C'est une drôle d'image. Que celle d'un crocodile avec des fleurs. Oh Nizam n'a pas encore troqué peau d'homme contre écailles du reptilien mais l'effet est tout comme. On pourrait aisément s'imaginer en le voyant passer, cet énorme lézard à la gueule pleine de dents tenant ce bouquet de fleurs blanches près de son museau avec sa queue glissant lentement sur les pavés de Lunapolis. C'est tout comme.
Les grandes mains abimées de Nizam ne sont pas à leur place, à tenir le délicat papier qui enveloppe ses fleurs. Ce sont des mains qui sont faites pour piétiner les fleurs. Pas pour les offrir. Des mains de prédateur. Les prédateurs n'aiment pas les fleurs.
Alors pourquoi défile-t-il à l'orée du soir dans les rues de cette cité qui l'a depuis longtemps honni ? Il n'y est pas, plus à sa place. Un crocodile en ville. Un crocodile avec des fleurs.
Pourtant il a toujours cet air tranquille sur la figure, cet air un peu inquiétant de celui qui a toujours l'oeil ouvert et les crocs sortis. Il ne semble nullement inquiété par le regard des quelques passants qui croisent son chemin, pas plus que par la silhouette dressée de la Tour Gemeaux. Cette maudite tour et sa maudite Académie. Il lui semble son ombre s'étend sur les maisons comme une maladie, comme le mal prêt à s'abattre sur les âmes innocentes. Foutue Tour.

Ses enjambées sont rapides, assurées. Mais terriblement raide. Malgré sa musculature saillante, il ne roule pas des épaules, pas plus que des hanches : il se déplace en faisant à peine claquer ses semelles sur le bitume et sonner la boucle de sa ceinture contre les boutons de son long manteau beige, avec la rigueur et la droiture du milicien. De l'ancien milicien. Il y a des habitudes dont il ne saurait jamais se défaire, quoiqu'il ignore si cette posture il la doit à son géniteur ou à son éducation. Peut-être un mélange des deux. Qu'importe.

D'ordinaire Nizam n'est pas de nature nostalgique. Son regard est entièrement tourné vers l'avenir. Seulement, il a à coeur de faire les choses bien. Oui. Voilà pourquoi il est là, devant la porte de cet appartement ce soir. S'il appuie sur la sonnette sans rien dire, s'il se tient bien droit sur le palier c'est pour que les choses soient claires. Pour un nouveau départ, un départ propre. Il n'est pas là pour se donner bonne conscience : dans l'ordre universel du monde et la balance des moeurs, il sait exactement où il se tient.

Il est simplement là pour offrir des fleurs. Des tulipes blanches plus précisément.
Les fleurs du pardon. Et du Paradis aussi.

Que fait-il là ? C'est une excellente question. Mais crocodile ne répond pas tout de suite, immobile sur le paillasson, toujours bien droit sur le palier, il regarde calmement par-dessus l'épaule de celui qui vient de l'ouvrir comme s'il cherchait à sonder le couloir qui s'étale derrière le jeune homme.

— J'ai entendu dire que tu avais déménagé. La nouvelle s'était répandue sur l'île comme une trainée de poudre. L'ainé des Matkovic qui abandonne le cocon familial. Nizam mentirait s'il disait qu'il n'avait pas ressenti comme une forme de fierté en apprenant la chose.
Pourquoi donc ?
Rien ne le lie à Caspian. Rien ne les lie plus.

— Je passe pour m'assurer que tu n'aies besoin de rien. Ajoute-t-il avec un maigre sourire.

C'est tout. Comme le ferait un grand frère, un mentor ou un ami. Quand bien même cela fait des années qu'ils ne se sont pas parlés.
C'est très bizarre en fait. De se présenter comme ça sans prévenir en début de soirée. C'est très Nizam en somme. Être imprévisible là où tout le monde attend de lui qu'il rentre naturellement dans le rang, fasse comme les autres gens. Lui qui parait si strict, si rigoureux. Si attaché aux conventions. Qu'il laisse couler les relations d'antan. Mais non, Nizam est là. Nizam n'a rien laissé couler. Pas même l'eau sous les ponts.

Dans son coeur, nonobstant un silence vieux de plus dix ans, il y a toujours eu de la place pour Caspian. Bien avant son ex-femme, bien avant son fils. L'inverse est sûrement faux. Qu'importe. Il veut tout de même offrir ses fleurs. Le bouquet est ainsi tendu d'un geste raide, presque agressif. Mécanique. Il ne sait pas comment se faire doux.
Il ne sait pas demander pardon.

— Voilà de quoi décorer ton nouveau chez toi.

Et il attend. Qu'on le renvoie ou qu'on le fasse entrer. Il attend son jugement. Calmement, sans l'once d'une inquiétude.

Docile - peut-être même défait devant l'amertume du jeune homme, crocodile ploie la nuque et reste muet.
Oui sans doute aurait-il du venir des années plus tôt. Sans doute a-t-il été couard à se cacher derrière son travail, derrière sa foi, derrière sa famille disloquée et son emploi du temps trop chargé. Dans la crypte, personne ne lui fait de reproches. Dans la crypte c'est silencieux, même ses remords ne l'y suivent pas.

Et c'est drôle quand même parce que des deux, c'est lui qui a un sursaut lorsque le bouquet est brutalement saisi. Probablement qu'il ne s'attendait pas à ce que son offrande soit acceptée.

— Merci. Souffle-t-il avant de s'engouffrer dans le couloir.

Il reste un instant debout dans l'entrée, hésitant à retirer ses chaussures, le regard perdu sur les murs, sur les meubles où il cherche des bibelots, des photos, des indices sur le genre d'homme que Caspian est devenu. Ce n'est plus un petit garçon maintenant. Pourtant alors que son regard se pose sur son dos, il songe aux boucles d'or et au rire d'enfant d'avant.

— Vis-tu seul ? Qu'il demande en remarquant une paire de chaussures qui semble féminine. Une petite amie ? C'est bien. Quitter un foyer pour en former un autre c'est sain. Tu as l'air d'avoir trouvé un petit nid douillet. Un nid loin de son pater qu'il pense en s'asseyant dans le salon en face de son hôte, bien droit sur son fauteuil.

— Tu as toutes les raisons d'entretenir de la rancoeur à mon égard. Commence-t-il. Mais sache que celui qui est le plus en colère contre moi, hé bien se tient devant toi. Il n'y va pas par 4 chemins, son honneur le rend brut dans ses sentiments et la façon de les exprimer. Je ne viens pas demander ton pardon. Pas parce qu'il a trop de fierté mais parce qu'il ignore s'il en a seulement le droit. Juste t'adresser mes félicitations.

Et lui dire qu'il est fier.
Même avec des années de retard.

L'hostilité toute justifiée (et tranchante) de Caspian fuse à travers l'appartement et vient couvrir le parfum des fleurs. On adoucit pas des années de silence (d'abandon) gangrénées avec un simple bouquet. Ah si seulement... Mais Crocodile a trop de convictions pour avoir gardé assez de place pour les regrets. Mais il reconnait ses torts.

Toujours raide sur son fauteuil, il observe la pose de son interlocuteur qui feule sa colère les bras croisés et la poitrine gonflée. En position de défense. Ou de contre attaque. Comme un animal qui fait savoir qu'il n'est pas le bienvenu sur son territoire.
Mais qu'est-ce qu'un fennec contre un crocodile ? Ce fennec qu'il a connu tout petit, tout fragile avant même que les crocs n'aient bien poussé. Nizam ne bouge pas d'un cil, il laisse les mots de Caspian couler sur ses écailles sans broncher, prend même un instant pour les peser avec cet air de solennelle gravité qu'il ne quitte quasiment jamais. L'ancien mentor ne montre rien sous sa carapace. Il n'a plus l'habitude. Il pense que le moment n'est pas opportun. C'est trop tôt. Il a le sang froid là où celui de Caspian s'échauffe.

Qu'il était naïf de penser que ce vieux démon ne viendrait pas le poursuivre jusqu'ici.

Alors lentement, le fanatique lève le menton et articule de sa voix grave toujours bien mesurée :

— Tu es un homme à part entière désormais. Plus seulement l'ombre de ton père. Je trouve cela louable. Un drôle de constat. Le milicien n'a probablement pas besoin de sa validation. Je ne peux qu'espérer que la Milice te traitera mieux que moi. Elle ne le mérite pas.
Ses épaules s'affaissent un peu, un voile indéchiffrable tombe sur ses yeux. De l'amertume ?Un soupçon de fatigue se fait sentir à travers ses paroles : Souhaiterais-tu vraiment que je t'explique ce qu'il s'est passé 10 ans plus tôt ? Les articles de presse et les rapports d'enquête en ont pourtant parlé avec bien plus d'éloquence et de minutie que ma propre personne. Et lui que lui reste-t-il à dire ? Il a tiré la sonnette d'alarme et en a payé le prix. Les mots n'ont jamais eu aussi peu de valeur qu'il y a dix ans et pourtant ils ont coûté si cher.

Un soupir s'échappe de ses lèvres, sans lui laisser le temps de répondre, Nizam se relève brusquement et continue :

— Je suis navré, j'ai commis une erreur de jugement en venant te voir. Comment pourrait-il comprendre ? Et doit-il seulement comprendre ? Caspian est jeune, au début de sa carrière : le monde est encore à ses pieds. Nizam ne peut que lui souhaiter un avenir meilleur que le sien, un qui ne croise pas le sien. Il lui faudrait sans doute retourner dans les ombres.

Ceci dit... Caspian est un homme. Le choix lui appartient. Sortant une carte d'une de ses poches, Nizam la dépose sur un meuble et s'avance vers la sortie.

— Porte-toi bien Caspian, mes prières continueront de t'accompagner. Loin de moi l'intention de t'encombrer de mes insuffisances mais sache que si un jour tu souhaites ressortir cette vieille affaire, mon numéro est là. Il s'arrête sur le palier, pose une main sur la poignée et se retourne une dernière fois vers celui devant qui il bat retraite : Puisse Sainte Haklyone t'éclairer toi et les tiens.

La porte se referme derrière lui, emportant sa grande silhouette ternie et son sourire désolé. Tulipes blanches pour drapeau blanc.
Un autre jour peut-être...