j'veux te laisser gagner, mais faudra bien y rejouer

Carmine jette une œillade aux larges tonneaux alignées, inondés. Des pommes de toutes les tailles et toutes les formes y sont plongées et flottent dans l’eau translucide. Le diable des mers se contente d’avancer en longeant ces derniers sans faire attention à la flotte translucide. Sa tête finit par se redresser quand le petit prince se décide à l’aborder.

- Oh… C’est toi.
C’est juste toi : petit soldat, ancien gagnant, futur potentiel perdant.

Carmine, elle le regarde de bas en haut, comme si cette vieille victoire ne valait rien : elle veut lui faire bouffer ses airs de conquérants, puisque de palmes ou de pommes elle a faim. Carmine, elle n’aime pas perdre, mais elle aime jouer : elle aime faire flamber le risque pour sentir ses entrailles se consumer dans un incendie qu’elle seule connaît : nicotine sur laquelle elle aime tirer.

Caspian, il semble vouloir allumer la poudre à canon.
Pourra t-il assumer l’ébullition ?
S’il est allumette étincelante,
Elle est flaque d’essence.

- Tu veux jouer Caspian ? Très bien, nous allons jouer...

Carmine, elle adore jouer, elle aime aussi tricher, mais ce n’est pas un simple jeu de société. Son image est une priorité. De prime abord, elle aurait pu s’abstenir, mais le fennec est venue cueillir quelques épines. Une fausse main est tendue, celle sans os ni chaire, celle dont les muscles ne sont plus que mécanismes, alors que sa gueule d’ange affiche une mine taquine.

- Celui qui perd a un gage.

Peut-être que si elle ne gagne pas, ça lui ira aussi : parce qu’elle continuera de se battre, parce qu’elle continuera d’être meilleure, parce qu’elle rêvera de retirer toutes les couronnes des autres vainqueurs, parce qu’elle pourra encore lutter.
Si elle gagne, que fera t-elle après ?
Aura t-elle encore la même force de fuir la vie comme grand filet ?
Il lui arrive d’avoir peur de finir totalement rassasiée, mais les rascasses sont toujours affamées.
Quelques épreuves lui rapporte des médailles et popularité. Ces craintes ne sont que mensonges qu’elle se fait. Carmine en veut toujours plus : toujours plus de médailles à exhiber dans le salon, elle veut être traitée comme champion. Elle veut que l'enfant qu'elle était continue de rêver : ou peut-être qu'elle veut simplement encore un peu jouer pour alimenter les flammes de leur éternel été.

j'veux te laisser gagner, mais faudra bien y rejouer

Les pommes s’empilent à côté et le sifflet annonce l’arrêt de l’épreuve. Ils peuvent enfin respirer. Carmine remonte ses mèches rubis et trempées, comme son visage que les goûtes perlées ont inondées. Alors elle reprend son souffle malgré une bonne apnée. Son haut lui aussi connaît la tempête, la marée, la mer de pomme : il ira probablement prendre une douche avant de se changer. On lui apporte une serviette pour qu’elle puisse enfin s’essuyer. Elle glisse des sourires à la foule alors que son cœur palpite encore dans sa poitrine. Elle espère éviter l’épuisante et douloureuse comptine : celle qui ne rime pas avec la win.

Les arbitres doivent maintenant compter les pommes récoltées. Elles ne sont pas comptabilisées si elles ne sont pas entièrement déposées dans le récipient à côté : les pommes à moitié dévorées ou prémâchées ne seront pas inclues, encore moins si elles sont tombées.

Les joueurs rejoignent les équipes et leurs maisons, il faut attendre les annonces, alors que sur sa faim reste le poisson. Pourtant, elle continue de sourire, alors qu’elle ne peut s’empêcher de se médire. Elle ne le fait pas pour sa maison, elle se moque bien de la couleur bleutée : elle se bat pour elle même, pour ne pas feindre devant son impuissance et son poison.

Tout est déjà terminé. L’arbitre avance avec son micro pour annoncer le grand gagnant de l’épreuve. Le silence se pointe jusque dans les gradins : c’est toujours Caspian Matkovic le gagnant. Carmine, elle ne rentre qu’avec son faux sourire, elle ne rentre avec rien. La populace se lève dans les gradins et applaudit le gagnant alors que dans le cœur de la perdante est croqué par la faim. Toujours pas de victoire, elle ne peut même pas  se saouler ce soir et même si elle tente de garder un peu d’espoir. Carmine, elle aimerait parfois gagner, elle aimerait vaincre, elle aimerait écraser. Pourtant, elle n’arrive que seconde dans ses épreuves de facilité quand elle n’a rien pour les pommes sans saveur qu’elle a tenté d’avaler.

Alors elle applaudit, elle sourit.
Carmine ravale entre ses canines un peu de jalousie.

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Double visage, noyer les sourires dans le mirage.

- Je ne sais pas. On verra… Les olympiades ne sont pas terminées.
< Oui, une évidence. >

Le sourire est calciné, brodé dans les l’étouffement d’un égo déformé, d’un égo arraché, d’un égo dévoré par un filet. Carmine sait toujours joué d’autres rôles, ceux qui ne sont pas à sa portée. Carmine, elle essaie d’être heureuse pour Caspian, de le féliciter, mais pourtant le poison planqué dans ses épines l’attaque : elle n’a pas assez bossé. Elle ne peut s’en prendre qu’à une personne, au poisson qui ne sait plus gober. Ce n’est pas une histoire de handicap, ni de bras, ce n’est même pas de la natation, pourtant la rascasse baigne encore dans la marre hémoglobine de sa déception.

- Vraiment ? Tu dois être si fier de toi ! Il y a de quoi…
< Pas de moi. Pas de moi. Pas de moi. Pas de moi. >

Carmine, elle n’est pas fière d’elle.
Carmine, elle est frustrée.
Carmine, elle voudrait la lui arracher.
Carmine elle veut retourner dans les abysses s’entraîner.
Elle veut floter pour se défouler, elle veut extraire tout le poison qui se loge dans sa trachée dans le sel marin. Le diable des mer ne connaît que cette même fin, tragique destin.  C’est peut-être perdu d’avance, alors pourquoi participer ? Pour la fierté, parce qu’elle a la force de ne jamais arrêter de lutter. Pourtant, elle se pose la question, combien de temps va cela va t-il durer ?

- Bon, j’te dois un gage. J’ai pas oublié. Qu’est ce que tu veux ? Dis moi.
< Que le carnage cesse. Cesse. Cesse. Cesse.>

Comme les mailles du filet, impossible de hurler.
Carmine, elle n’oublie pas les promesses qu’elle a formulé. Elle n’oublie pas les jeux, les paris osés. Carmine, elle souhaite juste que son paradis comme son enfer se cloture pour cet été. Alors elle attend, disciplinée, le sourire aux lippes. Si elle n’a pas gagné, elle cherche un moyen de l’oublier pour cicatriser. Peut-être que Caspian va réussir à l’amuser, peut-être qu’il va glisser du sel sur les plaies.

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Carmine elle regarde le micro, puis Caspian. Carmine elle s’avance jusqu’au micro, le sourire badin et grand. Le buste, fier, droit : elle reprend ses allures de prince charmant. Elle glisse entre ses doigts l’objet pour l’approcher de ses lippes et commencer ses éloges factices.

- Votre attention s’il vous plaît. Je déclare Caspian vainqueur de l’épreuve de l’année prochaine… Ainsi que celle d’après. Et de toutes les années qui suivront tant qu’il y participera. D’ailleurs, à votre place, je serai honorée qu’il daigne vous offrir sa présence.

Carmine s’arrête durant quelques secondes en observant les personnes commençant à se faufiler hors des gradins. Une idée inonde l’esprit de la rascasse qui ne repose pas le micro. Elle continue de toiser la populace, de les attirer, de faire son faux numéro. Alors qu’elle recoiffe un peu sa chevelure, elle continue d’accumuler les mots. Les vrais. Les faux. Les beaux. Les déformés.

- Il est d’ailleurs disponible pour une série d’autographe. N’hésitez pas à faire la queue à côté, je suis sûr que Caspian sera aussi ravi de prendre des selfies à vos côtés avec une des pommes qu’il a mâchouillé. C’est son petit rituel chaque année... Il a tout son temps après cette victoire pour remercier son public. Merci à vous pour votre fidélité et à l’année prochaine !

Elle repose le micro et revient vers Caspian tranquillement pour lui attraper les épaules fermement. Elle a un ce drôle de sourire omniprésent, alors que les quelques personnes viennent avec les pommes croquées faire la queue devant le blondinet avec ou sans les pommes encore à moitié trempées.

- Allez champion. T’as tout ton temps jusqu'à l’année prochaine. Bon courage !

Puis elle s’approche de son oreille pour venir murmurer.

- Assume ta victoire. Tu l'as méritée.

Lippes plaquées contre la joue du fennec, la rascasse finit par s’évaporer. Elle laisse encore l'or derrière elle, la frustration en ébullition dans les trippes, mais elle a une année pour y penser, pour recracher son propre venin, pour peut-être réussir à avoir une nouvelle fin.