Comment avais-tu fait pour te retrouver dans cette situation, Auxence ? La journée avait commencé normalement, pourtant. Tu avais fait ton taff et tu étais rentré chez toi crevé de ta tournée en vélo. Même si tu aimais passer du temps sur ton deux-roues, c'était quand même bien moins fun de devoir distribuer le courrier et les colis, plutôt que de juste foncer à vive allure pour expérimenter l'adrénaline de la vitesse. Puis c'était plus fatiguant aussi. C'est pour ça qu'à peine rentré chez toi, tu avais pris une bonne douche chaude avant de te poser dans ton canapé avec une bière. Après l'effort, le réconfort comme on dit. Toujours est-il que tu avais à peine pu décapsuler ta bouteille qu'on vint toquer à ta porte. C'était pas possible, tu ne pouvais pas être tranquille une soirée dans ta vie ? C'était qui encore ? Un voisin qui se plaignait du volume de ta musique ? Thaïs qui voulait mener une autre enquête palpitante et qui avait besoin d'un "assistant" ? Basil qui cherchait quelqu'un pour faire la fête jusqu'au bout de la nuit ?

- J'arrive !

Franchement, vu l'isolation phonique de l'immeuble, tu te doutais que l'intrus toquant à ta porte t'avait entendu. Tu avais à peine poussé sur ta voix. Certaines des lettres que tu livrais étaient même plus épaisses que les murs de ton appartement, tu en étais presque sûr. Toujours est-il que tu grognas en te levant de ton canapé, posant ta bière sur la palette qui te servait de table basse pour aller ouvrir. Et c'est quand tu poussas la porte, Auxence, que tu sus que ta soirée allait vraiment partir en couille.

Parce que derrière, ce n'était ni les voisins, ni Thaïs, ni Basil, ni même aucun de tes potes. C'était Wendy, une gamine du quartier. Tu l'avais déjà laissée crécher quelques fois chez toi, vu que tu savais que ça ne se passait vraiment très mal avec ses parents. Enfin, tu ne connaissais pas les détails, mais quand on laissait une gamine de 15 ans se balader seule la nuit à Brise-Cœur, c'est qu'il y avait anguille sous roche. Ou alors, qu'on tient pas à retrouver sa fille vivante. Toujours est-il que toi, vu que tu avais plus de coeur que ses parents, t'essayais de la dépanner quand elle était dans le besoin. Ça ne te tuait pas de laisser un coin de canapé à la gamine et de lui faire une assiette de pâtes, tant que ça ne devenait pas une habitude pour elle. T'étais pas Crésus non plus.

Mais bon, même si tu étais habitué à voir Wendy débouler chez toi à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, tu l'étais bien moins à la voir débouler avec un "cadeau" pour toi. Bordel, c'était bien un lapin mort qu'elle tenait dans sa main ? Où avait-elle eu ça ? Et elle comptait en faire quoi ? C'était pas les anima chats qui étaient connus pour ramener des animaux morts à leurs proches ? Et la gamine n'était pas un félin aux dernières nouvelles ?

Putain de merde, c'est quoi ce truc encore ?

Ta stupéfaction laissa le temps à la jeune fille de rentrer chez toi avec sa viande, comme si elle était chez elle. Franchement, si elle n'avait pas ce lapin mort entre ses mains, tu serais retourné sur ton canapé comme si de rien n'était à siroter ta bière. Mais là, tu avais besoin d'explications. Tu refermas donc ta porte d'entrée, pour aviser de ce qu'allait faire la petiote avec son repas dans ta cuisine. Enfin, vu la taille de ton studio, il serait plus juste de dire kitchenette.

Si tu avais su que laisser crécher la petiote chez toi finirait par te mettre dans cette situation, tu y aurais peut-être réfléchi à deux fois Auxence. Au diable ta gentillesse, tu aurais dû la laisser dehors la soirée de votre première rencontre, ça t'aurait évité d'avoir un lapin mort sur ton plan de travail. Ce n'est pas comme si tu étais végétarien, tu mangeais de la viande en petite quantité. Mais entre un steak haché et un lapin entier pas encore dépecé, il y avait un cap que tu n'étais pas sûr d'être capable de franchir. C'était un peu trop sanglant pour toi, mais ça n'avait pas l'air de déranger la gamine qui s'affairait dans ta cuisine. Le contraste entre sa joie enfantine et l'animal mort qu'elle venait de te rapporter était un peu glaçant. Elle avait l'air de prendre ça pour un jeu, elle était fière et heureuse d'être une chasseuse. Clairement pas normal pour une fillette de 15 ans, à ton avis, surtout avec un anima pie. Mais qui étais-tu pour juger, finalement ? De toute façon, tu n'eus pas vraiment le temps de le faire vu qu'elle t'assoma d'une avalanche de paroles et de questions. Il te fallut te concentrer un peu, Auxence, pour essayer de capter toutes les informations qu'elle te donnait et lui répondre au mieux.

- Houla, t'es en forme ce soir Wendy. C'est qui ce Mortimer et pourquoi il t'apprend à chasser ? C'est pas un peu bizarre ?

Toi, tu étais clairement moins en forme qu'elle après ta journée de travail, mais maintenant que la tornade était dans ton appartement, tu n'avais plus qu'à subir et à attendre que le calme revienne après la tempête. Puis même si tu ronchonnais, tu aimais bien avoir de la vie autour de toi, même les soirs où tu étais raplapla. Ça rechargeait un peu tes batteries, d'être auprès de personnes survoltées. C'est comme si tu leur piquais un peu d'énergie pour réussir à les suivre. Tu blêmis un peu, par contre, quand elle te demanda si tu voulais apprendre à retirer la peau du petit animal mort. Euh… C'était un peu trop pour toi, ça.

- Tu sais quoi, je te laisse faire pour la peau et tout, moi je vais chercher des recettes sur internet. On adaptera mais je sais pas du tout comment faut faire cuire ce truc. Mais je vais en chercher une avec du chocolat, c'est grave une bonne idée. C'est le secret des grands cuistots, de mettre du chocolat noir dans leurs viandes en sauce. Bon, pas sûr qu'on ait le temps de faire mijoter le lapin ce soir, mais je trouverai une alternative. Et voyons déjà si on arrive à cuisiner le premier, avant que tu m'en ramènes plein d'autres. Je mange pas beaucoup de viande moi, tu sais.

Tu te reposas donc sur ton canapé, pour tourner le dos à la gamine et surtout à ta cuisine qui allait sûrement devenir une vraie boucherie. Tu n'étais pas prêt pour ça. Rien que le petit bruit des os craquants derrière toi te faisait froid dans le dos. Tu scrollais donc sur ton téléphone, cherchant une recette et reprenant ta bière.

- Tu peux poser ton sac et ta veste, hein. Tu payeras pas plus cher. Et si tu salis ma cuisine, t'as intérêt à la nettoyer avant de partir.

Tu l'entendais fouiner dans tes placards, tu savais déjà que ça allait être un carnage. Tu essayas de ne pas rebondir quand elle te parlait d'armes, parce que ça te faisait un peu flipper, il fallait bien se l'avouer. C'est vrai que savoir chasser c'est pratique quand on est perdu dans la forêt et qu'il faut trouver de la nourriture. Mais pourquoi avait-elle besoin de savoir utiliser une arme en ville ? Wendy n'était même pas majeure en plus !

- Peut-être qu'on peut mélanger le chocolat noir avec de l'orange. Y'a plein de gens qui mettent de l'orange pour cuisiner de la viande. Genre pour du canard. Bon, j'ai que du jus, mais je suis sûr qu'on pourra faire un truc avec. T'en dis quoi ?

C'est vrai ça, "pourquoi pas" ? La gamine avait raison, pourquoi cela aurait été bizarre qu'elle apprenne à chasser ? Ça te choquait toi, petit citadin mangeant principalement sans viande, mais il est vrai que pour un anima ayant des habitudes alimentaires plus carnées, ce n'était pas déconnant d'apprendre à chasser. C'était pas donné, de bouffer de la barbaque, alors pour une petiote comme elle, qui passait la plupart de son temps à traîner dans les rues de Brise-Coeur, ça devait franchement être impossible d'en manger de bonne qualité. Alors c'était pas déconnant d'apprendre à chasser son steak soi-même, même si au premier abord ça te paraissait totalement farfelu. Tu devais sûrement ne pas avoir le coeur assez bien accroché pour ça, Auxence. Dépecer un petit animal, c'était déjà trop pour toi. Alors le traquer et mettre fin à ses jours, n'en parlonspas…

Ce qui t'avait quand même aussi dérangé en voyant la petite te ramener sa proie, c'était que dans tes souvenirs, une pie ça ne mangeait pas aussi carné. Enfin, t'y connaissais rien en pie, mais tu pensais que la gamine bouffait comme toi. C'était si différent d'un ara macao, un pie bavarde ? Tu pensais qu'elle mangeait un peu de protéines animales de temps en temps, mais qu'elle n'avait pas d'appétence pour de la viande particulièrement rouge. C'était plutôt un truc de gros prédateurs ça, non ? Genre de loup, de lion ou même de chat ? Enfin, tu n'allais pas dicter à la gamine comment manger ou même quoi faire de sa vie. Ça ne te regardait pas. T'étais ni son père, ni son frère, ni quelqu'un ayant une quelconque autorité sur elle. Étais-tu même un ami pour elle ? Tu ne savais même pas si on pouvait qualifier comme cela votre relation. Tu n'étais qu'un oiseau qui prêtait son nid aux gens qui en avaient besoin. Ton chez toi était déjà un vrai moulin, de toute façon. Alors autant qu'ils servent aux personnes perdues ne sachant pas où trouver refuge. Un endroit en sécurité, où tu leur prêtais une oreille attentive s'ils le désiraient, et surtout qui leur permettait de reprendre des forces avant de s'envoler de nouveau.

Mais même si tu ne voulais pas dicter à Wendy sa conduite, tu voulais quand même essayer de la comprendre. Peut-être qu'elle ne tournerait pas mal, si tu arrivais à décoder son chemin de pensée, si tu l'écoutais vraiment. Si elle ne se sentait pas seule dans ce monde d'adultes qui oubliait trop souvent les enfants. À vrai dire, c'était une de tes peurs concernant la gamine, qu'elle se retrouve dans la merde un jour parce qu'elle n'avait trouvé personne sur qui compter. Vu les rumeurs que tu avais entendu sur ses parents, tu te doutais que la petiote n'aurait pas d'endroit où retourner plus tard, en cas de pépin. Alors elle devait réussir à se forger des amitiés solides pour remplacer la stabilité que devait offrir un cocon familial… Et ça t'avait l'air mal parti vu son profil.

Même toi, qui avais pourtant une base moins bancale que Wendy, tu flirtais parfois avec l'illégalité en acceptant des livraisons hors de ta tournée. Tu savais faire ton travail rapidement et ne pas poser de question. Ça t'aidait à boucler les fins de mois sans trop t'impliquer. Il y avait même eu une période de ta vie où tu avais eu un sugar daddy… Alors si quelqu'un comme toi arrivais à accepter des petits jobs comme ça, tant que ça n'entrait pas en conflit avec tes valeurs, que ferait Wendy pour vivre plus tard alors qu'elle avait grandi dans un monde moralement plus sombre que le tien ?

- Pourquoi il n'y aurait plus d'adultes ? Enfin, c'est cool s'il t'offre un chocolat chaud et qu'il te comprend. Même si je ne suis pas très à l'aise avec le fait de chasser, ça a l'air de te plaire à toi.

Des fois, Wendy disait des choses que tu ne comprenais pas. Tu avais l'impression qu'elle était dans un autre monde. C'était ça le choc des générations ? Tu n'étais pas si vieux pourtant, non ? En tout cas, tu allais peut-être devoir te renseigner un peu sur ce Mortimer. Si tu te fiais juste aux mots de Wendy, il avait l'air d'un gars bien. Mais pouvait-on vraiment croire sur parole quelqu'un qui décrivait un de ses amis ? Le jugement de la petiote était peut-être biaisé. Et tu ne comprenais pas non plus en quoi le choix d'avoir des enfants ou non de ce Mortimer concernait la gamine. Trop de mystère à élucider pour toi, là, tu aurais sûrement besoin de l'aide de Thaïs… Et surtout de temps pour te consacrer à tout ça. Enfin, pour l'instant, vous aviez une recette à réaliser tous les deux. Chaque chose en son temps.

- Bah c'est pas grave si le chocolat et le jus d'orange se mélangent, non ? Le but quand on fait un plat, c'est que les saveurs se combinent, donc il faut même plutôt que ça se mélange.

Tu n'as pas le temps de réagir que les doigts de Wendy cliquent partout sur ton téléphone, passant d'une recette à une autre… Tu lui laisses donc la possession de l'objet, pour aller chercher dans tes placards si tu avais encore du papier aluminium.

- Ouais, je crois que ça marche aussi avec la viande, la papillote. Et j'ai jamais mangé de canard à l'orange, j'ai juste vu la recette à la télévision une fois. Par contre, j'ai pas de noix de coco râpée, ça coûte trop cher, je suis pas Crésus hein.

Tu commenças donc à sortir une casserole, un économe et quelques légumes de ton frigo. Bon, tes carottes faisaient une sale gueule, mais ça passerait pour votre repas de ce soir.

- T'arriverais à m'éplucher et me couper les carottes et les oignons ? Pendant que tu fais ça, je fais genre revenir les morceaux de lapin dans ma casserole. Ensuite, je fais revenir les légumes, je mets un peu de farine puis je déglace au jus d'orange pour faire une sauce. Après, on mettra tout dans les papillotes et on mettra un morceau de chocolat noir dessus. Je pense que ça va faire un giga bon repas. T'en dis quoi ?

Tu pourrais peut-être rajouter du riz ou un truc du genre, pour que ça soit plus équilibré. Mais vu la quantité de lapin que vous aviez à manger, tant pis pour les féculents. Tu n'étais pas sur d'avoir assez faim pour manger ça en plus du lapin.

- Comment ça vous allez arrêter de grandir ? Euh… Tu veux pas tout m’expliquer depuis le début ? Je crois que j’ai pas reçu le mémo.

Wendy était une véritable énigme sur pattes pour toi. Tu la voyais comme une gamine perdue, mais souvent c’était toi qui étais totalement perdu quand tu parlais avec elle. À vrai dire, certaines de ses paroles te faisaient un peu flipper des fois. Est-ce que par adulte, elle parlait d’obligations et de responsabilités, ou voulait-elle vraiment un monde sans adultes ? Et est-ce qu’elle s’était mis ça toute seule en tête ou est-ce que quelqu'un lui avait soufflé l’idée ? Elle avait l’air influençable, la petiote, c’est d’ailleurs pour cela que tu l’avais pris sous ton aile. Vu son profil, tu avais peur qu’elle termine dans la fosse dès le jour de sa majorité. Ou dans n’importe quel autre plan merdique. Mais pour en revenir à l’idée d’un monde sans adulte, même toi tu trouvais cela impossible. Tout le monde grandissait un jour, à ton grand regret.

- Ouais mais le chocolat c’est mon petit plaisir, contrairement à la noix de coco. Je peux m’en prendre les mois où l’appartement décide de ne pas tomber en ruines. Tu verras quand tu auras un loyer à payer, faudra choisir entre le chocolat et la noix de coco.

Ou alors, il fallait avoir des amis mieux lotis que toi, chez qui tu pouvais aller manger des trucs à la noix de coco. Toi, tu avais Thaïs, chez qui tu pouvais aller dévorer tout et n’importe quoi, surtout quand elle revenait de chez ses parents. Tu aurais clairement de grosses carences en fruits et légumes si tu n’allais pas aider la belette à finir les dizaines de tupperware donnés par ses pères à chaque fois qu’elle allait passer du temps chez eux.

Un sourire fleurit sur tes lèvres quand tu vis la gamine accepter la mission que tu lui avais confiée avec entrain. Elle avait plus d’énergie que toi, c’était dire ! Tu la regardas quelques secondes combattre le vide avec son économe, avant de t’attaquer à la préparation de la viande pour votre repas. Tu recoupas un peu les morceaux pour qu’ils soient plus petits, avant de les faire revenir dans un petit peu de matière grasse. Tu voulais surtout que les morceaux aient une jolie couleur dorée, vu que la vraie cuisson se ferait au four.

- Oui, j’ai juste du poivre en épices chez moi, mais il y en a des centaines. Cumin, curcuma, paprika, safran, curry… Enfin, je les connais pas toutes, mais j’en ai déjà mangé dans certains plats.

Tu ris quand elle se perdit dans le fil de sa conversation, sa bonne humeur était communicative. Ca te faisait du bien finalement de préparer le repas de ce soir avec quelqu'un. Toi qui étais tout raplapla à son arrivée, tu avais envie maintenant de passer la soirée à papoter et faire la fête.

- Tu parlais du fait que tes amis allaient tous être jaloux de ton repas et que tu aimais bien manger avec moi. Tu sais, je suis pas Crésus, mais tu peux manger plus souvent ici, si tu veux. Si t’apporte un ingrédient de temps en temps et que tu as envie de papoter un peu avec un adulte comme moi, ma porte est ouverte. Puis j’aime pas trop manger tout seul.

Est-ce que tu mentais, Auxence ? Un peu. Tu t’en fichais en réalité de manger seul, mais… Tu ne voulais pas que la gamine fuit en pensant que tu la prenais en pitié. En vérité, tu t’inquiétais un peu pour elle et tu voulais qu’elle n’hésite pas à venir te chercher en cas de pépin. Tu souhaitais qu’elle se sente à l’aise et en sécurité chez toi, parce que le reste du quartier Brise-Cœur n’était clairement pas sans danger.