La journée a été plutôt fatigante, mais pour une fois, elle a le goût agréable du travail accompli. Pour une fois, l’article qu’elle a écrit lui a plu. En effet, quoi de mieux pour une demoiselle en quête de sensation que d’enquêter sur une mystérieuse affaire de disparition ? Bon, la réalité, c’est que la gamine était juste chez son père, mais avant de savoir, c’était vraiment palpitant, et elle a pu aller demander à la mère, puis aux voisins, bref, elle a passé une bonne journée. En descendant de la navette, elle se met à fredonner en rentrant chez elle, signe évident de sa bonne humeur. Cependant, sa petite chansonnette se stoppe net quand elle arrive près de son appartement. Parce que la silhouette à la porte, elle la reconnaîtrait entre mille. Amanda. Elle marche un peu à reculons, espérant avoir échappé à son regard, puis une fois à distance, elle se retourne pour courir. Elle aurait bien aimé avoir sa trottinette.

Tournant et retournant un peu au hasard dans les rues de Lunapolis, elle finit par remarquer que ses pas l’ont menée machinalement vers Brise-Coeur, près de l’appartement d’Auxence. Sans réfléchir, elle se glisse dans l'entrebâillement de la porte à la suite d’un habitant, puis monte les escaliers quatre à quatre jusqu’à l’étage de son ami. Arrivée là, elle tambourine à la porte. Un léger “j’arrive” lui parvient - visiblement il n’a pas compris qu’il y a URGENCE. Alors elle redouble de coups, ajoutant de sa voix délicate (non) :

- OUVRE ! C’EST UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT !

Elle entend distinctement le bruit de la chasse d’eau, tant les murs de cet appartement sont fins, et Auxence qui hausse le ton. Elle s’en veut un peu, pendant un instant, mais dès que la porte est ouverte, elle s’engouffre dans le salon avant de refermer la porte derrière elle, avant que son ami ne la verrouille. Bien. Au moins, même si Amanda l’a prise en filature (ce dont elle doute, pour être honnête…) elle ne pourra pas la suivre jusqu’ici. Elle reste adossée au mur un instant, le temps de reprendre son souffle. Elle n’avait pas vraiment remarqué qu’elle avait couru sur tout le trajet. Quand Auxence reprend la parole, elle lève juste la main pour lui faire comprendre qu’elle doit reprendre sa respiration.

- Sers-moi une bière, tu seras mignon. Je vais tout t’expliquer.

Elle le regarde s’éloigner, et elle retire ses chaussures qu’elle laisse dans l’entrée, avant d’aller s’échouer dans le canapé de l’anima perroquet. Elle se souvient qu’il avait un peu peur d’elle, au début. Ca a bien changé maintenant - heureusement. Elle attrape son trousseau de clé dans sa poche, auquel elle a accroché un décapsuleur voilà bien longtemps, pour ouvrir sa bière et en boire une gorgée avant de s’affaler à nouveau dans le canapé.

- J’ai ghosté Amanda. Je sais, c’est pas bien, et j’arrête pas de vous dire de pas le faire à Basil et toi, mais bon, fais ce que je dis pas ce que je fais, tout ça.

Elle reprend une gorgée de bière. Elle sait qu’elle n’a pas vraiment besoin d’épiloguer, parce qu’Auxence connaît Amanda comme elle. Elle est gentille, et cultivée, mais elle manque de ce grain de folie que Thaïs aime. Elle n’essaye jamais de sortir de leur routine, et suit toujours les règles et les plans à la lettre, elle n’est pas très spontanée.

- Et sinon j’ai les clés, ouais, mais j’y ai pas pensé une fois devant la porte, désolée. Je te dérange pas au moins ?

Elle sort son trousseau de clés de sa poche de veste pour décapsuler sa bouteille, puis celle d’Auxence. Ah, effectivement, elle avait les clés en fait. Elle retire d’ailleurs sa veste au passage - même si l’appartement de son ami n’est pas le mieux isolé du monde (ni phoniquement ni thermiquement, d’ailleurs), il fait quand même plus chaud dedans que dehors. Après une gorgée de bière, elle explique en quelques mots la situation à Auxence, mais quand il demande des précisions, elle lève les yeux au ciel. Est-ce que ce n’est pas évident ?

- Bah c’est ça le problème. Enfin… Le problème que ça cause, tu veux dire ? Elle est venue m’attendre devant chez moi. C’est chaud non ? Même moi j’ai jamais fait ça. … Ah si, une fois. Mais elle m’avait pas ghosté, je refusais juste la rupture. Mais bref. Tout ça pour dire que quand je l’ai vue, hop, j’ai fait demi-tour ! Je sais pas quand je pourrai rentrer chez moi, ça se trouve je dors là ce soir.

Elle lui sourit, amusée. Elle ne va évidemment pas faire ça - elle a du mal à dormir ailleurs que dans son propre lit. Et puis, si jamais elle doit confronter Amanda, alors elle le fera. Pas le choix, une fois au pied du mur… Son téléphone vibre et elle sursaute légèrement. Elle hésite entre éteindre son portable ou le passer à Auxence, et elle finit par le faire glisser vers lui, en lui demandant si elle ne le dérange pas. Elle sait qu’elle a tendance à s’incruster un peu tout le temps chez ses amis sans demander leur avis, mais ils ont quand même une vie à eux aussi. Même si elle a l’impression qu’Auxence est souvent tout seul chez lui. Elle se demande combien d’autres personnes viennent chez lui à l’improviste. Basil déjà, c’est sûr. La petite dont il parle de temps en temps, aussi. Pour le reste il a droit à sa vie privée.

Quand il lui répond finalement que non, elle ne le dérange pas, et qu’il est là pour ses amis, elle sourit à nouveau, avant de poser sa tête sur son épaule.

- Et heureusement que t’es là. J’aurais pas attendu des plombes pour que la navette puisse me ramener à Regalia pour passer la nuit chez mes parents. Imagine si elle était venue aussi pour rentrer chez elle en voyant que je revenais pas en plus. Quelle angoisse. … à ton avis, je devrais lui envoyer un message pour lui dire que c’est fini ?

Elle ne sait pas trop quoi faire, à vrai dire. Elle fait tourner Amanda en rond depuis quelques semaines maintenant, en lui envoyant juste assez de messages pour “la garder sous le coude” tout en ne lui donnant pas plus d’attention que ça. C’est sûrement parce qu’elle n’a pas répondu à ses derniers messages qu’elle a fini par venir la voir. Depuis qu’elles ne sont plus à l’université, elles ont forcément moins d’interactions, puisqu’Amanda travaille dans une boîte de communication à Babel et que Thaïs travaille à Regalia.

Elle voit bien qu’Auxence a du mal à comprendre - même s’il la regarde, elle perçoit le vague dans ses yeux alors qu’elle explique ce qui lui arrive. Elle se sent un peu ridicule, du coup. En fait, elle se sent un peu ridicule depuis qu’elle est installée sur ce canapé et qu’elle a repris son souffle. Amanda n’a rien d’effrayant, et elle aurait pu s’en sortir. Mais elle n’a pas envie - de l’entendre crier, de la voir pleurer. Même si, en réalité, elle se serait sans doute juste résignée en soupirant. Ça aurait été pire. Thaïs déteste décevoir les autres, et qu’est-ce qui marque plus la déception qu’un petit soupir avec la tête baissée ? Elle ramène la bouteille à ses lèvres, avant de secouer la tête lorsque son ami demande des précisions. Non, elle n’a pas ramené son frère, et de toute façon, elle n’en aurait pas eu peur. Il est un peu plus carré et un peu plus grand qu’Amanda, mais rien qui ne puisse vraiment l’intimider.

Elle ramène ses jambes contre elle, dans le canapé, avant de poser sa tête sur l’épaule d’Auxence alors qu’il continue. C’est bizarre d’être celle qui est “grondée”, et non celle qui “gronde”. Elle n’a pas vraiment l’habitude - pourtant elle a fait son lot de conneries quand elle était plus jeune, elle aussi, alors ses pères avaient des choses à lui reprocher. Même si elle se dédouanait souvent en disant que c’était Mateus qui l’avait entraînée dans ses bêtises, mais ça ne prenait pas toujours. C’était elle, la meneuse de leur duo. Aujourd’hui encore, quand ils sont tous les deux, elle a tendance à vouloir le guider. Quand son téléphone vibre, elle le fait juste glisser vers Auxence. Elle imagine sans peine qu’il s’agit de son ex (?) petite amie. Elle rit néanmoins quand son ami lui dit qu’elle peut rester si elle paye la bouffe. Il ne perd pas le nord, celui-là.

- T’inquiète, je te paye tout ce que tu veux. On devrait en prendre deux, des pizzas, et des frites, et des boissons, et se caler devant un film.

Même si elle a pris la perche tendue, Auxence reprend quand même leur conversation précédente en lui disant qu’effectivement, elle devrait quand même envoyer un message à Amanda. Elle regarde son téléphone, sans oser tendre la main pour le reprendre. La vérité c’est qu’elle ne sait pas du tout ce qu’elle veut. Elle ne veut pas rester avec elle - elle a du mal à imaginer l’avenir avec elle. D’un autre côté, en attendant de trouver quelqu’un qui lui donne cette envie, ce n’est quand même pas trop mal de la garder, mais elle trouve ça très mesquin et malhonnête. Alors, le plan cul serait un bon plan, justement, mais elle n’est pas vraiment sûre qu’Amanda serait d’accord - d’autant plus si elle, de son côté, a de vrais sentiments pour Thaïs.

- J’en sais rien, en vrai. Je crois que je devrais rompre avec elle. Mais… j’aime pas trop être toute seule. Rentrer chez moi le soir et n’avoir personne, alors que j’ai passé ma vie à être entourée d’une famille de six personnes, c’est très… froid. Et solitaire. Tu comprends ce que je veux dire ?

Elle finit par relâcher ses jambes et poser ses pieds sur le sol, se penchant juste assez pour attraper sa bouteille de bière - entamée, déjà à moitié vide. Elle qui est si optimiste d’habitude, voilà que pour une fois elle est de l’autre côté de la barrière.

- J’aimerais bien qu’une de mes histoires marche. J’ai l’impression que je n’arriverai jamais à retrouver ce que j’avais avec mon premier amour, et ça commence à remonter, cette histoire. Au fait, tu veux quoi sur ta pizza ? J’demande des sauces aussi ou t’as de quoi faire ici ?

Un dessin animé, donc. Ça la fait rire doucement, mais c’est bien un truc d’Auxence, de lui dire de choisir avant d’ajouter des critères. Elle allume la télévision, puis va pour se connecter sur son compte de vidéos à la demande avant de remarquer qu’il est déjà connecté. Quel rat. Elle ne se souvient même pas lui avoir donné les codes. Mais son ami reprend déjà la parole, pour la sortir de son déni, et elle se tourne vers lui pour l’écouter. Il a raison, bien sûr, mais elle a du mal à l’accepter à cet instant. Et elle trouve stupide de s’empêcher elle d’être heureuse. Les autres c’est une chose, mais elle-même par-dessus le marché ? Elle soupire, avant de finir sa bière.

- J’ai déjà un profil sur des applis, j’ai juste à l’actualiser.

Elle n’en a pas souvent eu besoin. Elle préfère rencontrer les gens directement, savoir tout de suite s’il y a de l’alchimie avec une fille, plutôt que passer par des dates où il ne se passera peut-être rien. Elle a déjà eu des désillusions, des meufs qui avaient l’air intéressantes par message et en face : plus rien. Pas d’étincelle, pas d’électricité, aucune tension. Elle hausse les épaules.

- La prochaine fois que je sors en boîte je t’emmène avec moi. Faut qu’on te trouve quelqu’un aussi, pour t’acheter des pizzas, parce que franchement t’en consomme tellement que j’envisage de me faire un budget juste pour ça.

Elle le taquine un peu. En plus, il n’y a pas que lui qui pèse dans son budget, c’est encore pire quand Basil est là aussi. Et elle-même a peut-être une tendance à l’achat compulsif quand elle est stressée ou qu’elle a le cœur brisé - ce qui va sans doute arriver quand elle va devoir rompre avec Amanda pour de bon. Même quand c’est elle qui rompt, et qu’elle sait que c’est le bon choix, c’est toujours très difficile à vivre pour elle, et elle regrette souvent après coup.
Elle reprend la télécommande pour faire défiler la liste des dessins animés.

- Un truc avec un mec qui invente des machines, ça te tente ?

Elle regarde les étranges véhicules qui se dessinent sous ses yeux dans la bande-annonce. Des machines avec des roues, mais qui ne demandent pas autant d’effort que le vélo d’Auxence ou que sa trottinette, visiblement. Elle pouffe un instant derrière sa main. Ça ne marcherait jamais, un truc comme ça, mais bon. Elle lui donne la télécommande.

- En vrai choisis toi, moi je vais commander ta pizza du démon et tes sauces. Et je vais peut-être prendre la même chose, tiens, personne va nous juger de toute façon.

Elle récupère son portable, efface la notification du nouveau message reçu et cherche leur pizzeria préférée dans son répertoire pour passer la commande.

Quand elle entend Auxence parler, donner mot pour mot la légende qu’elle a marquée, son visage se décompose. Comment est-ce qu’il sait exactement ce qu’il y a d’écrit sur SON profil ? Il l’a espionné, il lui a volé son téléphone quand l’appli était encore installée pour regarder ? Il a peut-être voulu s’en inspirer quand il a créé son propre compte… Elle ne peut pas lui en vouloir de vouloir copier les meilleurs. Alors elle retrouve son sourire. De toute façon, les applications, c’est dépassé. Elle préfère aller directement au contact, et quand il dit qu’on ne le laisse pas entrer en boîte, elle le pointe du doigt.

- Ça, c’est uniquement parce que tu refuses que je t’habille ! Gnagnagna les chemises de lesbienne, gnagnagna tu veux montrer ta vraie personnalité, je connais toutes tes remarques ! C’est mignon de vouloir montrer qui tu es et de pas vouloir tricher, hein, je dis pas, mais si ça t’empêche de rentrer en boîte, c’est un peu contre-productif. Tu peux montrer tes vêtements colorés au premier rendez-vous. En plus, si c’est juste pour pécho un soir, ça sert à rien que les gens sachent qui on est.

Elle n’est pas totalement dupe, et elle sait bien qu’on rencontre rarement l’amour de sa vie en boîte, même si au fond, avec son petit cœur de romantique, il lui arrive d’espérer, surtout après une rupture. Elle sourit cependant quand Auxence suggère qu’elle fasse elle-même les pizzas, s’il lui coûte trop cher.

- Oui pour la bière. Par contre, tu sais que t’arriveras jamais à manger mes pizzas ? Elles vont être bien trop piquantes pour ta bouche et tu vas te plaindre comme quoi je mets du piment partout. C’est parce que tu t’es plaint la dernière fois que j’en fais plus. J’en avais même pas mis tellement !

En attendant, elle cherche un programme qui a l’air à peu près intéressant. Elle, elle n’est pas trop dessin animé, plutôt documentaire. Elle a du mal à tenir en place devant un programme, mais au moins avec les documentaires elle apprend quelque chose même si elle ne va pas jusqu’à la fin. Même son film préféré, elle n’est pas capable d’en raconter la fin, c’est dire sa capacité de concentration. Elle finit par donner la télécommande à Auxence pour qu’il choisisse, alors qu’elle saisit son téléphone pour aller passer la commande. Ceci fait, elle revient s’asseoir - s’écraser - dans le fauteuil de son meilleur ami, alors qu’il lui explique ce qu’il a trouvé. Le premier film lui semble intéressant, et elle pouffe de rire quand il lui rappelle un autre film, qu’ils ont regardé voilà plusieurs mois maintenant.

- Non, c’est mort, j’ai vraiment eu les chansons dans la tête pendant au moins trois jours ! Au moins, ton autre film a l’air chelou, mais mieux que ça, et aussi mieux que ce que j’avais trouvé. Sinon, les pizzas arrivent dans vingt minutes, une demi-heure à peu près. Le temps qu’ils les fassent, les mettent à cuire et les ramènent. T’sais qu’ils ont voulu me faire payer un supplément pour les faire livrer à Brise-Coeur ? Ils abusent de ouf. Je leur ai dit non, mais du coup ils ont pas voulu mettre les sauces supplémentaires, désolée p’tite chips. Je t’en ramènerai la prochaine fois que j’irai.

Elle pose son téléphone sur la table pour ne pas rater l’appel du livreur, puis prend la télécommande pour lancer le film. Ça ne l’a jamais dérangé de couper un film en plein milieu, faire autre chose, et reprendre, et elle oublie un peu que ce n’est pas forcément le cas des autres. De toute façon, Auxence doit être habitué, maintenant.