Ephraïm rentre de son jogging matinal.

Il défait son vêtement, retire ses chaussures, fait quelques pas dans le vestibule. Adresse un regard, en direction de la chambre de son frère, en voyant la porte close, il se retient de l’ouvrir et préfère se réfugier dans la cuisine. C’est dur, de changer les habitudes.

Maintenant qu’Uriel est… revenu, il ne peut plus se permettre d’entrer sans frapper. Il ne doit plus prendre le risque de le réveiller. Il a besoin de se reposer.

Comment peut-on se reposer, après 8 ans passés au lit ?

Amusé finalement, Ephraïm secoue légèrement la tête de droite à gauche, récupère une tartine de pain complet sur laquelle il étale un peu de confiture de fraise. Un mouvement attire son attention.

_ Bonjour, Ephraïm.

Son père lui sourit. Il a meilleure mine, depuis quelques semaines. Plus d’aussi grosses cernes qu’avant. Ephraïm le salue d’un signe de tête, récupérant d’autres tranches de pain, le rejoint auprès de la table basse. Il s’installe sur ses talons.

_ Tu vas travailler, aujourd’hui ?

Nouvel hochement de tête. Ephraïm a la bouche pleine, par respect, il n’ose pas parler. Son père reprend, d’une voix tranquille, en repliant son journal.

_ Tu connais cette personne ?

Extirpant de sa poche un petit carnet, il en récupère une photo qu’il tend à son fils. Ephraïm y adresse un regard. Un grand homme, blond. Mâchoires assez bien dessinées, grand sourire, peau légèrement tannée, il l’a sûrement déjà vu, quelque part. Mais le jeune Milicien ne regarde pas la télé. Ils n’en ont pas, chez eux. Il prend le temps d’avaler sa bouchée, avant de répondre.

_ Son visage me dit quelque chose…

Son père, amusé, laisse échapper un rire bref et sourit avec tendresse.

_ C’est un acteur. Il commence à se faire connaître… Son prochain rôle est celui d’un Milicien. Son agent nous a contactés pour qu’il fasse la rencontre d’un de nos Hommes… Je t’ai proposé.

Ephraïm manque d’avaler de travers, tousse un peu puis fixe son père avec de grands yeux.

_ Moi ? Mais… Pourquoi ?

_ Car je suis chargé de la Communication. Et que je sais qu’en te le confiant, il disposera d’une formation impeccable. J’ai toute confiance en toi, mon garçon.

Son père se lève et repose une main sur son épaule, pour tendrement la lui tapoter.

_ Considère le comme un stagiaire et veille, bien sûr, à l’image que nous donnerons. Notamment en ne laissant aucune tâche de confiture sur tes joues.

Affectueusement, l’homme prend une serviette pour en essuyer les joues de son fils, fils qui s’écarte d’un grognement agacé.

Un acteur, hein ?

Ephraïm adresse un regard à la photo que son père lui a laissée sur la table, il la récupère et dévisage plus attentivement l’inconnu. Retournant la photo, il y lit son nom « Côme Nee », et l’heure de rendez-vous… Son père aurait pu l’en avertir ! Il se lève d’un bond et s’élance jusqu’à la salle de bains, oubliant absolument toute discrétion. En quelques minutes, le voilà prêt et le garçon s’élance dans l’Allée des Temples…

Car être à l’heure, c’est déjà être en retard.

Ephraïm est en réalité arrivé une demi-heure avant que Côme ne se présente. Il en profite pour poser sa veste et enfiler son uniforme, pour attacher soigneusement ses cheveux. Ses très longs cheveux, raides, réunis en un chignon extrêmement discipliné, qu’il noue d’un ruban violet. Aucune mèche ne s’en échappe. Seules deux, longent son visage, apportant un peu de douceur, à ses traits naturellement austères.

Sourcils légèrement froncés, sur des yeux d’un bleu si profond qu’ils semblent noirs, un grand nez légèrement bossu, des lèvres fines, pommettes saillantes, mâchoires taillées à la serpe. Ephraïm est petit, et particulièrement frêle en apparence. Du haut de ses 1 m 57, il pose ses mains sur ses hanches osseuses dans une moue dubitative. Ses jambes, ne sont que deux brindilles, enfoncées dans d’épaisses bottes aux semelles compensées.
L’étroitesse des vêtements accentue sa trompeuse fragilité. Un œil aiguisé percevra les muscles particulièrement nerveux et les veines épaisses, d’un corps entretenu et entraîné.
Un soupir s’arrache de ses lèvres, il récupère le dossier qui lui a été donné, le glisse sous son bras, finit de vérifier qu’il n’y a aucun défaut dans sa tenue ou sa coiffure, jusqu’à rejoindre le hall. Il attire naturellement les regards : l’on entend son pas lourd, sur les dalles.

L’on s’étonne d’ailleurs de voir sa corpulence, au vu de son pas chaloupé et cadencé. Le port droit, son regard parcourt les visages, jusqu’à s’arrêter sur la seule chevelure blonde présente dans la salle d’attente. Il marque son arrêt, de ses talons qui se rejoignent, mais pas de salut, se contente d’un signe de tête.

_ Vous. Venez avec moi.

Il ignore si l’acteur si célèbre, souhaite que son identité soit dévoilée – et Ephraïm n’a pas l’envie de devoir canaliser l’enthousiasme de possibles fans… Finalement, il se met en marche, remontant d’un pas rapide les couloirs. Il ouvre une porte et, avec une certaine politesse, se recule d’un pas, la tient ouverte pour laisser le jeune homme passer devant lui.

Il réalise seulement, bon sang, qu’est-ce qu’il est grand…

Clignant des paupières quand il passe devant lui, dubitatif face à son dos développé, Ephraïm affiche une petite moue, puis referme derrière eux. Ils se trouvent dans une petite salle d’entraînement. Sur leur droite, un bureau, sur leur gauche, différentes machines et quelques tapis… Ephraïm le convie à s’assoir d’un geste de la main, puis s’installe en face de lui, s’adossant au mur, il croise les bras sur son torse après avoir posé le dossier sur la table.

_Je m’appelle Ephraïm Kurusu. Mes supérieurs m’ont demandé de vous accompagner aujourd’hui.  L’on m’a rapidement expliqué la situation, mais j’aimerai l’entendre de vos propres mots. Pour quelles raisons êtes-vous là ? Quelle aide puis-je vous apporter ?

Il demande, avec un sérieux implacable et professionnel. Son père lui a dit… d’être parfait. Qu’on n’ait rien à lui redire. Il redresse légèrement la tête.

_ Est-ce que vous voulez boire quelque chose ? Un café ou un thé ?

L'homme est bien plus grand que lui.

Mais du haut de son 1 m 57, Ephraïm ne lève pourtant pas la tête ; il se contente de le fixer d'en bas. Face à son sourire radieux, Ephraïm reste d'un sérieux imperturbable. Le raclement de chaise lui fait plisser les yeux, il retient un grognement et se détourne d'un claquement de talons martial. Si le regard de Côme s'égare, il ne peut voir que des murs clairs, parfois, une plante verte dans un pot, d'autres fois, quelques affiches, parfois, une fontaine à eau ou encore, des plans d'évacuation…

Une fois dans la salle d'entraînement, l'homme s'assoit. Face à son pied glissé sous son fessier, Ephraïm ne peut retenir un lever de sourcil : son regard planté sur ce pied qui n'est pas à sa place. Il l'écoute sans l'interrompre, jusqu'à clore les paupières à la fin de son explication. Il a donc besoin d'un modèle ? Et c'est lui qu'on a choisi ?... Il n'en est pas surpris. Son père est chargé de communication. Et le fait qu'il soit le premier de sa promotion a probablement joué…

Rouvrant les paupières, Ephraïm hoche la tête. Il lui adresse un léger geste de la main pour l'inviter à patienter.

_ Je n'en ai que pour un instant. Je vous réponds à mon retour.

Il disparaît un instant dans le couloir. Du jus de fruits ? C'est ce qu'il préfère, lui aussi, mais celui de la machine est immonde, plein de sucre, et pire que tout : payant. Alors il se rend jusqu'à son casier, l'ouvre pour récupérer son thermos et emplit le bouchon de sa propre boisson. Du café, avec une touche de lait. Faisant demi-tour, il rentre dans la pièce et dépose le gobelet face à Côme.

_ Si je puis vous donner un premier conseil, asseyez vous correctement.

Oui, depuis tout à l'heure, sa posture l’ennuie..

_ Les deux pieds, au sol.

L'ordre, cette fois, est franc.

Le respect et l'honneur sont les valeurs piliers de son éducation. Il a fait un effort pour la forme, bien que son ton soit assez ferme, naturellement autoritaire. Il reprend finalement sa posture en face de lui, debout et les mains croisées dans le dos, le port droit.

_ Côme … Lyosha… Quel nom préférez vous que j'emploie pour vous désigner ?

A ses yeux, c'est important que l'homme choisisse - et non pas qu'il décide pour lui. Le compliment sur son prénom l'a touché, assez pour qu'il en ait légèrement rougi et esquissé un sourire… avant qu'il ne préfère pudiquement détourner les prunelles.

_ Ma famille est au service de la Milice depuis 7 générations. C'est… Une de nos nombreuses traditions. J'ai rejoint l'école à 14 ans et j’exerce en tant que Milicien depuis 5 ans. Les grades existants sont : Général, Chef de la Sécurité, Capitaine d’Unités et simples Unités. La Générale est aujourd'hui notre cheffe de maison, Manon Solvienne. Le Chef de la Sécurité est Hazgar Matkovic.

Un léger silence. Ce nom éveille en lui des émotions si mitigées. Il pense à Ilya. Caspian. Et ce salaud qui leur sert de père. Ses yeux s'assombrissent un court instant : de bleu, ils sont passés à noir. La vision ne dure que quelques secondes, avant qu’un battement de paupières ne repousse un instant l’orage.

_ Quant aux Capitaines… Quill Warnke dirige l’Unité Lunae, le capitaine Andrea Su a sous sa coupe l’Unité Solaris. Je suis aux ordres du Capitaine Elyas Belcourt, capitaine de l’Unité Solario. Actuellement, je suis en poste au Mont Hurleur où j'exerce le rôle de garde, et suis en formation pour devenir médecin militaire en plus de cette spécialisation.

Ephraïm finit par faire quelques pas, tournant autour de Côme pour étudier la posture de son corps. Une de ses mains s'appose sur l'épaule solide du grand blond : d'une pression douce mais ferme, il l'appuie contre le dossier. Bien que l’épaule de l’homme paraisse énorme, sous ses doigts, Côme perçoit probablement la puissance contenue dans les doigts du Milicien. Une peau couverte de corne, sous le derme, se devinent muscles et articulations saillantes. Ephraïm est un tas de nerf et d’os.

_ Le dos droit, la tête haute, les mains posées sur les cuisses.

Ephraïm rêve d'être le meilleur. Pas le meilleur par rapport aux autres, mais par rapport à lui-même : donner le meilleur de soi et se dépasser. Avancer et progresser. Évoluer. Et il a le même désir pour les autres. Face au manque de discipline du chiot, lui répond instinctivement par du cadre et des règles. Rigueur et autodiscipline sont des qualités nécessaires pour être Milicien.

D'un pas lent, il revient en face de Côme.

_ Voici déjà quelques bases. Être Milicien, ce n’est pas seulement faire un métier : c’est une vocation. C’est un investissement. Personnel, physique et psychologique.

Qu’il annonce. Le fait que Côme soit assis lui permet, cette fois, de le regarder droit dans les yeux. Les bras croisés sur son torse, légèrement appuyé sur l’une de ses jambes, Ephraïm reprend.

_ Toutes personnes diplômées à la Milice ont réussi à faire preuve de leurs aptitudes. Et il arrive que certains s’amusent à bafouer notre blason.

Ses sourcils se froncent. Ses lèvres se retroussent, dans une expression agacée cette fois. D’un pas en avant, il pose une main sur la table pour se pencher vers Côme.

_ Je compte sur vous… Pour que le rôle que vous jouiez ne nuise en rien à notre réputation. Sur vos épaules, repose non seulement le rôle que vous devez jouer, mais l’image publique de la Milice. Et c’est à cette Milice, que mes ancêtres et moi-même avons dédié notre vie.

Ses yeux cette fois sont franchement unis aux prunelles de Côme.

Ses prunelles, d’un bleu océan, ne se détournent pas.

_ Alors ne faîtes pas n’importe quoi. Et ne prenez pas ce rôle à la légère. Suis-je clair ?

L’océan est encore clair et limpide : mais peut-être Côme perçoit à l’horizon, l’Orage.

_ Je suis prêt à vous apprendre ce que je sais. Mais je tiens à vous avertir : je suis assez exigeant. Je sais être patient, à condition que vous donniez du vôtre. Etre Milicien… Ne s'apprend pas en quelques semaines ni même en quelques mois, il m'a fallu des années et il m’en faudra encore de nombreuses, pour apprendre toutes les finesses du métier.

Il soupire légèrement.

_ Mais je peux vous enseigner les bases. Comme comment se tenir sur une chaise.

Et pour la première fois depuis qu'ils échangent, Côme surprend peut-être un peu de malice dans sa voix ; Ephraïm sourit un court instant, avant de se reprendre.

_ Je dois voir avec mon supérieur pour la durée de ce stage… Le mieux serait peut-être que nous restions plusieurs jours ensemble. Je pourrais vous montrer quelques-uns de nos entraînements, vous apprendre à vous comporter comme un vrai Milicien doit le faire. Vous enseigner, ce qui fait l'essence même de notre métier : l'honneur, le respect, l'autodiscipline, la rigueur, la résilience, la force. Tout du moins, ce sont les valeurs que j'estime nécessaires à ma pratique.

Ephraïm se redresse lentement.

_ Selon vous, qu’est-ce, être Milicien ? Comment le définiriez vous et que peut-on attendre d’un Milicien ?