Ainsi les mâchoires du crocodile sont pleinement dépliées, comme un sordide piège à loups à la gueule entièrement ouverte. Il ne reste plus à attendre qu'on se jette dedans. Que le premier coup parte. Car en homme saint, en anima sage, ce ne sera pas Nizam qui jettera la première pierre.

Alors qu'est-ce qu'il fiche le petit rat ? Pourquoi reste-t-il immobile à le regarder ? Reptile et rongeur se toisent un instant. Chacun campe sur ses positions. Drôle de spectacle. Il est évident que l'un ne ferait qu'une bouchée de l'autre mais il n'y a pas de mouvements brusques, pas de giclées de sang. Ça la joue de façon très civilisée.
Le bras tombe.
Et la sentence tombe sans appel et sans pitié.

C'est un non. Une douche froide.
Pitoyable. Rat ne veut pas jouer. Pitoyable. On ne se roulera pas dans la boue avec lui, pas de poing donné, pas de coups qui volent ou de phalanges qui s'éclatent. Juste une phrase, acérée de mépris. Et puis c'est fini. KO par drapeau blanc.

Défaite ou victoire ? Nizam ignore. Nizam reste pantois. Il est triste qu'on ne joue pas à son petit jeu. Ses poings se resserrent alors, les bras déployés le long de son corps.

VLAM. La fenêtre s'ouvre dans un claquement qui n'est pas sans rappeler le son d'une gifle. Le minois de Madame fait son apparition, sourcils froncés. C'est elle qui siffle la fin du match. Égalité. Égalité vraiment ?

— Qu'est-ce que vous fichez les garçons ?

Les garçons. LES garçons. Elle en a plusieurs des garçons maintenant. Ce n'est plus seulement lui et Hamza. Il faut l'accepter. Que ce n'est qu'un petit garçon mécontent qu'on lui ait volé son jouet à la prochaine cour de récrée.

— Rien. Rien encore. On parlait juste. C'est tout.

Mais Madame n'est pas dupe. Elle observe un court instant les deux mâles et puis choisit stratégiquement de retirer ses pieds du plat. Les histoires d'ego masculins, ça ne l'intéresse pas. Elle a suffisamment assez donné comme ça.

— Tu dînes avec nous Nizam ? Demande-t-elle alors sur le plus désinvolte des tons, comme si c'était normal de rassembler à table son amant du passé et son amant du présent.
— Non merci. Je vais rentrer, j'ai du travail. Qu'il réplique aussitôt, ravalant une grimace parce que piqué à vif par l'invitation. Il n'y a que lui qui réalise que la situation est absurde ?

Et pour couronner le tout, la porte s'ouvre. Hamza, en pyjama, s'élance sur le gravier de l'allée principale :

— Tu dis même pas au revoir ? S'offusque le petit avant d'être soulevé et placé contre le torse de son pater.
— Bien sûr que si habibi. Souffle le crocodile en fourrant son museau dans la tignasse de son fils. Il jette un regard à Micheletto, embrasse son fils sur le front. Son fils à lui, à lui tout seul. Au revoir habibi. On se retrouve la semaine prochaine. Sois sage à l'école.
— Oui papa !
— Et sois gentil avec notre... invité. Madame souffle par les narines, Hamza acquiesce et puis rentre sous l'appel de sa génitrice qui lui fait remarquer qu'il est pied nu dehors alors qu'il vient de se laver.

L'écho de leurs voix résonne entre les oreilles de Nizam dont l'attention est à nouveau entièrement concentrée sur le rat. C'est à lui qu'il s'adresse pour la dernière fois :

— Bon appétit.

Une faveur qu'il consent à lui accorder. Comme le dernier repas du condamné.

Car la partie (de chasse ou d'échecs) est loin d'être terminée...