhaitent.

« Je n’ai pas dit que tu ne sais pas ce que tu fais, Wendy. »

Coquille vide laisse ensuite la petite pie tranquille
se positionne devant elle
et s’asseoit en tailleur,
les coudes appuyés sur les cuisses
le dos courbé pour mieux l’observer.

« Ce que j’essaie de dire, c’est que tu dois seulement faire attention. C’est tout. »

Elle sait, Yara
elle sait qu’elle n’a plus cette même mentalité d’enfant
celle qui lui permettrait de comprendre le raisonnement de la jeune fille
celle qui lui permettrait de mieux cerner ce que Wendy désire accomplir avec cette potion inconnue.
Elle sait, Yara
elle sait avoir grandi trop vite
elle sait avoir gagné sa maturité bien avant l’âge
car les maux assagissent
et rendent plus doux
même l’enfant au cœur le plus fou.
Et devenir mère à l’âge où elle l’est devenue
ça l’a forcée à grandir encore plus vite.

Mais elle essaie, Yara
elle essaie de comprendre
malgré le traumatisme des évènements trop récents
qui l’empêche de vraiment croire que l’oisillon comprend
les conséquences qui peuvent découler de sa décision.

« Je t’aime bien, tu sais ? Et je m’inquiète. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive quoi que ce soit. Ou que quelque chose arrive à quelqu’un qui t’es proche. Je sais que t’es indépendante et que tu peux très bien t’occuper de toi-même. Je sais aussi que je ne peux pas comprendre ce que tu ressens, ou ce que tu veux faire. Mais j’essaie, d’accord ? »

Elle sourit
de ce même air qu’aurait une bonne maman
qui essaie de rassurer son enfant
elle sourit parce qu’elle veut que Wendy comprenne qu’elle est sincère
lorsqu’elle dit qu’elle l’aime bien
et qu’elle s’inquiète pour elle
et qu’elle essaie de comprendre malgré la confusion
malgré le traumatisme qu’elle associe de manière automatique
à tout ce qui découle des évènements de l’Archange et du Centre de recherche.

Et Yara
comme toute bonne maman
tend la main à nouveau
caresse doucement les cheveux de la petite pie
avec la tendresse d’une mère attentionnée
avant de se lever et retourner à la cuisine
et préparer une seconde casserole
de douceur chocolatée.

Yara a les mains occupées
alors qu’elle s’affaire à préparer
cette douceur chocolatée
qu’elle aime tant, et qu’elle aime partager.
Seule une légère mélodie
fredonnée au creux d’une coquille vivante, mais vide
coupe le silence qui s’était installé dans la pièce ;
jeune femme fredonne pour s’occuper l’esprit.

Les questions de la pie lui piquent la conscience,
alors qu’elle s’affaire –
elles la font réfléchir
car elle-même n’a jamais vraiment pris le temps de le faire.
Pourquoi ne crie-t-elle pas ?
Pourquoi n’est-elle que douceur envers les plus jeunes et les plus ou moins gentils ?
Ce n’est pas parce que Maman a été dure avec elle
ni parce que Papa l’aurait été – Papa était absent, de toute manière.
Ce n’est pas parce que son grand frère les a abandonnées, elle et Maman, non plus
car Faïr s’est éclipsé, lui aussi. Pas très longtemps après Papa.

Alors, pourquoi ne crie-t-elle pas, Yara ?
C’est parce qu’elle sait ce que ça fait
elle sait à quel point les mots qu’on crie peuvent faire mal
elle sait à quel point les blessures émotionnelles peuvent être profondes
car il fut un temps où elle ne se souciait pas de ce genre de choses
où on lui a infligé ces blessures
et où elle les a elle-même infligées à autrui.

Yara
elle repense à Celian
le père de Camilo
celui qu’elle a longtemps considéré comme l’amour de sa vie
et qui ne l’est plus aujourd’hui
elle repense aux derniers jours qu’ils ont passés ensemble
au fameux soir où la goutte de trop a fait déborder le vase
au fameux soir où elle a déchaîné la colère terrible qui reposait dormante dans les tréfonds de sa non-âme.
Elle repense aux mots crachés
lacés de venin et autres attrocités
elle repense aux larmes qui ont été versées
aux airs confus et blessé du Corbeau
alors qu’elle tournait les talons
et claquait la porte sur leur vie commune
pour ne jamais regarder en arrière.

Et elle s’est juré – « Plus jamais.
Plus jamais je ferai subir ça à ceux que j’aime. »

Les yeux rivés sur la concoction sucrée
Sans-Âme soupire silencieusement
trempe la cuiller en bois dans la casserole afin d’en remuer le contenu.
Elle sait
Yara
Pourquoi elle ne crie pas
mais a-t-elle le cœur de répondre à Wendy ?

Elle se retourne
vient doucement prendre sa tasse à la jeune fille
afin de la remplir de chocolat chaud
puis revient la poser devant elle.
Elle en fait de même avec sa propre tasse
ce après quoi elle reprend place à la table.

« C’est inutile de crier sur les gens. Ça ne fait que blesser, c’est désagréable. Ça fait dire des choses qu’on ne pense pas vraiment. Je l’ai appris à la dure, » qu’elle dit. « Et depuis, je refuse de crier sur ceux que j’aime ou qui me sont proches. Car j’ai déjà blessé quelqu’un qui m’était cher, et plus rien n’est pareil entre nous. »

Sourire pincé
yeux baissés
voilà que Yara renvoie une bien triste image –
celle des regrets qu’on ne peut chasser
celle des maux qui affligent depuis trop longtemps
celle des souvenirs affreux qui pèsent sur la conscience comme le plus lourd des poids.
Elle porte doucement sa tasse à ses lèvres
et en boit une gorgée
la chaleur lui brûle la langue
la gorge
mais c’est bien fait pour elle
vu ce que ses mots ont fait subir aux autres
à Celian
et indirectement, à Camilo, aussi.

« Je ne voudrais pas que ce genre de chose se produise entre nous. Je te l’ai dit, Wendy, que je t’aime bien. »

Yara
elle retrouve un peu de ces airs doux de maman
de ce sourire chaleureux qu’elle offre toujours à la petite pie
de ce regard à mi-chemin entre l’appréciation et l’affection.
Ça la rassure que Wendy promette de faire attention
même si, au fond
elle s’inquiètera quand même.
Sur la table, coquille tend le bras
tend la main à la jeune fille
comme pour l’inviter à la lui serrer doucement.

« Et puis, je préfère essayer. De comprendre, je veux dire. Je préfère essayer de comprendre, parce que sans compréhension, on n’avancera pas. Alors permets-moi d’essayer. Je ne suis peut-être pas la mieux placée pour le faire, mais je te promets que j’essaierai de mon mieux. »

Elle aurait dû s’y attendre, coquille
au fait que tu ne prendrais pas sa main
que tu tendrais plutôt les tiennes vers cette tasse encore bien chaude
de laquelle s’élève une odeur sucrée de chocolat et de bonnes choses.
La déception est peut-être un peu visible dans le regard de Yara
l’espace de quelques secondes seulement
avant qu’elle ne se redresse et reprenne ce grand sourire qu’elle affiche toujours.
Ce n’est pas sa place et elle le comprend
ce n’est pas sa place d’agir comme une maman envers toi, Wendy.
Mais elle ne peut s’en empêcher
car elle t’aime bien.

Et s’il restait peut-être un soupçon de cette déception dans les yeux d’ambre
voilà qu’elle se dissipe complètement
laisse même place à la surprise
lorsque tu dis que tu l’aimes bien, toi aussi.

Voilà quelque chose à quoi Yara ne s’était pas attendue aujourd’hui.

Petit sourire étire les lippes
les paumes se pressent contre la tasse encore chaude posée devant elle
et voilà que Yara se sent toute chose
se permet d’être heureuse un instant
car pour une première fois depuis longtemps
elle se sent
bien.

Que Wendy lui dise ça
qu’elle ne mentionne pas ce qu’elle est
qu’elle ne la juge pas pour cette âme qui manque à l’appel
c’est simplement la preuve que si une enfant peut bien l’accepter sans en avoir peur
alors les autres le peuvent aussi
alors les autres peuvent prendre exemple sur elle.

Sourire doux, tendre
sourire de maman
il reprend sa place sur le visage de la Sans-Âme
alors qu’elle observe la Petite Pie d’un air adouci
et même attendri.

« Personne ne veut grandir, quand on est enfant. Moi-même, je ne voulais pas grandir. »

Elle hausse un peu les épaules.

« Parfois, les choses changent. Dans mon cas, je n’ai pas voulu grandir… Mais j’ai eu Camilo. J’ai été obligée de grandir. Je n’aurais jamais pu le garder si j’avais décidé d’être une enfant à jamais. »

Elle soupire doucement.

« Enfin, ce que j’essaie de dire, c’est que tu peux très bien choisir de demeurer une enfant jusqu’à la fin de tes jours, Wendy. Ne laisse personne t’en dire autrement. »

Yara porte sa tasse à ses lèvres
se brûle la langue et la gorge une fois de plus
peut-être qu’elle regrettera ses mots
car elle ne sait pas ce qui se passe dans la tête de Wendy
car elle ne sait pas ce qu’elle planifie –
pour elle, Wendy est une petite anima peut-être un peu confuse
qui sait ce qu’elle veut mais qui n’a peut-être pas compris que ce n’est pas si mal de grandir
elle se dit qu’un jour elle comprendra
elle se dit qu’un jour elle verra
qu’être adulte ça ne mène pas toujours vers une vie morne
qu’être adulte permet de faire encore plus de choses
que les enfants ne peuvent pas faire.

Et voilà que les réflexes d’adultes prennent le dessus
quand elle voit la jeune fille équilibrée sur une chaise penchée
les pieds dans le vide sous la table
malgré les mains agrippées au meuble.

Et voilà que la Pie lui demande
si elle veut vraiment lui promettre
que sa voix passe de monotone
à toute enjouée ;
qu’elle se replace et pose le coude sur la table
la fixe droit dans les yeux
avant de tendre la main
et lui présenter son petit doigt.

Et voilà que Wendy l’invite à promettre
de toujours essayer
de comprendre
même quand elle ne comprend pas
même quand ses réponses ne lui conviennent pas
et Yara panique un peu sur le coup
car elle a l’impression que quelque chose ne tourne peut-être pas rond
qu’il y a peut-être une attrape dans cette affaire.

Mais Yara, elle ne sait pas ce qu’elle planifie, la Petite Pie.

Yara, elle n’est pas devineresse
ou diseuse de bonne aventure
elle ne peut pas lire dans les pensées de l’enfant devant elle
tout comme elle ne peut pas savoir
que Wendy veut emmener Camilo loin
très loin d’elle.

Yara, elle n’est pas médium
elle ne peut pas voir le futur
mais elle peut décider
en cet instant
qu’elle fait confiance à la jeune fille qu’elle a toujours traitée comme une petite sœur
qu’elle pose le coude contre la table
qu’elle tend le petit doigt
et l’accroche à celui de la Pie.

« Je t’en fais la promesse. »