Mai 2099
Assise sur les décombres d'un chantier auquel elle n'a pas participé activement, Tallulah joue avec les fils décousus de son blouson, les pieds tendus sur le ciment sec et les râles de
Marius entrecoupés par la musique de la radio ne poussent pas plus la jeune fille à venir l'aider.
C'est elle qui a insisté auprès de son père pour faire son stage ici, d'avoir les mains veinées à force de toucher le sol, l'échine courbée et les os saillants pour trancher les doigts qui cognent dans le dos comme une accolade amicale.
C'est alors vainement que les remontrances ne font qu'effleurer sa chair encore blafarde et abîmé sur le recoin de ses lippes, ecchymosée par dessus l'arcade lors d'une chute inopinée depuis une branche instable.
Marius part, c'est la pause déjeuner et Tallulah dans son petit bleu de travail et ses converses trouées, elle ramasse les cailloux devant le bâtiment modulaire, installé ici depuis maintenant des années, lieu de repos pour les employés.
Les petites roches blanches et poudreuses rebondissent sur le sol, s'éclatent dans les flaques de boue et la gamine finit par s'allonger, les jambes un peu plus étendues et les yeux qui s'aveuglent à essayer de regarder droit dans les rayons éblouissants du soleil.
Mais il faut se résoudre, les larmes montent et rapidement avec le bout des phalanges, Tallulah se débarrasse des gouttes indésirables. Dans son sac juste à côté d'elle, il y a des aiguilles à crochet et des pelotes, elle aimerait continuer la peluche qu'elle est actuellement en train de faire mais les hommes viendraient l'embêter, demander c'est quoi cette bestiole malgré les répétitions intempestives de cette dernière, si eux aussi ils peuvent en avoir pour les gosses et la famille, parce que découvrir des bêtes
imaginaires c'est chouette.
Alors parfois quand l'ennui se prolonge sur les chantiers, Tallulah trempe les doigts dans l'eau froide pour nettoyer le dessous des ongles noirs et des tâches de ciment sur le dos de la main puis elle entame les cadeaux. Pour
Marius, elle n'a rien prévu. Il a déjà parlé brièvement de sa fille,
Gustaveaussi, Tallulah parfois lorsqu'elle les regarde, elle se demande s'ils ne sont pas parents du même enfant, comme un couple caché, un truc qui veut pas se savoir, alors discrètement elle essaie de sortir les vers du nez de
Marius, mais la plupart du temps, c'est comme parler à un mur, en plus torché.
Un peu plus loin pourtant, il y a une petite ombre sous les roulettes des brouettes et des bétonnières qui attirent son attention. Un petit chat, elle pense. Alors le dos se courbe vers l'avant, les jambes se plient contre le torse et le bras se tend suivi de petits bruits approximatifs pour attirer la petite bête. Elle reconnaît d'ailleurs l'odeur, il doit s'agir de quelqu'un qu'elle a croisé, quoiqu'elle n'en soit pas sûr.
Minou, viens.. Allez. Tallulah se lève en souriant, les mèches qui dégringolent de sa coiffure défaite du travail, la sueur collée à l'arrière de la nuque lui fiche des frissons avec les rafales légères du vent qui cogne.