Brise-Cœur.

En voilà un quartier malfamé qu’on n’aime pas trop visiter.

Ça fait mal aux yeux que de voir ces gens entassés aux fenêtres à fixer ces étrangers qui passent dans la rue, ou encore ceux qui jettent des regards de travers sans trop se bouger. Les portes qui claquent et les jeunes qui se bougent en vitesse pour éviter qu’on leur pose des questions trop barbantes, trop incriminantes. Ça lui fait plisser les yeux avec une pointe de méfiance, à Cadenza ; elle sait très bien ne pas avoir sa place ici, même s’il en est du devoir de la Milice de fouiller chaque recoin de la ville, aussi sombre soit-il, pour débusquer les criminels et les emmener en justice. Et ce soir ne ferait pas exception.

“Fait chier, merde. J’aurais pensé qu’on nous enverrait ailleurs,” que le collègue avait rechigné, lorsqu’il a mis les pieds aux bottes bien polies dans la première ruelle menant au fameux quartier. Elle, en revanche, n’avait donné comme réponse qu’un roulement des yeux, signe évident d’une exaspération anticipée.

“Fais juste ton boulot et tais-toi,” qu’elle avait grogné. “Tu sais très bien que je tolère mal les enfantillages.”

Ç’avait le mérite d’être clair, concis et direct. Avec la Louve, aucune chance qu’on se parle de la pluie et du beau temps ; c’est une distraction comme une autre, une perte de temps complètement inutile.

Alors elle se bouge, Cadenza, se déplace gracieusement entre les individus qui se dirigent ailleurs, qui peuplent les ruelles de Brise-Cœur. Le regard glisse d’un visage à l’autre, les sourcils se froncent et donnent à cette poupée un air sévère et froid lorsque les yeux croisés ne semblent pas bien amicaux. Ça suffit souvent à faire reculer les mal-intentionnés ; mais les crocs sont sortis au moindre signe que quelque chose puisse déraper. Prête à toute éventualité, la grande Louve.

Avec son collègue sur les talons, les voilà qui s’enfoncent au creux des ruelles de Brise-Cœur. Un lieu qui lui parait presque désolé à cet heure, inhabité, à part peut-être quelques pas qui résonnent depuis on-ne-sait-où dans les autres ruelles. Le nez plissé, la voilà qui se décide à faire apparaître ses grandes oreilles lupines sur sa tête.

Et elle écoute, ferme les yeux pour se concentrer, oriente ses oreilles de manière à pouvoir repérer le moindre bruit qui lui semblerait proche et suspect.

Après tout, ils se trouvent actuellement dans les environs d’un accès à la Fosse, si leurs sources ont bien fourni les bonnes informations. À l’heure qu’il est, certains autres collègues qui participaient à la descente de ce soir devaient déjà être arrivés sur les lieux illégaux et, avec un peu de chance, auront déjà procédé à quelques arrestations. Ne restait plus qu’à repérer cette fichue issue dont on leur avait fait la mention.

Lorsqu’enfin, la Louve perçoit de nouveaux sons dans les environs – des pas pressés, légers, quelqu’un qui tente de se faire discret, peut-être –, elle signale à son collègue de la suivre. Démarche rapide, voilà qu’ils se dirigent en vitesse vers la source de ces pas – une silhouette encapuchonnée se déplaçant le long des murs, repérée au détour d’une énième ruelle quelque peu louche.

“Halte-là !” que le collègue s’est écrié, faisant grimacer Cadenza dont l’ouïe était plus sensible grâce à ses grandes oreilles, aussitôt rétractées et troquées pour ses oreilles humaines pour éviter d’éventuels problèmes auditifs. Et lui, le collègue un peu chiant, a pressé le pas vers cette personne quelque peu isolée, sans vraiment faire gaffe au fait que les uniformes de la Milice peuvent très bien effrayer les gens lorsque l’aura qu’on dégage semble menaçante ou demandante.

Louve suit tout de même, d’un pas un peu plus lent, paraissant un peu plus nonchalante par rapport à son partenaire de mission.

Et puis, une voix qui s’extirpe de sa prison de dents et de chairs, résonne clairement depuis sa source sous la capuche portée par l’inconnu.e. Une voix qui semble assez familière aux oreilles de la jeune femme, qui pourtant n’arrive pas, dans le moment, à déterminer pourquoi il lui semble l’avoir déjà entendue quelque part. Mais Cadenza, avec ses pensées logiques et sa droiture presque robotique, n’en fait pas de cas ; elle se contente plutôt de reprendre son sérieux.

“Bonsoir. Nous ne souhaitons pas vous déranger bien longtemps,” qu’elle commence, d’un ton qui se veut plus doux, et qui finit tout de même par sembler autoritaire. Car Cadenza, elle n’est pas non plus l’incarnation de la douceur. “Nous avons quelques questions à vous poser, si ça ne vous pose pas de problème.”

Évidemment, à Brise-Cœur, parler aux Miliciens, ça pose problème à tout le monde. Mais ce n’est là qu’une courtoisie que l’on fait aux gens ; l’illusion d’un choix alors qu’il n’y a vraiment qu’une option valable. Deux potentielles issues pourront ensuite se produire :

Soit l’inconnu.e répond aux questions sans faire d’histoires.

Soit elle frappe et s’échappe.

Alors la chasse débutera et la Louve poursuivra.

« Pas de soucis, » que l’inconnu.e répond. La voix tremble d’une nervosité presque imperceptible et pourtant, Cadenza la capte ; l’ouïe fine de l’âme lupine ne ment pas. Mais cette même ouïe semblait lui jouer des tours, en faisant surgir dans sa mémoire des souvenirs qui lui semblent presque lointains. Pouvait-elle vraiment s’y fier, en cet instant ?

Peut-être ferait-elle mieux d’écarter les doutes l’espace d’un instant – c’est ce qu’elle se dit, du moins, lorsqu’elle voit le poing se lever, le bras se tendre vers le visage du partenaire milicien. Ce dernier qui recule d’un pas, qui perd l’équilibre, qui s’écroule presque comme une poupée de chiffon qu’on aurait laissée tomber sans même tenter de retenir. Et avant même qu’elle n’ait le temps de réaliser ce qui vient de se passer, la Louve réalise qu’un second poing avait été levé contre elle, ciblant le visage. Mais le coup ne vient pas – ne viendra jamais, car sa propriétaire s’est stoppée dans son mouvement, a bondi vers l’arrière après s’être ravisée. Désormais, son visage n’est plus caché au creux d’un capuchon, et Cadenza comprend enfin pourquoi sa voix lui semblait si familière.

“Sasha… ?”

Le nom roule sur la langue comme un vintage doux-amer ; une amertume délicate et terrible à la fois. Sasha, qu’elle a vue grandir presque au même rythme qu’elle ; Sasha, qu’elle a vu dégringoler dans les abîmes après quelques années sans nouvelles. Sasha, qu’elle a plusieurs fois ramenée en garde-à-vue pour des crimes commis sous son nez ; Sasha, pour qui elle s’inquiète malgré les années et les gestes posés.

“Toujours la même rengaine, avec toi,” qu’elle peste, Milicienne, le nez retroussé et les sourcils froncés. “Tu réalises à quel point exactement t’es dans la merde pour c’que t’as fait là ?”

Sasha n’est pas idiote et elle le sait. Ça lui traverse vaguement l’esprit que la mangouste sait très bien dans quelle merde elle s’est foutue, en assénant un coup de poing en plein centre de la grande gueule du milicien qui l’accompagne. Et quand bien même fut-elle un jour l’amie de la Louve, aujourd’hui, elle n’était rien de plus qu’un suspect dans une affaire de la plus haute importance. De ce fait, lorsque Cadenza réalise que son compagnon est sur le point de se relever, et qu’elle capte l’intention de la jeune femme de s’évader, les rouages se mettent déjà en marche.

“Sasha, t’as pas intérêt à fuir !” qu’elle gueule, vocifère presque, alors que la concernée tourne les talons et détale.

Pas un moment à perdre. C’est la chasse qui est ouverte.

Aussitôt, elle s’élance. L’uniforme tombe, un morceau à la fois. Et dès qu’elle le peut, c’est la Louve qui prend la place de l’humaine. Les griffes s’abattent sur le pavé, les grognements saccadés de l’animal en pleine course, la truffe et les oreilles à l’affut du moindre bruit, de la moindre odeur qui puisse la guider jusqu’à sa proie. Virages serrés et obstacles ne sont que de piètres inconvénients à la chasseuse et le camarade oublié loin derrière n’aura d’autre choix que de lui pardonner l’abandon. Elle bondit, s’envole presque au-dessus des poubelles jetées au sol et des cartons jonchant certaines ruelles, et Cadenza s’enfonce encore plus loin dans les trippes de Brise-Cœur. À grandes enjambées, aussi vite que ses pattes peuvent la propulser. Son but est d’essayer de coincer Sasha dans une impasse, la forcer à la confronter.

C’est un peu comme une course à travers le temps, les jeux d’enfants longtemps oubliés, délaissés pour laisser place aux rôles d’adultes et aux responsabilités.

Et si, dans les faits, Cadenza dira qu’elle pourchasse Sasha dans le but de l’emmener en Justice, elle n’ira toutefois jamais avouer qu’elle le fait aussi en espérant que les conséquences obligeront la mangouste à confronter sa dure réalité ; une vie menée en criminelle ne pourra se terminer qu’au creux d’une cellule.